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mardi 29 novembre 2011

Tant-BourrinFaux et usage de faux

Trois coups secs avaient déchiré le silence. Amaury Heriotza leva son regard du polar dans lequel il était plongé pour le porter, perplexe, vers la porte d’entrée.

Le temps se figea quelques secondes, avant que trois nouveaux coups ne dissipent le doute : quelqu’un frappait à la porte. Mais qui donc pouvait ainsi venir l’importuner en cette fin de soirée paisible ?

Amaury se déplia et alla déverrouiller la porte. Une silhouette sombre, immobile, silencieuse, se découpait dans l’encadrement de celle-ci.

- Heu… Bonjour, que désirez-vous ?

Aucune réponse. L’inconnu se contenta d’avancer lentement, pour laisser la lumière éclairer son visage, sous la capuche noire.

- Aaaaah ! Mais… mais… v… vous… vous êtes…

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jeudi 24 novembre 2011

Scout toujoursBrazil

Saint-Laurent, Guyane, 1988.

Nous étions jeunes et insouciants, en quête d'aventures, recherchant le pays "où tout est luxe et volupté". Le Brésil nous paraissait tout indiqué. "Si tu vas à Riooooo", chantions-nous tous en chœur avant le départ. Sur la route du rêve, direction Cayenne, nous apercevons un cavalier. "C'est Ernest" me dit mon passager en rigolant. Ernest, c'est un réfugié tchécoslovaque, un marginal qui a fui son pays au printemps de Prague, pour s'établir seul en pleine forêt amazonienne. Il apparait, d'énormes santiags aux pieds, assis sur sa jument, arborant un large chapeau qui ferait pâlir d'envie Gary Cooper, le fusil Baikal enfourré dans sa selle, moustache et barbe de 30 cm à la sudiste, il rit de toute une dent et nous dit en roulant les R comme lui seul sait le faire : "Vous voulez de l'herrrbe les amis ?" (ah oui, j'oubliais, il est agriculteur). "Non, non merci, Ernest, on va au Brésil, tu sais le Brésil, le Carnaval".

Cayenne, l'avion, Macapa, Belem, le Brésil. Enfin on y est : d'abord le bar du Kiosko, on s'attable, bonne ambiance, on sympathise avec des jeunes qui nous jouent du Pink Floyd à la guitare. Des putes nous enlacent, mais je mange pas de ce pain là (ou du moins je le crois). Ivre-bourrée, l'une d'elle s'est mise en tête de casser tous les verres qu'elle trouve à sa portée. "Bling" encore un, et "Vlan" encore un autre, le serveur la supplie de se calmer (au Brésil un homme n'a pas le droit de toucher une femme en public sous peine de se faire lyncher), ce spectacle nous amuse. On prend le bus, c'est pas cher le bus, ça tombe bien on est fauchés. Nous arrivons dans un village en bord de mer. Je sens comme une effervescence, chacun y va de son commentaire...

J'interroge les gens en Portugnol (mélange de Portugais et d'Espagnol) et j'apprends que la veille, la population vient de faire griller vif un pédophile sur la place du village ; saine ambiance, me dis-je...

Enfin la plage, le soleil, les filles. Les brésiliennes ont des corps de rêve, de grands yeux noirs, et prennent plaisir à vous déshabiller du regard, surtout si vous êtes Français. Je fais la connaissance d'un auvergnat. Pas le temps de trainer, le carnaval approche, nous nous donnons rendez-vous à Olinda, banlieue de Recife, j'arrive seul la bas. J'arpente les rues d'Olinda, en quête d'un logement. Rien, tout est pris, déjà loué. Pendant le carnaval, les brésiliens louent jusqu'au plus petit hangar dans leur jardin, mais là, j'arrive bien trop tard. Je visite un vieil hôtel de passe, le portier monte prévenir Donna Ana "la patronne", je le suis. Il frappe à la porte, il re-frappe . Une vieille négresse de 65 ans passés sort complètement nue, ses cheveux blancs en pétard, la serviette à la main, une grosse bouée de graisse lui tombe jusqu'à mi-cuisses. "J'avais dit de ne pas me déranger", visiblement je la surprends en plein travail, faut bien gagner sa vie, le Brésil est un pays difficile...

Toujours pas de chambre, si ! On m'annonce qu'un hangar de dix places vient d'être loué à neuf personnes, je pourrais faire le dixième. Un hangar pour dix personnes !! J'y vais quand même et m'aperçois que les neuf occupants sont des travestis. "Viens, viens avec nous, petit Français, y a de la place, on va se serrer". Je m'enfuis, pas envie de me réveiller avec mal aux fesses, les travestis sont des farceurs et j'ai pas trop d'humour. Je rentre bredouille à Recife. Là je trouve enfin un hôtel dans le quartier du marché, il est temps car le soir tombe et le Brésil est dangereux la nuit. Chambre sans fenêtre, cadre sordide, odeur nauséabonde, chaleur accablante. J'entends des cris, des femmes montent les escaliers, les lits couinent, c'est un hôtel de passe, j'aurais dû m'en douter...

Vers 9 heures, je tente une sortie, mes travellers-chèques sont cachés dans mes jambes, sous un revers de mon jean, je m'attends à tout. Dès la sortie de l'hôtel, j'enjambe un corps, ça commence bien, mais je continue dans la nuit d'un pas décidé, de grands énergumènes noirs déguenillés, les cheveux en bataille, sont à l'affut juste à ma gauche, ils ont vraiment des gueules d'assassins, il y en a partout. Certains armés de gourdins surveillent, d'autres ont même des armes à feu, je suis dans un coupe-gorge. Je ne peux reculer, je suis déjà trop loin de mon hôtel. Lesquels sont les vigiles, lesquels sont les assassins ? Je n'en sais foutre rien, ils ont tous de sales bobines. Je continue ma marche, prenant l'air rassuré, surtout ne pas les regarder (avant de vous tuer, les brésiliens commencent toujours par vous parler, c'est leur point faible, ils sont lents, le tout est de ne pas s'arrêter, j'ai su cela plus tard) mais là, sans rien savoir, j'ai pressenti d'instinct qu'il fallait marcher vite. Je sors enfin de ce maudit quartier.

