Aujourd'hui 11 Novembre, la grande boucherie s'est achevée il y a un siècle. Si au lieu de commémorer les guerres passées, on ne les faisait pas ces guerres ?

Avril 1917 : la grande guerre s’enlise, les hommes, ceux que familièrement on appelle les poilus, sont à bout, le froid après ce terrible hiver, la vermine, la popote qui arrive froide, la boue qui vous pénètre partout, le courrier qui n’apporte même plus le réconfort.

Avril 1917, la vallée de l’Aisne, au lieu dit "le chemin des dames" où sera livrée l’une des plus sanglantes batailles de la grande guerre, l’armée Française sous les ordres d’un irresponsable, ne cherchant QUE sa gloire personnelle, au mépris de la vie de ses troupes : le général Nivelle, on lui devra cent quatre-vingt mille morts !

Le 16 avril à six heures du matin, les hommes montent à l’assaut, le but : pénétrer les lignes ennemies. En face, les mitrailleuses MG08 et Bergmann sont entrées en action, fauchant ces jeunes hommes, aux visages prématurément vieillis par l’horreur.

Parmi eux, Eugène Magnin, vingt-deux ans, après la bataille de la Marne dont il s’est miraculeusement sorti avec seulement, si l’on peut dire, une balle de Maüser qui lui a éraflé la cuisse, s’est retrouvé à nouveau dans l’enfer. Ses copains l’appellent "Quatre feuilles", en référence au trèfle du même nom censé porter chance.

Eugène avance sous le crépitement infernal et le pilonnage des obus de mortier. A côté de lui, il voit tomber des uniformes, impossible de distinguer et reconnaître les visages, c’est le carnage, la boucherie, des capotes en toile contre le feu nourrit d’une vingtaine de mitrailleuses... Une folie.

L’ordre de repli est donné par l’adjudant Champeau. Quatre feuilles ne se le fait pas dire deux fois, il rebrousse chemin et plonge littéralement dans la tranchée !

On compte les morts : quarante-deux, rien que dans ce petit morceau de terre creusé dans le sol de l’Aisne… Quarante-deux. Au total avec les autres : ça en fait combien ?

Le soir tombe, Eugène est de garde. La nuit est presque noire, seul un mince quartier de lune apporte une faible lueur. Prudemment, il lève la tête au-dessus de la tranchée. Il balaie du regard la campagne ravagée par les trous d’obus quand il aperçoit, à trois cents mètres tout au plus, une lueur. Pas celle d’un campement, ça ressemble à celle d’une fenêtre éclairée par une lampe à pétrole. Il la reconnaît facilement cette lueur, il vivait à la campagne, en Auvergne, près d’ Issoire, et cette lueur il l’a maintes fois aperçue lors de ses virées nocturnes, à la braconne, ou bien en revenant d’un rendez-vous avec une fille de ferme peu farouche !

Oh ! Pouvoir retrouver ne serait-ce qu’un instant la chaleur d’une maison, boire qui sait, un vrai café ?

Sa garde vient de commencer, il est là pour deux heures, plus loin Anselme l’autre garde s’est assoupi, rien d’étonnant après une journée pareille, il connaît bien Anselme. "La Marmotte", c’est son sobriquet… C’est dire !

Alors lentement, tel un chat, Eugène escalade la tranchée et commence à ramper vers la lueur. Peu de chance qu’on l’aperçoive du côté des boches, la nuit n’est pas assez claire.

Puis il se redresse à moitié et marche le dos courbé vers la fermette, car maintenant il en est sûr, il s’agit bien d’une fermette.

Il frappe… Quelques secondes, la porte s’ouvre, une très jolie jeune femme apparaît, cheveux blonds serrés dans un chignon, une robe simplette, grise à col blanc, sagement boutonnée, un visage magnifique, de grands yeux verts, sans fard, et un sourire…

-Entrez, je vous en prie.

Il essuie ses croquenots boueux au décrottoir situé sur le coté de l’entrée puis s’avance. La pièce est propre, Eugène pénètre dans la grande cuisine, une table immense, huit chaises, une cheminée dans laquelle brûle deux ou trois bûches. La jeune femme tire une chaise et l’invite à s’asseoir.

- Je m’appelle Clotilde et vous ?

- Eu…Eugène balbutie-t-il.

- Je vous sers un café ?

- Avec plaisir !

Il n’en revient pas, elle ne semble même pas apeurée, il y a une minute elle ne l’avait jamais vu, et là, elle lui prépare un café, comme si elle le connaissait depuis toujours.

