Madame Ruppert habitait un petit pavillon de la banlieue nord, cette banlieue autrefois si paisible, avec ses maisonnettes, ses jardinets, ses haies vives, encore quelques terrains vagues dans lesquels, le jeudi, les gamins pouvaient s'en donner à coeur joie, et pas l'ombre d'une cité...

Elle vivait seule depuis pas mal d'années, on disait qu'elle avait été mariée autrefois et même qu'elle avait eu un fils, Christian, un garçon un peu différent dirait-on aujourd'hui.

Grand pour son âge, costaud, très brutal dans ses jeux, le regard fuyant, et un âge mental très en deçà de la moyenne, si tant est qu'une moyenne existât dans ce domaine.

Mais enfin, nul besoin d'être fin psychologue, pour s'apercevoir que quelque chose ne tournait pas rond chez ce garçon.

Puis, un jour, la mécanique s'emballa, Christian devenait de plus en plus violent, il alla jusqu'à mordre un de ses camarades de classe, car, malgré les réticences du corps enseignant, Madame Ruppert avait réussi à le faire admettre en maternelle.

Cela lui fera le plus grand bien, avait-elle plaidé : "ça me le socialisera", et puis il faut que "les autres" apprennent la différence.

Loin de le "socialiser", son fiston devenait ingérable : à la moindre contrariété, au moindre "non", Christian entrait dans des rages folles, frappant du pied, des poings, jetant tout ce qui lui passait sous la main.

Jusqu'à ce matin où, pour un motif futile, une histoire de vignette, je crois, sur laquelle figurait un chaton, il se rua sur un blondinet, qui, bien qu'ayant le même âge que lui, mesurait une tête de moins ! Il lui planta ses dents dans la joue, le mordant cruellement. Quand on les sépara, le blondinet portait une jolie empreinte de la mâchoire de Christian, le sang pissait, le gamin hurlait. Les parents portèrent plainte.

Madame Ruppert retira donc son fils de l'école, on n'en parla plus. Quand par hasard une voisine lui demandait de ses nouvelles, elle répondait toujours : "Oh, vous savez, mon Cricri est placé dans une maison spécialisée, il est bien soigné, et peut-être qu'un jour on me le rendra" !

La conversation s'arrêtait là, la complaisance des voisins n'allait pas au-delà de ces petites phrases de politesse, des fois que ce soit contagieux !

Et puis dans le quartier commença une série de disparitions, un par un les matous se volatilisèrent.

Tout d'abord celui de Madame Maheux, un gros chat Angora, superbe, énorme, il avait été castré très jeune "pour être tranquille", avait assurée l'émasculeuse ! Depuis la disparition de "Pacha", c'était son nom, la pauvre femme se lamentait auprès de qui voulait bien lui accorder audience, on se lassa, les gens l'évitaient, ne voulant plus entendre ses jérémiades.

Ce fut bientôt le tour de "Gaston", un greffier certifié "chat de gouttières" pure race, pas bien gros, l'oeil torve, toujours prêt à chaparder, rôdant autour des poulaillers, surtout au moment de l'éclosion des poussins, des fois qu'un inconscient échappe à la vigilance de la "Leghorn". Ses maîtres épinglèrent des affichettes sur les poteaux électriques, en bois à l'époque, sans résultats.

Puis ce fut le tour de "Minette", une jolie petite chatte tigrée, câline, qui faisait la joie des deux fillettes de Monsieur et Madame Mariotti, elle cantinière à la ville, lui maçon, comme tous les Ritals qui vivaient à l'époque dans ces banlieues. Il avait bien demandé aux voisins "l'a pas vou lé gato dé mio ? Minetté ? l'a perdou !"

Mais non, personne ne l'avait vue, la jolie "Minetté". Ensuite il y eu Noiraud, Pervenche, et même Pompon, le rouquin ! Un chat si vieux, que tout le monde le connaissait, il avait vu naître les gamins du quartier, certains lui avaient tiré la queue, d'autres jeté des cailloux, mais lui, pèpère, il n'était pas rancunier, il se laissait caresser par ceux qui naguère l'avaient tourmenté !

Alors là, le quartier en avait pris un coup ! Qui aurait pu faire du mal à Pompon ? Tout le monde se mobilisa, on chercha dans les terrains vagues, sous les haies, chacun inspecta sa cave, des fois que... Mais rien, le vieux sage, Rouquemoute comme on le surnommait restait introuvable.

Madame Ruppert, un plateau tenu à deux mains, pousse du pied la porte menant à la cave. Sur ce plateau, une belle assiette de hachis Parmentier, un gros morceau de pain, une pomme, et puis une carafe d'eau.

Parvenue au bas de l'escalier, face à elle, une porte cadenassée. Madame Ruppert pose le plateau à terre, sort une petite clef plate de sa poche, ouvre le cadenas et pousse la porte.

Bonjour, mon chéri ! Sur un lit, dans un coin de la pièce, Christian est couché, abruti par les somnifères que sa Maman lui dispense chaque jour.

Il a bien grandi son bébé ! Un mètre quatre-vingt douze au bas mot, et un poids à trois chiffres ! Vêtu d'une salopette genre "bleu de chauffe". Maman dépose le plateau sur la petite table, Christian se lève, émet un grognement, puis après avoir tiré bruyamment la chaise en bois blanc et s'être assis, se jette sur la nourriture, s'empiffrant comme un porc !

Maman regarde manger son "petit", un sourire attendri sur son visage vieilli. Quand il a fini, elle ramasse le plateau, Christian émet un autre grognement, puis retourne se coucher, rote bruyamment.

"Bébé profite", lâche Maman, puis elle se baisse, ramasse ce qui ressemble à un manchon, ces fourreaux que les élégantes portaient autrefois l'hiver, elles glissaient leurs mains dans ce genre de gros "tube" en fourrure pour se tenir chaud.

Celui-çi est un peu orangé, non je dirais plutôt roux, elle le pose dédaigneusement sur le plateau, puis se relevant elle ajoute : "Mon Cricri a bien joué avec le chat ? Maman lui en rapportera un autre bientôt" !

En attendant, tu vas être bien sage, tout à l'heure, Maman viendra nettoyer tout ce vilain sang sur les murs...


Dessin Andiamo


Je serai ENCORE absent un moment, aussi je répondrai à vos commentaires plus tard, veuillez m'excuser, merci.