Rien de bien intéressant à Recife ce soir-là, je ne dois pas être au bon endroit, allez on se rattrapera demain à Olinda, mais il me faut rentrer. Je me perds, je demande mon chemin : l'hôtel est dans la rua Santa Rita, dis-je." La rua Santa Rita, non, non Monsieur, n'allez pas là-bas, vous allez vous faire tuer" me répondent tous les passants que j'interroge. Il me faut pourtant bien rentrer, je retraverse donc les mêmes rues du même pas, croisant les mêmes coupeurs de gorge, et miracle, je passe, enfin sauvé...

Le lendemain, sac sur l'épaule, retour à Olinda, cet après-midi il y a un défilé. Je vois passer le dernier bus tellement bondé que d'énormes grappes humaines pendent aux deux portes, faisant pencher dangereusement le véhicule, de plus la route s'incline du même côté. Le chauffeur roule à fond. S'il ne ralentit pas dans le virage, le bus va se coucher, "Oh le con, il accélère encore", le bus se penche, se penche, chancelle, les pantalons frottent sur la chaussée, mais, miracle, il passe... Eh oui, le Brésil c'est aussi le pays des miracles. Sur place, l'ambiance est surchauffée, le Trio Electrico est un défilé où les orchestres jouent perchés en haut d'un bus à étages tapissé de haut-parleurs, la foule en liesse danse autour, l'ambiance est euphorique. Après le défilé, j'arpente à nouveau les rues et là, de loin, j'aperçois une grosse silhouette qui marche en se dandinant, "mais ça serait-y pas le gros ?" (le gros c'est un copain de Saint Laurent, sorte de Coluche semblant sorti d'une BD de Moerell, moitié menuisier, moitié déjanté, grand amateur de Kronembourg et de cigarettes hilarantes, mais aussi philosophe à ses heures). Mais ce jour-là, le gros pour moi c'est Jésus Christ, le sauveur de l'humanité, enfin mon sauveur à moi, puisqu'il a trouvé un logement. Je lui saute au cou, retrouvailles euphoriques. Le lendemain, je rencontre l'auvergnat, maintenant nous sommes à trois dans le hangar du gros. Les choses sérieuses commencent, Olinda s'embrase, chaque maison met sa musique, les haut-parleurs résonnent des rythmes endiablés : une foule multicolore et déguisée sort dans les rues, ici des enfants masqués, costumés de la tête aux pieds font tourner des crécelles, là des amazones en string dansent à corps perdu, leurs fesses pailletées rythment les percussion au son de la samba. Pour tous les brésiliens, le Carnaval n'est qu'un rêve, mais durant ces quatre jours ce rêve doit devenir réalité, les pires folies sont possibles, et les économies de toute une année sont dépensées. L'euphorie est générale et l'ambiance est magique, Il faut avoir vécu un carnaval au Brésil pour se la figurer : tout est couleurs, soleil, beauté et musique mélangés, un véritable enchantement pour les oreilles et pour les yeux (la musique brésilienne est d"une richesse inouïe). En allant vers la plage, nous tombons sur des filles dont la beauté nous éblouit. Le soleil baigne leurs décolletés fluos et donne à leur apparence une luminosité enchanteresse, impossible de ne pas s'arrêter. Elles sont étudiantes et nous invitent à rentrer dans leur maison. Nous sommes deux blancs-becs attablés, entourés de vingt princesses qui nous dévorent du regard, c'est trop...Nous les invitons dans notre bar favori. Six d'entre elles nous suivent. Notre arrivée dans ce troquet est digne des plus grands triomphes de Georges Clooney : des play-boys bronzés et musclés sont tous galamment accompagnés, mais dès notre entrée ces pauvres malheureux n'existent plus, leurs dulcinées n'ont plus d'yeux que pour nous, j'en suis gêné pour eux. Qu'avons-nous de si beau, lui, l'auvergnat, blanc comme un cul, avec sa coupe à la Jeanne-d'Arc, et moi, crâne déjà dégarni, jean et maillot de corps troués ? Une splendide mulâtresse portant le string se met en tête de danser pour nous. Son corps ondule, virevolte, et ses fesses frétillantes nous effleurent au passage. Une autre, assise auprès de moi, me fait une démonstration de séduction par le regard. "Les brésiliennes font l'amour avec les yeux" m'avait-on dit, et là je constate que l'expression n'est pas exagérée : tout près de moi, la belle lionne me dévore du regard comme une friandise. Son sourire amoureux et ses grand yeux luisant dans les miens, elle restera là, plus de dix minutes, à me dévisager, j'en reste tout émoustillé. Dans la nuit, je rencontre une adorable diablesse au regard enjôleur, qui m'offrira cinq fois son corps dans la même soirée, la coke du gros m'a redonné des forces... Le carnaval étant très court, chaque heure est comptée, la fête bat son plein de 8 heures du matin jusqu'au lendemain 6 heures. Pour tenir à ce rythme (deux ou trois heures de sommeil), les Brésiliens sont tous à l'affut de stimulants, alcool, cocaïne, poppers, tisanes ou même amphétamines, qui pourraient leur procurer quelques heures de fête en plus. Je fais donc comme eux et m'accorde un rail par soirée, rien de plus.

