Les réflexes professionnels reprirent vite le dessus, Miszer donna ses consignes. "Bon, Van Defaas, tu fais une enquête rapide de voisinage et tu files consulter le fichier central. Je veux tout savoir sur la victime dans une heure. Toi, Tortinelli, tu fais les relevés et tu m'embarques tout ça pour l'autopsie, histoire de comprendre comment ce carnage a bien pu être fait. Grinzle, tu restes avec moi, on va tâcher de repérer d'éventuels indices."

Un peu d'autoritarisme, voilà tout ce qu'il restait au Commissaire Miszer pour masquer le froid qui l'avait envahi depuis qu'il avait été appelé sur le lieu du crime. Et pourtant, il en avait déjà goûté de la viande froide, il en avait déjà vu de la boucherie sanguinolente, mais là... Un psychopathe assurément. De la pire espèce. Qui s'était acharné, déchaîné, jusqu'à ce que la poitrine du pauvre type ne soit plus qu'une bouillie informe et sans consistance.

Miszer en était là de ses réflexions quand Grinzle vint vers lui, tenant un curieux objet dans sa main. "Regardez, Commissaire, bizarre, ce truc, non ?" Miszer rajusta ses carreaux sur son nez pour mieux observer. "Etrange en effet, on dirait une tige de plume de canard taillée en pointe au canif. Ça ressemble bougrement à une sorte de cure-dent rustique, je me souviens que ma grand-mère s'en faisait avec les plumes des volailles de sa basse-cour. Aurions-nous affaire à un tueur rustique ?".

La suite fut plus décevante : peu d'indices, pas de témoins, nib de chez nib. Miszer, toujours en proie à une ère glaciaire intérieure, se perdait de plus en plus profondément dans des pensées polaires. C'est Van Defaas qui le ramena sous des latitudes plus supportables.

"Commissaire, j'ai quelques éléments. Bon, le type n'a rien dans son casier, RAS de ce côté-là. Pas grand chose non plus côté voisinage : un mec discret, insipide, presque invisible. Les seules infos que j'ai pu avoir, c'est qu'il avait un blog, et qu'il y a animé une campagne d'enfer en faveur du oui au référendum. Après le résultat, il s'est lâché, insultant la terre entière. Tenez, j'ai fait imprimer une partie de sa prose."

Miszer se saisit des feuillets que lui tendait son adjoint et la lecture de quelques lignes lui suffit pour comprendre l'essentiel de la teneur du discours : "Abrutis ! Tarés ! Ectoplasmes ! Vous êtes trop cons, je pars pour l'étranger. La France a fait son petit caca. J'ai mal à la France..."

"Il avait donc logiquement mal au cul, si on en croit les deux dernières phrases" dit Miszer avait une ébauche de début d'esquisse de sourire aux lèvres. "Mais plus sérieusement, ce genre de discours hystérique a pu en effet lui attirer quelque antipathie. Ceci étant, de là à le massacrer ainsi..."

Quelques heures plus tard, alors que Miszer sirotait en douce un bourbon qu'il avait pris soin de verser dans un gobelet vide de la machine à café, histoire de masquer la chose, vit débarquer Tortinelli dans son bureau.

"- Commissaire, j'ai le rapport du légiste, vous allez être sur le cul"
"- Ça tombe bien, j'y suis déjà. Accouche !"
"- Eh bien, figurez-vous qu'il a trouvé des traces de matière organique au plus profond des plaies et que selon toute vraisemblance, il s'agit... de fumier !
"- Du fumier !?"
"- Comme je vous le dis ! Et ce n'est pas tout : selon le légiste, les plaies ont été occasionnées quatre à quatre, avec un parfait alignement, comme si le tueur avait fait une partie de morpion géant sur la poitrine du type.
"- Conclusion ?"
"- Bin, selon le légiste, tout laisse à penser que ça a été fait avec une sorte de fourche. Une fourche à fumier, quoi..."

En regagnant son domicile ce soir-là, le Commissaire Miszer était en proie à une agitation neuronale extrême, comme si on avait lâché une poignée de pois sauteurs du Mexique dans son crâne. Tout cela le chiffonnait, il avait le sentiment que la lumière était là, toute proche, mais qu'il n'arrivait pas à trouver l'interrupteur.

"Bouseux... Canard... Blog... Ouiste... Fourche à fumier...", il tournait tout ça dans sa tête comme un Rubik's cube, cherchant à remettre les couleurs dans l'ordre. "Bouseux... Canard... Blog... Ouiste... Fourche à fumier..."

"Putain ! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt !" s'exclama Miszer dans son lit, émergeant brutalement de l'état de semi-somnolence où l'alcool et la fatigue l'avaient mené. " Mais c'est évident !... Je sais qui a fait le coup !... Saoul-Fifre !!!"