- Tous ces bruits, toute cette fureur, ça ne vous effraie pas ?

- Avec du sucre le café ?

- Non, merci.

Elle lui apporte le café fumant, la jeune femme semble dans un autre monde. Ça n’est pas possible, ce calme, ce détachement, cette quiétude au milieu de l’enfer, songe Magnin.

Eugène commence à boire son café, une merveille, songe-t-il. Face à lui, Clotilde dénoue son chignon, sans quitter le soldat des yeux, puis lentement elle déboutonne sa robe, Magnin est stupéfait, elle accomplit ces gestes naturellement, sans provocation, pas comme une catin songe-t-il. Puis, sans se départir de son merveilleux sourire, elle lui tourne les talons et se dirige vers le fond de la pièce, ouvre une porte et entre, laissant l’ouverture béante.

Lentement, Eugène se lève et se dirige également vers le fond de la salle, pénètre dans la pièce.

C’est une chambre, Clotilde est allongée à demi-nue sur le lit, à terre un édredon tendu de satin rouge. Mangin s’approche, pose un genou sur le lit puis dépose un baiser sur les lèvres de la jeune femme…

Une bonne heure s’est écoulée depuis son départ, Eugène se rhabille en hâte, dépose un dernier baiser sur le sourire de Clotilde, puis retourne vers l’enfer, il doit impérativement rentrer avant la relève.

Tel un renard, il se retrouve à son poste. Anselme roupille toujours, doucement Eugène le secoue.

- Eh, La Marmotte, réveille-toi, ça va être la relève ! Si l’adjupète te voit roupiller, ça va chier pour ton matricule !

- Hein ? Ah, c’est toi, Quat’feuilles, j’dormais pas, t’sais… Juste un peu rêveur.

- Ouais, laisse tomber !

Un quart d’heure plus tard, c’est la relève assurée par "Riflette", un Breton, et "Pantruche", le titi de Belleville.

Le lendemain, cet obstiné de Nivelle ordonne un nouvel assaut, malgré les réticences des officiers et sous-officiers placés sous ses ordres, mais il la VEUT son immortalité, sa postérité, qu’importe les pauvres gars qui vont mourir…

Au coup de sifflet, les hommes apeurés, la trouille au ventre, escaladent à nouveau les échelles de bois et vont servir de cibles pour les boches.

On comptera cinquante-sept morts dans la tranchée de Quatre feuilles, morts pour rien, une fois de plus, une fois de trop.

Le soir, Eugène scrute en direction de la fermette. Rien, aucune lueur, la lune éclaire davantage, le ciel n’est pas voilé, il n’aperçoit même pas la ferme en silhouette, pourtant elle devrait se détacher sur le ciel un peu plus clair.

Pas d’assaut pour la journée du lendemain. Triste jour : Riflette a été évacué à l’arrière, une balle dans l’abdomen. Si avec beaucoup de chance il s'en tire, le front ce sera sans doute terminé pour lui… Pas sûr !

La nuit est noire. Eugène a pris son tour de garde. Plus loin, La Marmotte somnole, comme d’hab'. Eugène a escaladé les premiers barreaux de l’échelle, il regarde en direction de la maison et aperçoit la lueur. Son cœur fait un bond !

Un dernier regard sur son compagnon qui dort comme un bébé et, comme la dernière fois, Quatre feuilles, au prix d’une extrême prudence, parvient à la porte de la fermette.

TOC ! TOC ! Quelques secondes. La porte s’ouvre, la jeune femme apparaît, même chignon serrant ses cheveux blonds, même robe grise à col blanc, même sourire, ni étonnée ni apeurée, elle ne semble pas le reconnaître.

- Entrez, lui dit-elle

- Clotilde, tu ne me reconnais pas ? C’est moi Eugène… Enfin, il y a deux nuits, tous les deux, tu ne te souviens pas ?

Clotilde s’est approchée de la table, a tiré une chaise, la lui présente.

- Un café ? Interroge-t-elle.

Quatre feuilles est éberlué, tout se déroule de la même façon que précédemment.

- Avec du sucre le café ?

- Non, non, balbutie-t-il.

Elle lui apporte sa tasse, puis lentement défait son chignon impeccable, ses longs cheveux se déroulent…. Superbes, lentement elle commence à déboutonner sa robe, puis se dirige vers la chambre.