Deuxième soir, des capoeiristes s'adonnent à leur sport sous nos yeux ébahis : les coups volent, frôlent, sifflent faisant voler leurs cheveux. Le moindre de ces coups serait fatal pour eux, mais pas un ne porte, ils sont tous évités, hallucinant... Nous suivons un orchestre ambulant, je prends un bain de foule, la masse des gens danse par vague de droite à gauche, nous sommes séparés, je suis soulevé du sol, la masse se comprime, se déprime au rythme du frevo, je suis ballotté comme un paquet, à nouveau soulevé, et à l'arrêt de la musique, m'affale sur le pavé. Je finis la nuit avec une autre belle, eh oui, durant le carnaval, les femmes ont toutes quartier libre, y compris les femmes mariées.

Troisième soir, je suis chaud, je commence la soirée avec une brunette rencontrée sur la plage, nous dansons mais vers minuit, fatiguée, elle rentre chez elle. Sur le trottoir d'en face j'en aperçois une autre d'une incroyable beauté : le visage de Claudia Cardinale, short noir au ras des fesses, bas à résilles et bottines à talons effilés, une bombe. Je bondis, impossible de résister. Je lui dis simplement qu'elle est tellement belle que je dois l'embrasser, et... elle accepte... Quand je vous dis qu'il y a des miracles au Brésil, allez faire ça en France...Quelques minutes après, j'apprends que son amie voudrait elle aussi m'embrasser, et moi... eh bien je ne fais rien. Résultat, elles se fondent dans la foule, je les perds, quel idiot, j'aurais dû accepter... Mais qu'importe, un groupe de percussionnistes joue une Samba d'enfer. Les tambours battent à rompre les caisses, à réveiller un mort. La musique me prend, je suis porté par elle, ce soir, je deviens brésilien : je danse, je danse, je rentre en transe. Chacune de mes articulations, chacune de mes extrémités rythment les percussions, un attroupement se forme autour de moi, l'orchestre se rapproche, je deviens l'attraction. La musique est tellement en moi, je la sens tellement que j'arrive à la devancer, j'ai même la sensation de la commander. Je fais couple avec une Naïade qui danse divinement. Nous dansons plusieurs heures jusqu'à épuisement et finissons la nuit dans les bras l'un de l'autre.

Dernier soir, le gros est malade, il me suit vaille que vaille. Un orchestre de cent musiciens joue impétueusement sur une estrade, les chanteurs s'égosillent, une véritable armée danse autour d'eux. Le rythme ralentit et chacun s'accroupit. Soudain, les trompettes claironnent dans un rythme infernal, et l'armée saute en l'air d'un même bond m'emportant avec elle. Le rythme frénétique m'emporte à nouveau, je vais danser près de l'orchestre où l'ambiance est plus folle. Autour de moi, que des noirs loqueteux, ce sont les gens des favelas. En temps normal j'aurais peur, mais ici je fais corps avec eux, je crois même qu'ils m'adoptent : certains me font du vent avec des éventails, craignant que je ne tombe d'épuisement. C'est ça aussi la magie du Carnaval. Subitement, les gens s'écartent, un bull-dozzer fonce dans la foule. T'inquiète, ils sont habitués, pour eux c'est un jeu ; drôle de jeu quand même ; pas de blessés, encore un miracle... 4 heures du matin, j'ai perdu mon tee-shirt, j'arpente la grand-rue qui monte à la Plaza da Sé. Elle est entièrement garnie de filles plus magnifiques les unes que les autres qui n'ont pas trouvé l'âme-sœur (la population brésilienne compte un homme pour six femmes). Je me risque à en aborder quelques unes mais je suis refoulé. Je lis la peur dans leurs yeux, l'une d'elles s'enfuit en me voyant. Je dois avoir une bien sale gueule pour arriver à les faire fuir... La rue débouche dans le quartier homosexuel. Une blonde platine dans un fourreau d'argent enlace une brune en bustier noir, quel spectacle... Je marche encore, je cherche à me désaltérer, et là, un enchantement, un éclair, Elle est là !

C'est Elle, la seule, l'unique, celle que j'attendais, telle un ange descendu du ciel : ses grands yeux noirs de biche effarouchée entourés de jolies boucles brunes, ses joyeux pendentifs brillant à ses oreilles, tout est divin chez elle. Son regard est empreint de tant de pureté, de ma vie je n'ai jamais vu tant de beauté. Mais que fait-elle ici, et comment l'aborder, torse-nu, avec mes yeux de déterré ? Je la contemple, je l'admire, impossible de décrire l'effet qu'elle me fait. Je ne sais qu'une chose : si je passe devant elle sans oser lui parler, je n'y survivrai pas ou m'en voudrai jusqu'à ma mort. Je me risque, m'assois à côté d'elle et - ô divine réciprocité - j'apprends qu'elle aussi m'observait.

Le rêve devient réalité, je sens l'amour monter en moi comme un parfum de volupté, nous nous embrassons tendrement, je l'aime, oui je l'aime de toute mon âme, je la serre, mon cœur bat la chamade, je regarde ses yeux langoureux, elle me regarde aussi, je sens son odeur, je la serre à nouveau en respirant profondément, et je pense à l'autre, celle qui m'attend là-bas, toute aussi belle et que j'aime aussi, et je me dis en fermant les yeux :

"Oui, tout ceci est bien réel... Mais comment imaginer tant de bonheur ?"


dimanche 20 novembre 2011

AndiamoLe fauteuil

Bien calée dans son vieux fauteuil en velours de Gênes bien râpé, Sylviane regarde son feuilleton préféré : « les feux de l’amour »….

Comme c’est magique, pense-t-elle : tous ces personnages qui, pourtant riches et beaux, ont tout de même des problèmes ! Ah ! L’argent ne fait pas le bonheur, se rassure-t-elle.

Ding- Dong ! Le carillon de la porte d’entrée la fait sursauter.

Qui ça peut bien être à cette heure ? Songe-t-elle tout en s’extirpant à regrets de son siège avachi.

