Ça fait bien 6 ans qu'elle crapahute en liberté partout dans la ferme, qu'elle renverse les seaux d'eau, qu'elle éventre les bottes de foin, qu'elle démolit des trucs à grands coups de tête, qu'elle creuse des trous là où on aimerait que ça soit bien plat, mais bon, pas touche : c'est Julie, c'est la mascotte, c'est la petite chérie et si on faisait un référendum familial "papa ou Julie", je ne suis pas certain que...

Elle est tabou.

Au départ, un ami me les avait donnés, elle et son frère, pour les faire se reproduire entre eux. Je sais, c'est de l'inceste, mais dans ses mémoires, Brigitte Bardot dit que c'est naturel, alors j'ai ma caution morale. On aurait engraissé les petits, bien sûr, et on aurait fait comme quand j'étais petit moi-même, dans la ferme périgourdine de mon père : on aurait "TUÉ LE COCHON". On aurait fait une grande fête avec les voisins, on aurait suspendu le bestiau par une patte, égorgé avec un grand couteau, assommé à coups de masse (ou l'inverse, je me rappelle plus) on aurait soigneusement recueilli le sang vite vite mélangé avec du vinaigre pour pas qu'il caille, on aurait dépecé, découpé, haché, mélangé, lavé des boyaux, rempli des bocaux, glissé de la barbaque dans des orifices, tripoté des saucisses, tout ça dans une atmosphère de hammam, dans une vapeur épaisse, car tout doit être très propre, bouilli, stérilisé, et de gaieté, d'excitation indescriptible. Le clou de la journée étant "la soupe au boudin" du soir, dont je garde encore le fumet incomparable dans les narines et n'y voyez aucune allusion graveleuse aux formes plantureuses de la cuisinière. Cette soupe, seul l'ami Jean-Luc serait capable de nous en refaire une, approchante, pour peu qu'il force un peu sur le poivre et qu'on lui fournisse l'ingrédient indispensable : du boudin frais du jour, encore palpitant. Je crois que je vais arrêter de rentrer dans les détails car j'en connais qui vont gerber. Matthieu dit plein de contre-vérités avec un air dégoûté sur l'abattage rituel musulman, mais il oublie l'abattage catholique ! J'ai beau fouiller dans ma mémoire, à gratter la couenne au goret, il n'y avait que de bons et vrais chrétiens français à casquette, baguette sous le bras, fourche à fumier dans l'autre, et calendos derrière l'oreille. Pas un beur et pas un feuj !

En fait, en grandissant, le frère a sailli sa soeur (jusque là : normal) mais quand la Julie a commencé à lui dire "non, je suis pleine, j'ai peur que tu fasses du mal aux petits", la queue du mâle n'a fait qu'un tour (alors qu'en principe, elle en fait trois) et il s'est mis à donner des coups de tête partout, et surtout sur Julie, qui a avorté. Bon, c'est encore des espèces où il faut des écoles de filles et des écoles de garçons, bien séparées... Mais, ça m'avait pas trop plu, le coup qu'il avait tapé Julie et qu'il avait même cassé sa cabane, alors on a invité plein de pôtes et je suis allé chercher mon meilleur ami qui a un fusil et qui sait s'en servir (moi, j'ai qu'un Laguiole et je me coupe tout le temps) et on l'a tué, vidé et on l'a mangé en méchoui. Ça lui aura appris. Et on a joué à la pétanque pour digérer.

Après, on a pris en pension un cochon vietnamien, c'est tout ce qu'on a trouvé. On se disait : "il va lui faire son affaire, à la Julie, et après, on le rend à son proprio et on évite les problèmes relationnels mâles/femelles". Quand elle nous a vu arriver avec notre nain, là, la tronche qu'elle nous a tiré ! C'est qu'elle en voulait pas ! Mais lui, on voyait bien qu'il demandait pas mieux que de lui mettre le couteau à beurre dans la motte, à la Julie... Mais comme il était riquiqui, il fallait obligatoirement qu'elle y mette du sien. Bon, il a fini par lui déclencher les chaleurs. C'est qu'elle avait jamais été courtisée avec autant d'assiduité, dame ! Alors, y'avait 2 techniques : ou elle s'aplatissait par terre, les pattes complètement écartelées et il arrivait à lui grimper dessus, ou bien il montait sur un muret pour être à la hauteur et elle se laissait secouer sagement, sans trop avancer ni trop reculer. Ils alternaient. Ils se sont donnés du bon temps plein de fois, elle était toute guillerette quand elle le voyait arriver, mais ça n'a jamais rien donné : je crois que les coups fraternels l'ont rendue stérile.

Moi, nourrir une reproductrice qui ne reproduit pas, ça va un moment. Je commençais à lui lancer des regards concupiscents, à estimer son poids : je supputais le prochain méchoui. Mais mon beau-père en tomba amoureux : la veuve, même sans orphelin, quoi de plus émouvant ? Il lui préparait des soupes complexes et appétissantes, l'arrosait au tuyau quand il faisait trop chaud, lui parlait, restait des heures à la contempler... Je me suis toujours demandé ce qu'il lui trouvait, s'il se l'imaginait avec des bas résilles et des portes-jarretelles dans un film cochon ? Et ses deux rangées de nichons, hein ? Qui peut le plus, peut le moins... En tout cas, le jour de sa mort, il s'est occupé de Julie dix minutes avant d'entamer la sieste dont il ne se réveilla pas.

Quelques jours plus tard, ma belle-mère m'appelle : "Hé bien, maintenant que Emile n'est plus là, vous allez pouvoir tuer la Julie, depuis le temps que vous en rêvez ?". Je la regarde étonné, et secrètement ravi de ce nouveau partenariat, mais c'était compter sans Margotte, dont les oreilles traînaient dans le coin. "Qu'est ce que vous complotez ? Il n'est pas question de toucher à un poil de Julie ! Tu m'entends, toi ? C'est Julie ou moi !"

Alors, voilà : Julie rentre partout, elle m'éventre les sacs de grains, elle fait exploser les baignoires de mes canards en se vautrant dedans, elle mange les fleurs, elle est devenue énorme et, à chaque fois qu'elle me croise, elle grogne. Et je lui répond sur le même ton.

Si elle est tabou, moi aussi, je suis z'à bout !!