Au triple trot, sans daigner jeter un regard au menu du jour, le sempiternel foin de regain, elles le piétinent avec mépris, au contraire. Elles auront tout l'après-midi pour se mordre les onglons de leur vandalisme, mais, pour l'heure, le but de chacune est simple : avaler tout rond, avant les copines, le maximum de glands tombés pendant la nuit. On verra plus tard pour la digestion.

L'Aziza, ligne dorsale noire, tache blanche, est en tête ! Aucune surprise là-dessous : c'est la cheftaine . La hiérarchie ordinale d'un troupeau est certes muable, il y a quelques places à gratter à coups d'esbrouffe, mais vous le théoriserez aisément, l'on ne peut perdre en combats délétères systématiques un temps précieux consacré aux repas..?

L'Aziza lance ses cornes alternativement à droite et à gauche afin de dissuader les candidates mollement doubleuses de tout héroïsme intempestif. Son bluff, crédibilisé par de longs mois de supériorité physique incontestée, lui fait gagner quelques foulées et lui permet de mettre les points sur les I de sa victoire : première, elle atteint l'ombre des chênes verts et entreprend, sans souci pour sa ligne, de se gaver de féculents.

Avoir la panse bien pleine est une condition nécessaire mais non suffisante au bonheur d'une chèvre. Pour que sa félicité soit parfaite, elle a aussi besoin d'affamer ses semblables. L'Aziza s'y emploie avec constance. Elle se restaure tout en quadrillant le sous-bois de ses déplacements qui ne doivent rien au hasard. Elle cherche le contact et les gêneuses, sans insister outre mesure, vont se passer les nerfs sur une autre, de casting inférieur, et cette aimable cascade vengeresse se termine sur le dos de la vieille Sonia, le plus fragile maillon de la chaîne. Cette société de classes, avec ses niveaux quasiment gravés dans l’airain, est codifiée comme celle des hindous, mais chez les caprins, il y a autant de castes que d’individus . Il faut faire la queue pour accéder à la cantine. Et l’ordre y est rigoureusement, régulièrement le même. Origan sait qu’elle est derrière Aziza mais devant Aïcha. Chaque individu du troupeau a ce genre de certitudes et dépense beaucoup d’énergie en tachant de rendre cette hiérarchie pérenne ou en essayant d’y évoluer vers le haut. Sur ce point, les humains n’ont rien inventé et les bêtes ne sont pas plus raisonnables qu’eux.

Par exemple, nous sommes en été, la végétation est grillée et je suis obligé de les nourrir au foin. Connaissant leur sale caractère, j’éloigne au maximum les uns des autres les tapous de foin (quand on coupe les ficelles, la botte de foin se sépare naturellement en plusieurs « tapous » ou « tranches ») par terre. Hé ben malgré ça, le repas ressemble plus à une partie de chaises musicales qu’à un moment de calme convivialité. L’Aziza commence à croûter les meilleurs morceaux, à savoir : les bourgeons floraux, les graines, les feuilles les plus fines et bien sûr les meilleures plantes. Le trèfle est délicieux et en plus, toutes les 4 feuilles, il augmente ton capital chance ! Mais elle s’aperçoit soudain que les autres MANGENT aussi ! Elle veut bien être brave, mais ça, NON, elle ne peut pas le supporter…TA TA TAN, c’est moi que v’là et si ya une chose que j’aime pas, c’est bien qu’on mange dans mon dos ! Zim Zoum, 2 coups de corne, et je te prend ta place, et je goutte si ton tapou est plus goutteux que le mien. Et je fais pareil avec toutes les chèvres et tous les tapous. Et si je trouve un tapou avec un bouquet vraiment incomparable, je me l’annexe, je me le déguste, mais sans préjudice d’aller foutre la merde chez les autres de temps en temps. Au propre comme au figuré. Je soulève avec une corne pour voir s’il n’y aurait pas une friandise cachée dessous, je gratte avec la patte, je touille bien et s’il n’y a rien d’assez « classe » pour moi, je lâche là-dessus une bonne rafale de ces crottes qui ressemblent si fort aux petites olives noires de Nice et qui sont l’expression de mon plus profond mépris. Cela m’évitera la charge de surveiller ce tapou et les autres seront bien obligées d’y porter la dent si elles veulent avoir quelque chose à s’y mettre dessous… Vous aurez compris tout seuls que la deuxième fait de même envers sa subalterne, la troisième itou et que la dernière des dernières, c’est…, c’est… ? Sonia, oui ! Yen a un qui suit, c’est pas beaucoup…