Elle ouvre, un livreur en jean et baskets est là, souriant, un fascicule à la main.

- Madame Gaillard ? Sylviane Gaillard ?

- Oui, c’est moi !

- Je viens vous livrer le magnifique fauteuil que vous avez gagné par tirage au sort, en tant que cliente privilégiée des « Deux Redoutables Belges » !

- Un fauteuil ?... Mais oui, ça me revient ! J’ai reçu, il y a une quinzaine de jours, un bon à retourner, afin de participer au tirage de la chance ! Le premier lot était : un magnifique fauteuil style « Pullmann » en imitation cuir… Du sgaigue je crois…

- Non, du skaï !

- Voui, c’est ça ! Oh vous savez l’anglais et moi…. Mais entrez, ne restez pas dehors !

- Bon, où va t-on le mettre ce magnifique fauteuil ?

- Ben… Ici, à la place du vieux, ça vous ennuie de le reprendre et de m’en débarrasser ?

- Mais non, pas du tout, Madame Gaillard.

- C’est mon Marcel qui va être content ! Marcel, c’est mon mari. Pour l’heure, il est allé promener Réglisse, notre teckel.

Le jeune livreur lève le fauteuil hors d’âge, sans efforts, et le tenant par-dessus la tête, l’emporte jusqu’à sa camionnette à l’enseigne des " Deux Redoutables Belges". Il le dépose sans ménagements, ouvre la porte arrière de son véhicule, rabat la plate forme amovible, puis glisse le nouveau fauteuil dessus, c’est une plate-forme monte-charge, un appui sur un levier, le colis descend seul !

- Ah ! Vous êtes bien équipé ! s’extasie Sylviane.

- Ben, faut c’qui faut, répond le jeune homme en faisant glisser son colis sur un diable.

Après quelques efforts, et après l’avoir débarrassé de son emballage protecteur, le nouveau fauteuil trône au milieu de la pièce, face à l’écran plat récemment acquit !

- Oh qu’il est beau ! s’extasie la retraitée.

- Essayez-le ! Lance le livreur.

Sylviane s’assied précautionneusement.

- Il est très confortable ! Merci mille fois jeune homme, pour la peine je vais vous faire un café.

- Non, merci Madame, je n’ai vraiment pas le temps, si vous voulez bien signer le bon de livraison… Oui, là, à droite, inscrivez aussi la date… Voilà ! Merci Madame Gaillard, et à la prochaine… Peut-être.

Restée seule, Sylviane admire son beau fauteuil. C’est Simone, la voisine, qui va être jalouse ! Quand elle lui a dit qu’elle retournait le bon dans le but de gagner peut-être le gros lot, elle s’était moquée d’elle.

A seize heures tapantes, Marcel est rentré, il a essuyé les papattes de Réglisse, accroché son béret au porte-manteau, ainsi que sa « canadienne ».

- Maman, c’est nous ! A-t-il crié à l’intention de sa femme.

- J’ai une surprise, Papa ! Viens dans la salle à manger !

- C’est quoi ce truc ?

- J’ai gagné le fauteuil ! Tu te souviens le bon que j’avais rempli il y a deux semaines ?

- Euh… Oui.

- Eh bien voilà, on vient de le livrer.

Marcel s’est assis, a testé le moelleux du siège et des accoudoirs.

- Hummm… Il sera parfait pour la sieste ! Allez maman, on va se préparer un thé pour fêter ça !

Ils sont assis dans la cuisine, une tasse fumante devant eux, et des petits beurres dans une soucoupe.

Soudain ils entendent une sorte de rot énorme !

- Ça, c’est Réglisse qui est en train de vomir, déclare Sylviane.

Tous deux se précipitent dans la salle à manger… Point de Teckel !

- Réglisse ! Mon petit chien-chien, viens mon bébé, viens voir ta Maman !

Pas de chien, on cherche à l’étage, on cherche dans le sous-sol, on cherche dans le jardin, pas de chien-chien à sa Maman !

- Il n’a pas pu sortir, commence à pleurnicher Sylviane, le portillon et le portail donnant sur la rue sont verrouillés.

- Bon, écoute Maman, demain j’irai au commissariat, on verra bien. Allez rentre, il fait nuit, et ça caille !

Dix-neuf heures. Tout en se mouchant et en essuyant ses larmes, Sylviane prépare le repas du soir, vite fait le soir : une soupe, une tranche de jambon, des pâtes, un fruit.

Comme aime à le répéter son Marcel de mari :

- Le soir ? une bonne soupe, une bonne pipe, et au lit !

Sylviane s’apprête à appeler son mari quand elle entend un énorme rot.

- Ah ! Marcel t'exagères ! Quel cochon tu fais, allez à table, c’est prêt !

Rien ne se passe… Alors Sylviane se rend dans la salle à manger, le beau fauteuil est là, mais vide !

- Maaaarcel, descend, c’est prêt !

Pas de réponse, Sylviane a cherché partout... En vain.

Elle a décroché le téléphone et appelé Valérie sa fille…

Mi-pleurant, mi-geignant, elle lui a expliqué la disparition de son Papa, ainsi que celle de Réglisse.

- Bon, j’arrive, a répondu Valérie, qui heureusement n’habite pas très loin.

Dix minutes plus tard, la petite Twingo de Valérie se gare devant la grille verte du pavillon qui l’a vu grandir.

- Maman ! Papa ! Lance-t-elle en entrant. Pour toute réponse elle entend un énorme rot en provenance de la salle à manger.

