Roland se précipita. Premiers gestes de secours. Massage cardiaque. Maintenir le flux vital.

A l'arrêt en station, tout en continuant ses gestes de survie, il demanda que l'on tire le signal d'alarme. Puis tout alla très vite, les secours arrivèrent et prirent le relais. Le soir même, le gamin était hors de danger à l'hôpital. Overdose. Le coeur qui flanche. Et ce sont les gestes de premier secours délivrés par Roland qui l'avaient sauvé.

Roland dormit mal cette nuit-là : l'émotion, le stress accumulés durant la journée coulaient encore à flot dans ses terminaisons nerveuses. Et puis il y avait ce vague souvenir, obsédant.

Il s'était lui aussi, trouvé dans la situation du jeune homme, quand il avait à peu près le même âge. L'âge du jeu avec le feu, l'âge des interdits bravés, des expériences suicidaires. Il se souvenait de ce vague copain de copain, plus grand que lui, de sa proposition, de la seringue et du feu dans ses veines. Et puis, plus rien, le noir.

Le reste, on le lui avait raconté. Que les copains en question, prenant peur, l'avaient vraisemblablement amené, à demi-inconscient, jusqu'au métro pour qu'il rentre chez lui. Qu'un contrôleur l'avait sauvé dans une rame alors qu'il s'était effondré. L'hôpital. Jusqu'au retour de la conscience.

Roland, les yeux ouverts dans son lit, se disait que le destin mettait beaucoup d'ironie à reproduire les mêmes schémas, avec un tel soin du détail. Il avait été sauvé, gamin, par un contrôleur et, vingt ans plus tard, devenu lui-même contrôleur, il sauvait un gamin. Un gamin qui ressemblait étrangement à son fils, d'ailleurs... ou à lui-même au même âge. Etrange sensation.

Le sommeil vint enfin, court et agité.

Le lendemain, en arrivant à son poste, Roland s'attendait à recevoir les félicitations de ses collègues. Mais aucun mot sur le sauvetage de la veille. Rien.

Roland, au bout de cinq minutes, n'y tint plus.

- Au fait, on a reçu des nouvelles du gamin d'hier ?
- Le gamin ? Quel gamin ?
- Bin, celui qui a fait un malaise dans la rame que je contrôlais, hier.
- Hier ? Mais je n'en ai pas entendu parler ! Et puis t'étais de repos, hier !
- Non, c'était avant-hier que j'étais de repos !
- Mon pauvre Roland, t'en aurais pourtant besoin de repos : regarde le tableau de service, c'est hier que t'étais de repos, et je n'ai pas entendu parler d'un gamin malade sur la ligne...

Roland se sentait étrangement mal. Comme passé de l'autre côté du miroir. La date, le tableau, les collègues, tout penchait pour lui faire croire que la journée de la veille n'avait pas existé ailleurs que dans son imagination. Une journée dont le moindre détail était pourtant gravé dans sa mémoire. Oui, du repos, il lui fallait sûrement du repos pour remettre de l'ordre dans sa tête bouleversée.

La journée se passa comme dans un mauvais rêve. Il avait appelé l'hôpital durant sa pause méridienne, et il n'y avait aucune trace d'un jeune homme qui aurait été amené en urgence la veille pour overdose dans le métro. Il se sentait de plus en plus perdu. Etait-ce le traumatisme de sa propre overdose, vingt ans plus tôt, qui était revenu le hanter ainsi ? Et plus il y repensait, plus il avait le sentiment d'une brume épaisse entrecoupée de flash. L'impression de distinguer une forme, une silhouette, un visage, dont les contours auraient été soigneusement floutés.

Le malaise le rongea jusqu'au soir, dans son lit, où il s'apprêtait à passer une mauvaise nuit.

Avait-il donc rêvé cette journée d'hier ? Tout en lui se refusait à l'admettre : il discernait encore dans sa tête les traits hagards du jeune homme, ces traits presque familiers, ses yeux ouverts sur le vide, qui ne voyaient rien, ou alors ne captaient que quelques couleurs, quelques détails qui resteraient peut-être dans son subconscient.

Tout comme lui. Puisqu'il lui revenait, du fond des années, des impressions étranges, des sentiments de vécu passif et imprécis de sa propre overdose. La forme, le visage se précisaient dans sa mémoire. Il croyait distinguer l'uniforme du contrôleur qui l'avait sauvé, sorti de l'abysse dans lequel il s'était enfoncé vingt ans plus tôt. Mais le brouillard de la drogue overdosée s'épaississait de nouveau, et tout lui échappait.

Il sombra dans un demi-sommeil. Rythmé du bruit des rames qui roulaient dans sa tête. Celle d'hier. Qui ressemblait tant à celle d'il y a vingt ans. Avec ce sol qui lui sautait soudain au visage, ces cris autours de lui, ce visage qui se penchait sur lui, ce visage aux traits étrangement familiers. Qui ressemblait à celui de son père... ou alors...

Roland émergea en sursaut de son demi-sommeil. Le brouillard s'était dégagé brutalement. Il venait de voir distinctement le visage de l'homme qui lui avait sauvé la vie vingt ans plus tôt. Ce contrôleur qui l'avait maintenu en vie en attendant les secours. Cet homme qui ressemblait un peu à son père. Cet homme qui avait surtout trait pour trait son propre visage.

Il sentait une peur sourde et panique l'envahir. La digue des souvenirs refoulés s'était rompue.

Cet homme qu'il avait voulu, deux mois après son overdose, aller remercier, accompagné de ses parents. Cet homme dont on lui apprit qu'il était hélas mort d'un infarctus dans son sommeil le lendemain du jour où il l'avait sauvé.

Roland se redressa, couvert d'une froide sueur, dans son lit.

La douleur lui déchira brutalement la poitrine.