C’est surréaliste, pense Magnin. Comme un automate, il la suit, le désir est le plus fort, il l’aime, encore et encore, puis tout à coup, il se lève se rhabille à la hâte et regagne sa tranchée cinq minutes seulement avant la relève. Juste le temps de réveiller La Marmotte, la relève arrive.

Les deux jours suivant, rien. Chaque soir, Eugène est allé regarder par-dessus la tranchée. La journée, il s’abstient, se retient, lever la tête par-dessus les sacs de sable c’est trop risqué, il y a toujours un "Fritz" prêt à vous dégommer. Il n’a vu ni la maison, ni la lueur. Le troisième jour, encore un assaut, cinquante et un morts dans son secteur et on n’a pas avancé d’un pas, les Chleus sur leurs positions, les Françouses sur les leurs.

Enfin, le quatrième soir, Quatre feuilles aperçoit la lueur. Comme un fou, et au risque de se faire voir, il franchit rapidement la distance le séparant de son amour, il ne pense plus qu’à elle, il en est fou.

Il frappe. Clotilde lui ouvre. Comme la dernière fois, elle ne semble pas le reconnaître et le même scénario recommence.

La première étreinte passée, Eugène lui demande si elle le reconnaît, les grands yeux verts le regardent étonnés.

- Pourquoi, je devrais ?

Magnin est sidéré, elle ne le reconnait pas, alors il cesse de la questionner et ils refont l’amour.

De retour dans sa tranchée, Eugène se pose mille questions.

D’abord, le doublement du temps entre chaque apparition : un jour, deux jours, puis quatre jours,

Cette femme merveilleuse qui ne me reconnaît pas.

Et enfin toujours les mêmes gestes, le café, le chignon, puis les boutons de la robe.

Il lui revient en mémoire ce jour où, sur le foirail à Issoire, il avait vu un gramophone, une bien étrange machine munie d'un énorme pavillon en laiton, un rouleau fait de bakélite sur lequel reposait une aiguille, le tout actionné par un moteur à ressort, un peu comme une horloge.

L'homme qui présentait l'appareil avait longuement tourné la manivelle afin de bander le ressort, puis, après avoir posé délicatement l'aiguille sur le cylindre, il s'était légèrement reculé afin de s'amuser du regard ébahi des spectateurs. La chanson qui coulait du haut-parleur, c'était "la Madelon". Les paroles étaient inaudibles par moment, mais qu'importe !

Soudain se répétèrent les mêmes mots : vient nous serv... vient nous serv...vient nous serv....

Alors l'homme souleva légèrement l'aiguille puis la replaça un peu plus loin. Le rouleau est un peu rayé, formula-t-il en guise d'excuse.

Exactement comme le cylindre rayé, songea Eugène. Il repensa alors à la leçon que Monsieur Dambart son instituteur leur avait fait un jour :

- Prenez une feuille de papier, découpez deux bandes, collez les deux extrémités de l’une d’entre elles, puis prenez vos ciseaux et découpez cette bande par le milieu. Vous obtenez deux anneaux, n’est-ce-pas ?

- Oui M’sieur, avaient répondu le chœur des enfants.

- Maintenant, prenez l’autre bande de papier, faites lui faire un demi-tour, puis collez les deux extrémités, prenez vos ciseaux et découpez l’anneau en deux. Qu’obtenez-vous ?

- Un grand anneau, M’sieur !

- Voilà, vous avez réalisé une bande de MOBIUS ! Vous pouvez à nouveau couper cet anneau, vous obtiendrez encore un nouvel anneau deux fois plus grand, et ainsi de suite jusqu’à l’infini !

Eugène n’attendit pas huit jours pour retrouver Clotilde : au sixième jour, lors d’un nouvel assaut, il fut touché par un éclat de schrapnel, son bras droit emporté, envoyé à l’arrière pour être soigné, les soins furent très longs et, bien sûr, il ne retourna jamais en enfer. Le 11 novembre 1918 mit fin à l’un des plus grands carnages de l’histoire.

Des années plus tard, il se rendit près du lieu où se trouvait la fermette. Il n’y avait plus que des ruines et, quand il demanda aux gens du village le plus proche quand la ferme en question avait été touchée, on lui répondit :

- Ah, la ferme du Barthélémy et de la Clotilde ? Elle a brulé en 1912, la Clotilde a brûlée vive, surprise dans son sommeil, et le Barthélémy, on l’a retrouvé pendu… Le désespoir, M’sieur, le désespoir !