Plus tard, Valérie expliquera aux enquêteurs que la seule chose qui avait changé dans le pavillon de ses parents, depuis leur disparition, était ce gros fauteuil en faux cuir, bien trop imposant pour son petit deux pièces. Et qu’elle s’était empressée de le donner à la voisine, une certaine Simone…

mercredi 16 novembre 2011

Tant-BourrinLes anges et les seins

Elle était divine ce soir-là. Ou plutôt, devrais-je dire, encore plus divine que d’accoutumée : gracile et éthérée, elle scintillait dans le sombre velours de la demi-pénombre. Les anges ont beau ne pas avoir de sexe, je suis sûr que plus d’un se serait alors damné pour plonger dans les flots capiteux de son parfum ambré et goûter à pleines dents le fruit défendu. Bon sang, elle était plus belle que jamais !

« Quelle adorable idée que ce repas aux chandelles, mon chéri », a-t-elle susurré. Je lui ai simplement souri en guise de réponse, avant de lui désigner, d’un bref regard, la serviette encore pliée sur son assiette. La soulevant, elle découvrit l’enveloppe que j’avais camouflée là.

Elle plissa les yeux pour décrypter les pattes de mouche de mon écriture : « pour… nos… trois ans… d’amour fou ». Serrant l’enveloppe sur son cœur rebondi, elle sourit comme une enfant : « Oh mon chéri ! C’était donc pour ça ! Comme c’est gentil d’y avoir pensé ! »

Puis, mettant un doigt songeur sur sa bouche : « Laisse-moi deviner ce dont il s’agit… Un billet d’avion ? » Hochement négatif de ma tête. « Une place à l’opéra ? » Non, toujours pas.

« Ne cherche pas, mon amour, lui ai-je alors chuchoté, tu ne trouveras pas. C’est quelque chose dont tu rêves depuis longtemps et que j’avais jusqu’alors refusé de t’offrir. »

Elle ouvrit, déplia le papier, et son excitation fit place à l’allégresse. Sur la feuille, ces quelques mots que j’avais griffonnés : « bon pour une augmentation mammaire ».

« Oh mon amour ! Tu es d’accord pour que je me fasse opérer ? C’est vrai de vrai ? » m’a-t-elle demandé, peinant à croire à mon revirement.

J’esquissai alors un petit sourire : je n’avais pas encore tiré le bouquet final.

« Oui, ma chérie, je savais que rien ne te ferait plus plaisir au monde, alors je ne me sens pas en droit de te le refuser plus longtemps. Et je vais même faire plus encore : tu n'as pas épousé un chirurgien esthétique de renom pour rien, c’est moi-même qui procèderai à ta plastie mammaire ! »

Un court silence, comme trois points de suspension. Je savais bien que cela ferait son petit effet.

« Mais… mais, mon chéri… heu… je… je croyais que les chirurgiens n’opéraient jamais les membres de leur entourage proche ? Tu… tu es sûr ? »

Je la rassurai bien vite : « Oui, je suis sûr de moi. Je veux la perfection pour ta poitrine et je saurai peaufiner mon travail jusqu’à en faire une œuvre d’art. Sans compter que je n’aimerais pas savoir qu’un confrère te tripote les seins, fût-ce dans le cadre de son activité professionnelle ! »

Un léger voile de contrariété avait glissé sur sa liesse. Mais il s’estompa vite : elle était complexée depuis si longtemps par sa poitrine qu’elle jugeait trop menue ! Dieu sait pourtant qu’elle avait les plus beaux seins du monde, que j’aimais à m’y noyer, à m’y perdre, et que cela m’arrachait le cœur de devoir y ajouter une sous-couche de silicone ! Mais ce que femme veut…


L’opération se déroula sans le moindre souci. A son réveil, elle porta instinctivement les mains à sa poitrine.

« Doucement, ma chérie, doucement ! C’est encore fragile, tu sais, lui dis-je tendrement au creux de l’oreille. J’ai enfilé sur tes pansements un corset de protection renforcé que tu devras garder une bonne semaine, jour et nuit. Tes seins doivent rester au repos, parfaitement immobiles, pour bien cicatriser. La beauté est à ce prix ! »

Elle sourit timidement et me demanda d’une voix teinté d’inquiétude : « Tout s’est bien passé ? Il n’y a aucun souci ? »

Je la rassurai bien vite : « Tout s’est merveilleusement passé ! Je me suis surpassé : tu vas avoir la plus belle poitrine de tout l’univers et de sa proche banlieue, ma chérie ! Un superbe 95C ! »

Encore à moitié assommée par l’anesthésie, elle se rendormit, un grand sourire aux lèvres.


Neuf jours plus tard, c’est-à-dire hier, son sourire illumina de nouveau sa face quand, devant le grand miroir de mon cabinet, je lui ôtai le corset et défis doucement ses bandages.

Le résultat était parfait, bien au-delà de ses espérances.

« Oh… merci, mon chéri ! C’est… c’est… mieux que dans mes rêves ! » dit-elle en soulevant une main et en la portant vers ses seins, comme pour s’assurer que ses yeux ne la trahissaient pas. J’arrêtai aussitôt son geste.

« Tututut ! On ne touche pas encore : sans les bandages, c’est encore un peu fragile ! Il faut laisser les prothèses quelques heures encore trouver leur place définitive ! Je vais juste te faire un petit brin de toilette tout en douceur avec un gant humide, et tu remettras le corset renforcé jusqu’à cet après-midi. Vers 17 heures environ, tu pourras l’enlever enfin puis vaquer normalement, et même faire du sport si tu le souhaites. »

Elle déposa un baiser sur mes lèvres. « Tu es un amour, mon chéri ! Ce soir, tu pourras profiter de mes nouveaux seins, un bel oreiller pour tes rêves ! »

Une fois engoncée de nouveau dans le corset, elle s’habilla et quitta le cabinet. La jubilation faisait tanguer lascivement ses hanches.


C’est vers 19 heures que j’ai lu la dépêche AFP que je guettais.

PARIS, 18h54 – Une violente explosion, vraisemblablement due au gaz, a entièrement ravagé un appartement situé rue Desaix, dans le 15ème arrondissement, faisant selon le premier bilan deux victimes. Les enquêteurs et les secouristes privilégient la thèse de l'accident, bien qu’aucune piste ne soient pour l’heure écartée.