Tous les éléments se remettaient en place avec une logique imparable. Le blog de ce bouseux, sorti d'on ne sait où, sur lequel il était tombé par hasard quelques jours plus tôt, en cherchant sur internet des infos sur les canards pour son neveu qui devait faire un exposé à l'école. Un type étrange, genre monomaniaque pathologique question palmipèdes et qui avait finit par enlever son masque en révélant son nonisme militant. Le profil parfait du psychopathe en puissance. Tout concordait !

L'exaltation de Miszer retomba aussi vite qu'elle était montée. Il s'endormit avec un apaisement qu'il n'avait pas connu depuis longtemps. Il savait ce qu'il lui restait à faire le lendemain, cette affaire serait vite réglée.


Dès le lendemain, donc, le Commissaire Miszer prit l'initiative de mettre sur pied un Comité d'experts qui s'attela à la rédaction d'un livre blanc "relatif à la réglementation et aux normes applicables aux outils manuels destinés à la manipulation de composés organiques ayant une fonction d'engrais agricole", rédaction qui fut achevée en à peine quinze mois et qui visait, selon le dessein de Miszer, à imposer des normes de résistance mécanique limitée pour limiter le pouvoir perforant des fourches à fumier, et ce afin de rendre tout embrochage humain impossible à l'avenir.

Hélas pour le projet de Miszer, le Parlement désigna, pour la rédaction du projet de directive, un rapporteur britannique inféodé à un grand groupe industriel anglais spécialisé dans l'outillage de jardin. En outre, une action de lobbying du Gärtnernausrüstungsyndikat, le syndicat allemand de l'industrie du jardinage, eut vite fait de modifier la portée et les objectifs de la directive. Celle-ci devint de facto un projet tendant à faire officiellement émerger un marché unique parfaitement concurrentiel de la fourche à fumier en Europe (avec toutefois un régime d'exemption spécifique pour le marché britannique), mais instaurant en fait dans la pratique suffisamment de barrières normatives pour éviter l'apparition de nouveaux entrants sur ledit marché.

Le projet fut toutefois largement amendé lors de son passage devant le Conseil, qui avait de son côté été la cible d'une vaste action de lobbying de la part de Fumieurope, l'association européenne des producteurs de fumier, qui craignait que la version du projet de directive, telle qu'élaboré par le rapporteur Parlementaire, ne bride à terme le marché européen du fumier.

Après deux allers-retours entre le Parlement et le Conseil, ce dernier établit une position commune qui fut adoptée dans la foulée, instaurant l'obligation de ne commercialiser sur le marché européen que des fourches à fumier dotées d'une cinquième branche, contentant par là-même le lobby des producteurs de fumier, tout en instaurant des normes techniques d'une telle complexité qu'elles retarderaient assurément de quelques années l'entrée des fourches à fumier made in China sur le marché européen, pour le plus grand plaisir du lobby des producteurs de fourches à fumier.

L'affaire avait pris trois ans. Le Commissaire Miszer avait suivi tout cela avec une certaine lassitude, constatant encore une fois que sa proposition initiale avait été complètement dénaturée. Il referma le journal officiel de l'Union européenne dans lequel venait d'être publiée la directive et l'envoya valdinguer à l'autre bout du bureau.

Il se sentait las, usé, fini. Un tressautement nerveux agita son sourcil, puis sa joue avant d'atteindre la commissure de ses lèvres, comme si un frisson avait goutté sur son visage. "Saleté de tic qui me reprend. Je dois manquer de magnésium" songea Miszer. Il se dit qu'à cet effet, un peu de chocolat lui ferait le plus grand bien. Et puis il se rappela que la directive 2000/36/CE avait, sous la pression du lobby des grands groupes de l'industrie agroalimentaire, autorisé l'adjonction dans le chocolat, à hauteur de 5%, de matières grasses végétales autres que le beurre de cacao. Il n'eut aussitôt plus aucune envie de chocolat. Putain de chienne de vie.


P.S. n°1 : oups, je m'aperçois que j'ai oublié de préciser, dans le titre de mon billet, qu'il s'agissait du Commissaire européen Miszer. Mille excuses aux lecteurs et lectrices qui auraient pu être surpris de ce fait par la fin de l'histoire.

P.S. n°2 : bien évidemment, tout ceci n'est que pure fiction romancée, je n'oserais en aucune façon médire de nos belles institutions. Toute ressemblance avec des actions de lobbying éhonté telles que celles auxquelles j'ai été confronté dans ma propre expérience professionnelle (mais dans un secteur tout autre que celui des fourches à fumier !) ne saurait donc être que fortuite.