- Mais... ? Meeeerde, qu'est-ce qui s'est passé ? L'ordi a rebooté tout seul ? Putain, j'avais pas sauvegardé mon fichier, une demi-heure de boulot foutue en l'air ! Merde et merde et merde !

Simon Dubouillon éprouva un vif plaisir en constatant que son simple petit geste avait tourneboulé son collègue, qui ne décoléra plus de la journée.

En bon faux-cul qu'il était, il prit même un malin plaisir à compatir, à assurer que ce n'était vraiment pas de chance et que, vraiment, il le plaignait. Et évidemment, jamais son collègue n'aurait imaginé qu'il s'agissait là du premier forfait de Simon Dubouillon.

Les petites vengeances personnelles ont ceci de commun avec les cacahouètes : une fois qu'on a commencé à y goûter, il est difficile de s'arrêter. Il ne s'en tint donc pas là et, à partir de ce jour, il multiplia les actes de sabotages, goûtant à chaque fois en toute impunité au plaisir inouï des mines atterrées ou furieuses de ses collègues et supérieurs hiérarchiques.

Il joua d'abord beaucoup avec les ordinateurs en l'absence de leurs propriétaires. Un document resté ouvert sur un poste et personne alentours ? Hop, il tapait une grossièreté au beau milieu du texte et repositionnait le curseur de la souris en fin de page. Une feuille de calcul ouverte ? Hop, il changeait un chiffre au hasard, savourant par avance les cheveux arrachés à venir.

Puis il diversifia un peu ses plaisirs. Il sabota quelques téléphones, débranchant un poste par-ci, faisant des noeuds dans des fils par-là. Il tartina même, un matin où il était arrivé avant tout le monde, un combiné d'une fine couche de livarot.

Il s'occupa aussi du photocopieur, commençant modestement : il glissa aléatoirement quelques feuilles de papier coloré au milieu du bac d'alimentation, imaginant l'irritation de celui qui découvrirait une page rose ou jaune au milieu de cinquante pages agrafées.

Mais la chose n'était pas assez drôle et jouissive à son goût. Il la perfectionna donc en imprimant quelques messages sur des feuilles blanches et en les glissant également au milieu des feuilles du bac d'alimentation. Ainsi, des mentions telles que "Brouillon", "A refaire", "Anarchie vaincra" ou "Spécimen, document sans valeur" apparurent de temps à autre en surimpression sur les photocopies du service, provoquant crises et angoisses chez la gent secrétaire. Et bien sûr, Simon Dubouillon était le premier à rager avec les autres, à dire à qui voulait l'entendre que ce n'était dieu pas possible, toutes ces malversations.

Il s'amusa également un jour à griffonner un faux brouillon décrivant un prétendu plan de restructuration de l'entreprise et le laissa traîner, comme s'il avait été malencontreusement oublié, sur la vitre du photocopieur. Evidemment, cela provoqua un certain émoi parmi le personnel, que la direction, malgré de nombreux démentis, eut du mal à calmer.

Et puis, l'appétit venant en mangeant, constatant que nul ne le soupçonnait et prenant un plaisir croissant à la chose, Simon Dubouillon se lâcha de plus en plus et franchit un palier de plus dans l'ignominie.

Un matin, il déféqua sciemment par terre dans les toilettes et planta un stylo au sommet de son oeuvre. Un autre jour, il ramassa une crotte de chien dans la rue avec du papier journal et la glissa dans le tiroir d'un collègue.

Et puis, de plus en plus grisé par l'ambiance délétère qu'il avait réussi à faire régner dans le service, il décida de revenir à ses premières amours : le sabotage informatique. Un matin, tôt, il urina aux toilettes dans un gobelet puis alla discrètement en déverser le contenu sur le clavier d'un ordinateur. Qui n'apprécia pas vraiment cet apport liquide, pas plus que l'utilisateur de l'ordinateur découvrant cela une demi-heure plus tard.

La chose plut énormément à Simon Dubouillon. Il voulut recommencer le lendemain. Son gobelet d'urine à la main, il alla dans le bureau inoccupé de son supérieur hiérarchique et s'apprêtait à le déverser sur le clavier quand une voix derrière lui le fit sursauter jusqu'au plafond.