Voilà. La pièce était jouée. Les enquêteurs ont pu établir l’identité des victimes et sont passés tout à l’heure m’apprendre, avec force circonvolutions, « l’affreuse nouvelle ». J’ai feint l’effondrement. J’ai été parfait. Ils n’y ont vu que du feu.

Messieurs les enquêteurs, à qui cette lettre est destinée, je vais vous épargner bien de la peine en orientant vos recherches dans le bon sens : vous pourrez aisément vérifier la véracité de ce qui suit.

C’est moi qui ai tué ma jeune épouse. Elle n’aurait jamais dû laisser traîner son téléphone portable, ni omettre d'effacer certains SMS. J’ai tout su de mon infortune : l’identité de mon rival, un type rustre et impulsif ; la fréquence de leurs rapports, plusieurs fois par semaine ; le lieu, son appartement de la rue Desaix. Celui-là même qui a été soufflé hier.

Si je vous ai tout conté, au début de cette lettre, de la plastie mammaire de mon épouse, c’est qu’elle a été mon arme, l’instrument de ma vengeance. Je savais bien qu’une fois libérée de son corset, la première chose qu’elle ferait serait de se précipiter chez l’autre, le gorille en rut.

Et je me doutais bien que ce type impulsif, qui ne devait pas avoir le geste délicat, se jetterait comme un affamé sur les seins de mon épouse pour les malaxer en tous sens.

Ne cherchez pas plus loin la cause de l’explosion : le gaz n’y est pour rien, ce sont les prothèses mammaires de mon épouse. J’en avais retiré le gel de silicone et l’avais remplacé, très délicatement, par de la penthrite, un explosif sensible aux chocs et aux frottements. Vous en trouverez sûrement des traces dans les décombres de l'appartement.

Comme les anges dont je parlais au début de cette lettre, je me suis damné pour les seins de ma femme. Si ce n’est pas déjà fait, vous trouverez mon cadavre, pendu, à l’étage.

samedi 12 novembre 2011

Saoul-FifreMais il y a du feu sans fumée

La colline où nous nichons venait de se ramasser une bonne saucée, un de ces célèbres orages provençaux qui semblent en rajouter dans le pathos hystérique et qui nous versent de telles trombes d'eau qu'on s'attend d'un instant à l'autre à voir le niveau monter dans la pièce à vivre et un banc de sardines marseillaises rentrer chez nous pour visiter leur nouvel appartement.

Enfin : genre...

Avec des éclairs si puissants, si chargés d'énergie qu'EDF se devrait moralement de récupérer tous ces mégavolts qui trainent, sentent le gaspillage, font désordre, et en échange, commencer de démanteler quelques "cent trolls niquent les hères".

On voit bien par là que ces gens sont la proie des lobbies voire des lobbies eux-mêmes.

Les possibilités de labourer mes terres se voyaient repoussées aux calendes grecques, c'est à dire : à jamais. Putain, les calendes, c'est romain, vous avez suivi une filière courte, comme Andiamo, ou quoi ?

Ces vacances qui m'étaient imposées par de brutaux météores se télescopaient donc de manière sympathique avec celles que l'Education Nationale concédait à Margotte, Croukougnouche, Célestine, Epamin' et bien d'autres afin que ceux-ci aillent fleurir la dalle froide de leurs proches défunts.

Pour ma part, enfant abandonné à la naissance sur les marches de la Perception locale de Condom (Gers), je remerciais tous les soirs le ciel de ne pas m'avoir mis à charge cette sorte de devoir mélancolique et couteux.

Pourquoi ne profiterions-nous pas de ce court laps temporel pour rendre visite à notre amie l'Automne ?

Lui rendre sa visite ? Heu, étymologiquement non : cette casanière ne descend jamais chez nous. Si nous voulons nous régaler de ses flamboyances, nous devons faire l'effort du déplacement. Les rares arbres provençaux à feuilles caduques perdent leurs feuilles, certes, mais brutalement. L'arbre épuisé par la canicule se débarrasse parfois de ses feuilles dès l'Aout. Autant vous dire que ces feuilles exsangues, moribondes respirent tout sauf la santé. Il conviendrait de les envoyer en province reprendre des couleurs oui mais voilà, elles ne sont qu'en Provence.

Pâlottes, jaunasses, grisâtres, elles tombent toutes d'un seul coup, par terre et dans l'oubli, sans nous laisser de regrets, sans nous fouailler du sentiment de manque douloureux ressenti devant la perte inéluctable de leurs sœurs, païennes beautés, danseuses virevoltantes à nous données en spectacle sous les frondaisons lumineuses limousines.

Plus au Nord, l'Automne dure, dure... Elle enchaine les défilés de haute couture de ses ensembles multicolores. Cette saison, la mode est aux tons chauds. L'Automne se portera brulant, voire incandescent. Le couvert de nos forêts se déclinera dans des couleurs d'embrasement incendiaire. Les costumes de nos végétaux pétilleront, crépiteront d'étincelles dans les roux ardents, les cramoisis, les chatoyants, éclatants, empourprés, fuligineux, luminescents...

Ha tiens : l'année dernière aussi et celles d'avant également.

Le créateur bégaye, radote, se répète et il a bien raison.

Voici même , pour le même tarif un petit jeu, comme chez Martine . Qui parviendra en premier à trouver Margotte, cachée au milieu des cèpes ?

vendredi 4 novembre 2011

AndiamoChauguise et l'homme sans tête

DRIIIING ! DRRRRIIIING !

La sonnerie stridente du téléphone tire lentement Chauguise du sommeil. Machinalement, il regarde son réveil : six heures trente !

- Putain, c’est quoi ce bordel ?

D’un pas hésitant il va décrocher le biniou….