Sonia qui respire la mauvaise santé, qui a compris qu’il valait mieux laisser passer le coup de bourre du premier service à la cantine, qu’elle n’avait à y gagner qu’humiliation ou pire : éventration ou éborgnage . Elle grignote donc ce qu’on lui laisse, mais avec ses mauvaises dents, elle aurait vraiment besoin de choses fines et tendres qui fondraient toutes seules dans sa bouche… Des granulés de luzerne, tiens ? ! Mais même si on nous en donnait, avec cette bande de bouflons sadiques et cruels qui me servent de compatriotes, je risque pas de m’en approcher à moins de 10 mètres. Plutôt croire à la résurrection des chèvres ! Arrête de ruminer des espoirs pareils, ma vieille, tu te fais du mal.

On entend souvent « L’enfant est roi et notre société met au pinacle les valeurs de jeunesse » . Bon, c’est on ne peut plus vrai que l’enfant est un gros prescripteur d’achats.

Directement : « Manman, Popa, Hugues-Guy a le même : dis, tu me l’achètes ? ». Cette phrase, prononcée d’une voix forte, en boucle durant 10 minutes, sur différents tons, mais tous geignards, dans un Super U à une heure de cohue, a un effet hypnotique connu : le parent, regard de zombie à la Christophe Lambert, toute volonté abdiquée, oubliant d’où il vient et les efforts méritoires de ses propres parents pour l’élever dans la dignité, prend l’objet dans un geste saccadé de robot et le dépose dans le caddie © sans même regarder le prix.

Ou bien, indirectement : « Madame, Monsieur, vous avez 65 ans, vous voulez retrouver votre peau de bébé, ce teint juvénile et lumineux qui, à peine quelques années en arrière, faisait se redresser ou se retourner sur vous les membres de l’autre sexe ? Une petite série de 15 séances balnéaires dans notre « Marinade de Jouvence », un cocktail rafermo-rajeuno-dynamisant de fleurs printanières aux odeurs d’Enfance est la réponse adéquate à des cas semblables aux vôtres … »

On entend souvent « Les enfants ne respectent plus leurs parents . Ils s’en débarrassent en les abandonnant dans des maisons de retraite » Et bien moi je dis « Relativisons sans culpabiliser ! Car chez les chèvres, on entend un tout autre son de clochette . C’est plus musclé, comme style :

- Ho mémé, tu fais du lait ? Non, hein, avec tes nichons tout plats et tout ridés, ça risque pas… Hé mémé, quand est-ce que tu nous ponds un cabri ? Faudrait d’abord que le Djedaï , il arrive à fracturer la serrure. Elle est toute grippée, toute rouillée, je parie que ya un nid de guêpe à l’intérieur ! Mais c’est qui le patte-cassée qui te fait l’entretien ? Nom d’un Homme, mémé, j’te cause ! Pourquoi donc est-ce que tu te goinfrerais notre part vu que tu sers plus à rien, hein, mémé ? Si je te vois seulement renifler mon tas de foin, mémé, j’encorne à sec ton vieux cul qui perd ses poils, capisce ? »

La pitié, la compassion, l’empathie, sont vraiment des trucs humains, et encore, pas de tous. Les bêtes sont extrêmement dures entre elles. Pas méchantes, non, cela impliquerait une morale que leur niveau d’évolution ne connaît pas, mais sans pitié, sans concessions, froidement pragmatiques : je suis plus forte, plus jeune, je bouffe et toi tu crèves..

On retrouva Sonia morte un matin, avec des trous rouges au côté droit.

Sans doute un excès d’acharnement thérapeutique ?