Je m'aperçois avec stupéfaction, mon cher Tant-Bourrin, que je ne prends pas assez souvent la peine de te parler de mes branquignols d'équidés, tes congénères, en quelque sorte.

Au départ, l'Esprit "Cheval", c'était plutôt ma belle famille, des gens zarbis toujours au grand galop le long des longues plages camarguaises, dans des raidillons de garrigues ou à l'ombre des traverses forestières limousines. Le père de Margotte connaissait par cœur la généalogie de tous les pur-sang arabes du monde, mis bas ou prêts à naître mais ce mec plus qu'ultra ne possédait qu'une petite jument née sous la tente d'un bédoin, au milieu d'un désert de la corne arabique.

Pour la petite histoire, cette Djeïda fut donnée à Jacques Chirac, alors ministre de l'industrie, par Sadam Hussein, pour marquer poliment le coup après un modeste achat de quelques centrales nucléaires françaises. Elle qui rêvait d'intégrer le musée du Président, à Sarran, fut confiée au haras de Pompadour, puis prit sa retraite chez nous, quelques années plus tard. Destinée en dégringolade.

Perso, même s'il m'est arrivé de monter, jeune, dans un haras, et plus tard de prendre quelques leçons avec Margotte et son père, je me suis toujours méfié de ces véhicules au déplacement aléatoire et au klaxon intempestif. Et si l'on m'incitait en insistant à grimper dessus, je n'ai jamais poussé ma monture au delà du trot enlevé.

Et très sincèrement, aujourd'hui comme depuis toujours, si je dois faire quelques kilomètres, je préfère encore prendre le vélo. Vous l'avez compris, le meilleur ami de l'Homme n'est pas celui de Saoul-Fifre, il n'a pas accès à mon mur Facebook, il n'a pas l'adresse de mon blog et je le laisse debout dehors au lieu de lui proposer une anisette à l'ombre dans un fauteuil.

Ceci dit, à force, des liens se tissent. Un beau soir, un ami monta à la ferme avec un van et dedans ce van il y avait la jument de sa copine (de ch'val !). Il fixa tout seul le prix de la pension, nous topâmes là et il lâcha la jument dans une clôture que j'avais. Puis ce fut la fille d'une amie qui nous emmena son champion de concours incomplet, puisqu'il refusait la rivière, ce trouillard. Et ainsi je devins aubergiste pour chevaux, en une sorte de glissement progressif.

Même si le cheval est un bestiau éminemment stoïque aux intempéries, il lui faut un abri, ça rassure sa proprio. Oui je dis "sa" car le proprio du cheval est toujours une fille, vous allez pouvoir briller dans les afters parisiens avec ce scoop. Dans les débuts d'une liaison, son compagnon la suit en trottinant d'un air énamouré, lui porte la selle, les sacs de grains, l'écoute des heures lui réciter le carnet de santé de "Roudoudou", ses coliques, tous les soucis et tout le plaisir que lui a donné son "Pioupiou" ou son "Dindin" chéri. Certains copains poussent l'abnégation jusqu'à les accompagner en VTT dans leur tour en colline.

Et puis, assez rapidement, la proprio vient toute seule.

Faut dire que son hongre "Nadier" est un véritable despote qu'elle seule peut supporter. Il est gâté-pourri et n'obéit à aucun ordre. Quand par hasard elle réussit à l'engager dans le chemin qui mène à la colline, "Nadier" ne tarde pas à exiger le divorce et le couple revient en deux paquets : le hongre au petit trot, tout fier d'avoir échappé à la ballade, et sa maitresse un quart d'heure plus tard, toute courbaturée de sa chute.

L'Amour monstre existe aussi en version zoophile.

J'en ai visité, des "clubs", des "ranches", des "écuries"... Des quadrillages de paddocks minuscules équipés d'un abri de deux mètres sur deux... Le pauvre cheval solitaire regarde à distance soigneuse ses voisins équins, dans la cellule d'à-côté. Il a essayé de s'en rapprocher mais une bonne décharge électrique l'a dissuadé de recommencer. Il déprime sec en plein cagnard et il est bien trop claustro pour aller dans l'abri. Il s'ennuie d'une force que vous ne pouvez imaginer. Et c'est souvent sur demande de sa patronne, qui a peur que les autres vilains chevaux fassent du mal à son gros poussin, qu'on le condamne ainsi à l'isolement sensoriel total.

Les mustangs vivent libres, en troupeau, avec une vie sociale dense et une hiérarchie stricte, garante de paix et de sécurité pour tous. Ils sont affectifs, tactiles, joueurs. Ces comédiens en herbe s'amusent à s'impressionner en lançant des ruades spectaculaires, à distance de sécurité, puis ils se mettent tête-bêche et se chassent mutuellement les mouches avec leurs queues, en un soixante-neuf plus utilitaire que coquin. Ils s'embrassent, se reniflent, se lèchent, se frottent contre l'autre et, à intervalles réguliers, se lancent des défis et démarrent de folles courses-poursuites.

Jamais je n'accepterai cette mode des boxes et des mini-paddocks individuels, ça me choque profondément. Chez nous, les chevaux vivent en troupeau. Quand un nouveau pensionnaire arrive, il y a présentation aux résidents. Selon son caractère, il va frimer, être agressif, ou cool, a priori. Il y a certes un risque la première journée et nous restons là pour intervenir au cas où. Je touche du bois, mais nous n'avons jamais eu de gros problèmes avec ce système basé sur la confiance.

Un jour un bourrin est arrivé (il y a des branques aussi chez les bêtes). Il a mordu assez profondément un des autres, le troupeau était tout désemparé. Non mais vous avez vu ce voyou ? Il mord !! Mais qui a donc pu faire son éducation ? Dans quelle époque vivons-nous ?

Ils l'ont boycotté. Mais pas qu'un peu ! Dès que l'autre mal élevé s'approchait, il y avait esquive et fuite vers les copains. Un cheval qui mord ? Non mais je rêve ? En un rien de temps, il y eut le troupeau solidaire d'un côté, et "Dents d'la merde", seul, à l'amende, puni, sans amis, de l'autre côté. Il se mit à déprimer et sa proprio partit essayer autre part.

Le vrai chef démontre sa supériorité, certes, mais tout en préservant l'avenir de la relation et l'indispensable cohésion du groupe.

Là nous avons une petite tribu de punks à crinières qui fonctionne super et l'ambiance est bonne. Mais régulièrement, je vois débarquer des filles qui voudraient bien leur-petit-paddock-personnel-à-elles. Je leur explique gentiment comment aime, vit, s'exprime et s'intègre un cheval et si elle ne capte pas bien, pour cause de tunnel ou autre, je lui montre tout aussi gentiment la sortie.

Car ce respect sans condition de la nature profonde du cheval porte ses fruits.

Nous n'avons pas de chevaux cherchant à s'échapper, comme n'importe quel prisonnier lambda. Et si l'un passe les fils, par hasard, il tourne autour du parc, pressé qu'on lui rouvre, pour retrouver les copains.

Le véto vient rarement, et pourtant la moyenne d'age est de haut niveau.

Quand nous rentrons dans le parc, chacun remue des épaules pour se faire cajoler en premier.

Et, morceau de sucre sur le seau de granulés, quel beau cadeau que le spectacle de ces galopades impromptues dont l'un donne le départ, sur un coup de tête, juste pour célébrer la joie d'être ensemble et pour se dégourdir les paturons.

Tu vois, Tant-Bourrin, tu n'as aucune crainte à avoir : si tu viens ici (et que tu ne mords pas), tu seras bien traité.