- Ouais !

- Excusez-moi patron, c’est moi, Julien !

- Et alors, qu’est-ce qu’il y a ?

- Un cadavre à Saint-Denis, faut v’nir fissa patron, il paraît que c’est horrible !

- T’es au 36 ou quoi ?

- Non, je suis en bas de chez vous, au p’tit bistrot : « chez Robert », je suis venu avec la quinze, je vous attend patron.

- Bon, monte, Juliette va nous préparer un café.

Sans se le faire répéter, Julien a monté les escaliers du 40 avenue du Mont Cenis, près du Sacré Cœur, à la vitesse grand « V ». En arrivant sur le palier, Juliette l’attend déjà : baiser langoureux…

- Bon, entrez tous les deux ! hurle Chauguise depuis la cuisine, si ça continue les voisins vont vous balancer un seau d’eau !

Un quart d’heure plus tard, notre duo infernal est dans la quinze. Il ne fait pas chaud en cette matinée de novembre.

- C’est où ? questionne Chauguise.

-A Saint-Denis, le long du canal, face aux ateliers de Christofle, l’orfèvrerie…

- Ouais, je vois où ça crèche ! Descends jusqu’à la rue Ordener, à gauche, à la suite : rue Championnet puis la rue Vauvenargues, t’arriveras porte de Saint-Ouen, tu emmanches le boulevard Ney jusqu’à la porte d’Auber.

- D’Auber ?

- Ouais, d’Aubervilliers ! T’es vraiment naze, Dugland ! Faut tout t’ mâcher !

- Mais patron…

- Voilà l’ancien octroi. Prends à gauche l’avenue Victor Hugo et, au pont qui enjambe le canal, tu prendras encore à gauche. Après, t’as plus qu’à suivre le canal !

Au carrefour de la rue Ambroise Croizat et du Boulevard Anatole France, se trouve l’usine Christofle, qui fabrique des couverts et autres pièces d’orfèvrerie de très haute qualité. A l’époque, elle emploie 1500 ouvriers !

Il y a là un petit attroupement et quelques flics en képi et pélerine.

- Commissaire Chauguise ! Gardiens, dégagez-moi tous ces curieux, c’est pas la foire d’empoigne… Verstehen ?

A coup de sifflets rageurs les cognes ont fait place nette.

Julien et Chauguise s’approchent : un homme complètement à poil est étalé ventre contre terre sur le trottoir, il est décapité !

- Et la tronche, elle est où ? demande Chauguise à l’un des gardiens de la paix.

- On ne l’a pas trouvée, Commissaire, pourtant on a ratissé large autour !

- Qui a découvert le corps ?

- C’est moi, M’sieur, balbutie un homme d’une cinquantaine d’années, fouillasse rejetée en arrière, musette sur le râble, goulot d’un litre de rouge à la tireuse dépassant de la dite musette.

Il est bavard le garenne, pas besoin de lui tirer les vers du nez, vu que les verres il les a dans le nez… Justement !

Il était cinq heures et demie, j’allais prendre mon boulot à six heures, vu que j’fais équipe : j’suis cariste chez Chriot… Christofle. Je marchais sur le trottoir, c’est pas bien éclairé dans l’coin, j’ai buté sur quèque chose, j’voyais pas bien, alors j’ai frotté mon briquet… Et là, j’ai vu ! Aussitôt le gardien de l’usine a avertit le commissariat de Saint-Denis, on n’a pas perdu d’temps, vous savez !

- Ouais, bon, merci, vous pouvez aller au boulot. Laissez vos coordonnées à mon adjoint : si on a besoin de vous, on vous convoquera.

Chauguise a regardé alentours. Comme les lardus, il n’a rien remarqué.

- Convoquez « la fluv » (1). Ils vont venir avec leurs pieds de plomb (à l’époque point d’hommes grenouilles, mais des scaphandriers), et fissa ! Capito ?

Chauguise et Julien sont allés s’en jeter un en attendant, au petit rade près de la manufacture.

Un troquet de banlieue comme il en existait tant autrefois, avec son zinc qui en avait usé des manches de « cols bleus » ! Les habitués : des laborieux qui en sont déjà au ballon de rouge, et le long du mur derrière le comptoir, l’antique perco, fuyant la vapeur par tous ses joints !

A dix heures, les scaphandriers sont là. Harnachés, engoncés dans leurs scaphandres bien lourdingues. Nos deux scaphandres de la fluviale sont descendus dans l’eau froide et peu ragoûtante du canal. Seuls des chapelets de bulles crevant la surface trahissent leur présence.

Soudain, l’un des bouts qui relie le scaphandrier aux assistants se tend vigoureusement. On hisse l’homme sur la berge. Il tient par les cheveux la tête de l’homme gisant sur le trottoir !

Chauguise et Julien s’approchent, les deux hommes deviennent livides… C’est la tête du commissaire qui vient d’être déposée sur une couverture jetée à la hâte !

- Ben merde ! murmure Chauguise, si ça n’est pas mon jumeau, ça lui ressemble !

Un peu bouleversés, Chauguise et Julien sont retournés au petit rade.

- Un calva, patron ! a commandé Chauguise. Et toi, Dugland ?

- Pour moi aussi, j’en ai besoin !

Un peu plus tard, Chauguise, de retour au trente-six, examine les photos prises par l’identité judiciaire et déjà développées.

Passé le premier choc, il regarde attentivement les clichés. Bien sûr, l’inconnu lui ressemble, mais cette tête lui rappelle autre chose.

Toute la journée cette vision l’a turlupiné et, le soir, installé dans son fauteuil favori, une « Boyard papier maïs » entre les lèvres, son « France soir » grand format déplié devant lui, il parcourt les colonnes d’un regard distrait.

Soudain Chauguise a bondi !