- Ah, Simon, t'es arrivé tôt toi aussi ? T'as bien fait ! Je suppose que tu venais me voir pour qu'on valide ensemble le bilan du dernier trimestre ?
- Heu... oui, oui, c'est ça...

Simon Dubouillon avait murmuré sa réponse dans une exhalaison de terreur panique.

- Eh bien, on va s'y mettre, c'est pour ça que je suis venu tôt moi aussi, les grands esprits se rencontrent ! Tu prends un café ? Ah, non, je vois que t'en as déjà un à la main !
- Heu... ou...oui !
- Tiens, c'est un thé ? Depuis quand tu bois du thé, toi ? C'est nouveau ?
- Heu... bin... heu... c'est mon médecin qui... qui m'a conseillé... et... heu...
- Bon, de toute façon, tu bois ce que tu veux ! Je m'en tape ! Assieds-toi donc, on s'y met de suite !

En proie à l'anxiété folle d'être découvert, Simon Dubouillon prit donc place en face de son chef, essayant juste de poser son gobelet sur le bureau le plus loin possible des narines de celui-ci pour qu'il n'en détecte pas les vagues effluves.

Penché sur les bilans comptables, il avait toutes les peines du monde à ne pas penser à ce gobelet d'urine posé là, à un mètre à peine de lui et de son supérieur hiérarchique.

- Bon, voilà une première chose de faite... Passons aux bilans des filiales maintenant ! Attends, je vais pousser un peu les dossiers pour faire de la place... Oups, j'ai failli faire tomber ton thé... Tu le bois pas ? Si tu le laisses comme ça sur le bureau, il va finir par arriver une catastrophe ! Je n'ai pas envie de voir tous les éléments comptables du trimestre imbibés de thé !
- Heu... c'est que... c'est... c'est un peu chaud !
- A ce point ? Ça fait trois quart d'heures qu'il refroidit, ton thé !
- Heu... oui... heu...

Simon Dubouillon ne savait plus que faire. Tétanisé. Le rat pris au piège. Il soupesa, sur la balance de sa panique, le choix qui s'ouvrait à lui : être démasqué, pointé du doigt, licencié, couvert de honte... ou alors...

Il choisit "ou alors...". Essayant profondément de penser à autre chose, retenant sa respiration, il porta le gobelet à sa bouche et avala une gorgée de sa propre urine.

Une terrible aigreur envahit son palais et lui donna un haut-le-coeur qu'il eut toutes les peines à dissimuler. Son chef était heureusement penché sur ses dossiers et n'avait rien remarqué. Il reposa son gobelet sur le bureau.

Mais un quart d'heure plus tard, à son plus grand désarroi, le gobelet revint au centre de la discussion.

- Bon, Simon, tu veux vraiment pas le finir, ton thé ? Non, sérieusement, j'aime pas voir un gobelet presque plein traîner à côté de toutes les pièces comptables...

Il sut que ce coup-ci, il ne pouvait plus reculer. Socrate et sa ciguë, ce n'était rien comparé à Simon Dubouillon et son gobelet d'urine. Il prit une dernière fois sa respiration, plus pâle qu'un vampire albinos chlorotique et puis il se lança. Avala. Cul sec.

Une horreur. Il eut à peine le temps de savourer la vision du gobelet vide. Un terrible haut-le-coeur le souleva littéralement de son siège et il retomba à genoux, plié en deux, dans les éclats jaillissants de vomissures.

Le geste de Simon Dubouillon ne fut pas vain, puisque tout le monde, son chef y compris, mit cela sur le compte d'une sale gastro-entérite. Il ne fut donc ni démasqué, ni a fortiori licencié.

Néanmoins, cet épisode lui fit prendre conscience du danger terrible qu'il y a à jouer les vengeurs masqués. Il mit donc fin à jamais à ses actes de sabotage.

Il se contenta juste, de temps à autre, de voler un stylo par-ci ou une gomme par-là à ses collègues.

Des forfaits insignifiants à l'image du personnage falot qu'il était.

Il faut savoir se contenter de vengeances à la mesure de ses moyens.