- Ça y est, ça me revient ! Bon Dieu, je l’avais oublié !

Juliette a sursauté.

- Qui ? Quoi ? Qu’est-ce-que t’avais oublié, Papa ? Tu m’as fait peur à bondir et hurler comme ça !

- Excuse-moi ma Juju, je pensais à l’affaire d’aujourd’hui, je me demandais où j’avais vu cette tête… C’est le cas de le dire !

- Pourquoi ?

- Non, non, je ne peux pas tout te raconter, tu es trop sensible, ma Juju ! Le mec que nous avons trouvé ce matin, c’est Alfred dit « la couleuvre » !

- La couleuvre ? Tu parles d’un sobriquet !

- Mais oui, mon trésor, c’est parce que, dans son genre, c’était un roi de l’évasion. La dernière fois qu’il s’est fait la belle, il était habillé en infirmière ! Il avait pris la place d’une jeune femme venue chercher un malade à la Santé.

Là-dessus, Chauguise se marre de sa propre boutade !

- Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on a repassé ce demi-sel ? Et surtout pourquoi on l’a mutilé de cette façon, ajoute-t-il tout bas.

Le lendemain, Chauguise se pointe au 36. Il a la mine des mauvais jours !

- Tout le monde dans mon casino (son bureau), et fissa ! Cappice ?

Dans les trente secondes, toute l’équipe est au garde-à-vous.

- Vous me dégottez la planque d’Alfred Lambart dit « la couleuvre », je veux son adresse pour hier !

- Bien patron, répondent en chœur les jolis volatiles du 36 !

A quinze heures, Robert, un flic chevronné, frappe à la porte du bureau de son commissaire.

- Entre !

- Ça y est patron, j’ai l’adresse : Alfred loge au 12 de l’avenue de Stalingrad à Bobigny, dans un petit hôtel minable.

- Merci Bébert ! Julien ! Radoche, on va à la cambrousse !

La quinze démarre en trombe : porte de Pantin, la route des petits ponts, le carrefour des six routes à Bobigny, un « à gauche » sur les chapeaux de roues… Les voilà avenue de Stalingrad.

Une petite route mal pavée bordée d’arbres, des usines, des bistrots, des bistrots, des usines….

Au 12, un hôtel miteux. Sur la façade, des lettres bleues à moitié effacées : « Hôtel du commerce ».

- Ils ne se sont pas foulés, déclare Chauguise.

Il entre dans l’hôtel, tend sa brême au bignole, ainsi qu’une photo d’ Alfred.

- C’est Fredo ! déclare le concierge tout en gardant son mégot jauni collé à sa lèvre supérieure. Y’a bien deux jours que j’ l’ai pas vu ! Sans compter qui m’doit deux sacotins, c'pied d'tanche !

- Bon, on apprendra rien de plus. En attendant, Dugland, on va aller s’en j’ter un !

Chauguise et Julien ont traversé la route, poussé la porte « des tilleuls », une fumée à couper au couteau, quelques vieux assis à une table et tapant le carton.

Au fond du rade, s’acharnant sur un antique flipper : un jeunot…

Chauguise n’en revient pas : c’est le portrait de Jules Massard dit « l’écureuil », le mec que Chauguise avait serré il y a quelques années déjà ! Son portrait, mais en plus jeune !

Les deux bourres s’approchent. Le môme tourne la tête, ses yeux s’écarquillent…

- Mais il va tomber dans les pommes ! s’écrie Chauguise tout en se précipitant, afin d’éviter la chute.

On ranime le gamin, un p’tit cordial finit par lui redonner le rouge aux joues !

- Vous… Vous êtes un fantôme pas vrai ?

- Non, bonhomme, mais tu vas nous suivre et tout nous raconter au 36 !

Le jeune Antoine a tout raconté, il n’avait que seize ans quand son père a été exécuté.

- C’était qui son père ? questionne Julien.

- Son père ? C’était Jules Massard dit : « l’écureuil ». Dans le mitan, on l’appelait l’écureuil rapport à ses longs séjours en cage ! Et puis, un jour, il a déraillé, il a voulu jouer dans la cour des grands, et en solo s’il te plaît ! Il a braqué une banque à Paris, c’était l’agence du « crédit péquenot » boulevard Magenta, si mes neurones sont en bon état.

- Ils le sont, Patron !

- Merci ! Et puis ça a mal tourné, il s’est affolé, un des employés a actionné la pédale qui donne l’alerte au commissariat le plus proche. Les collègues sont arrivés, mézigue en tête. Julot a paniqué et ce con a défouraillé, alors que je lui demandais gentiment de se rendre, vu qu’il n’avait aucune chance ! Tu penses, la maison « Royco » était laga au grand complet !

Il a fumé un pauvre gardien, père de trois enfants, et blessé un autre : une bastos dans la colonne vertébrale, le pauvre est paralysé à vie ! Aux assiettes (2), je l’ai chargé comme une mule. Résultat : la peine capitale ! Julot est passé sous la bascule à Charlot en 1947, si je me souviens bien ! Monsieur Vincent Auriol, le président de la République, avait refusé son recours en grâce !

La suite, Antoine l’a raconté :

- Un soir, je vous ai vu, commissaire... Enfin, celui que je pensais être vous ! Je l’ai suivi, ça m’a bien un peu étonné qu’un commissaire prenne le bus et se balade à cette heure le long du canal à Saint-Denis. J’ai pensé que c’était pour les besoins d’une enquête. Je me suis approché, puis, à l’aide d’un pavé, je lui ai fracassé le crâne. Ensuite, je lui ai fait ce que l’on avait fait à mon papa : je lui ai coupé la tête, puis je l’ai balancée dans le canal !

- Eh ben, tu vois, môme, à défaut de faire perdre la tête à une grognasse, tu l'auras fait perdre à un pauv' type !




1) La brigade fluviale.

2) Les assises.