Elle était divine ce soir-là. Ou plutôt, devrais-je dire, encore plus divine que d’accoutumée : gracile et éthérée, elle scintillait dans le sombre velours de la demi-pénombre. Les anges ont beau ne pas avoir de sexe, je suis sûr que plus d’un se serait alors damné pour plonger dans les flots capiteux de son parfum ambré et goûter à pleines dents le fruit défendu. Bon sang, elle était plus belle que jamais !

« Quelle adorable idée que ce repas aux chandelles, mon chéri », a-t-elle susurré. Je lui ai simplement souri en guise de réponse, avant de lui désigner, d’un bref regard, la serviette encore pliée sur son assiette. La soulevant, elle découvrit l’enveloppe que j’avais camouflée là.

Elle plissa les yeux pour décrypter les pattes de mouche de mon écriture : « pour… nos… trois ans… d’amour fou ». Serrant l’enveloppe sur son cœur rebondi, elle sourit comme une enfant : « Oh mon chéri ! C’était donc pour ça ! Comme c’est gentil d’y avoir pensé ! »

Puis, mettant un doigt songeur sur sa bouche : « Laisse-moi deviner ce dont il s’agit… Un billet d’avion ? » Hochement négatif de ma tête. « Une place à l’opéra ? » Non, toujours pas.

« Ne cherche pas, mon amour, lui ai-je alors chuchoté, tu ne trouveras pas. C’est quelque chose dont tu rêves depuis longtemps et que j’avais jusqu’alors refusé de t’offrir. »

Elle ouvrit, déplia le papier, et son excitation fit place à l’allégresse. Sur la feuille, ces quelques mots que j’avais griffonnés : « bon pour une augmentation mammaire ».

« Oh mon amour ! Tu es d’accord pour que je me fasse opérer ? C’est vrai de vrai ? » m’a-t-elle demandé, peinant à croire à mon revirement.

J’esquissai alors un petit sourire : je n’avais pas encore tiré le bouquet final.

« Oui, ma chérie, je savais que rien ne te ferait plus plaisir au monde, alors je ne me sens pas en droit de te le refuser plus longtemps. Et je vais même faire plus encore : tu n'as pas épousé un chirurgien esthétique de renom pour rien, c’est moi-même qui procèderai à ta plastie mammaire ! »

Un court silence, comme trois points de suspension. Je savais bien que cela ferait son petit effet.

« Mais… mais, mon chéri… heu… je… je croyais que les chirurgiens n’opéraient jamais les membres de leur entourage proche ? Tu… tu es sûr ? »

Je la rassurai bien vite : « Oui, je suis sûr de moi. Je veux la perfection pour ta poitrine et je saurai peaufiner mon travail jusqu’à en faire une œuvre d’art. Sans compter que je n’aimerais pas savoir qu’un confrère te tripote les seins, fût-ce dans le cadre de son activité professionnelle ! »

Un léger voile de contrariété avait glissé sur sa liesse. Mais il s’estompa vite : elle était complexée depuis si longtemps par sa poitrine qu’elle jugeait trop menue ! Dieu sait pourtant qu’elle avait les plus beaux seins du monde, que j’aimais à m’y noyer, à m’y perdre, et que cela m’arrachait le cœur de devoir y ajouter une sous-couche de silicone ! Mais ce que femme veut…


L’opération se déroula sans le moindre souci. A son réveil, elle porta instinctivement les mains à sa poitrine.

« Doucement, ma chérie, doucement ! C’est encore fragile, tu sais, lui dis-je tendrement au creux de l’oreille. J’ai enfilé sur tes pansements un corset de protection renforcé que tu devras garder une bonne semaine, jour et nuit. Tes seins doivent rester au repos, parfaitement immobiles, pour bien cicatriser. La beauté est à ce prix ! »

Elle sourit timidement et me demanda d’une voix teinté d’inquiétude : « Tout s’est bien passé ? Il n’y a aucun souci ? »

Je la rassurai bien vite : « Tout s’est merveilleusement passé ! Je me suis surpassé : tu vas avoir la plus belle poitrine de tout l’univers et de sa proche banlieue, ma chérie ! Un superbe 95C ! »

Encore à moitié assommée par l’anesthésie, elle se rendormit, un grand sourire aux lèvres.


Neuf jours plus tard, c’est-à-dire hier, son sourire illumina de nouveau sa face quand, devant le grand miroir de mon cabinet, je lui ôtai le corset et défis doucement ses bandages.

Le résultat était parfait, bien au-delà de ses espérances.

« Oh… merci, mon chéri ! C’est… c’est… mieux que dans mes rêves ! » dit-elle en soulevant une main et en la portant vers ses seins, comme pour s’assurer que ses yeux ne la trahissaient pas. J’arrêtai aussitôt son geste.

« Tututut ! On ne touche pas encore : sans les bandages, c’est encore un peu fragile ! Il faut laisser les prothèses quelques heures encore trouver leur place définitive ! Je vais juste te faire un petit brin de toilette tout en douceur avec un gant humide, et tu remettras le corset renforcé jusqu’à cet après-midi. Vers 17 heures environ, tu pourras l’enlever enfin puis vaquer normalement, et même faire du sport si tu le souhaites. »

Elle déposa un baiser sur mes lèvres. « Tu es un amour, mon chéri ! Ce soir, tu pourras profiter de mes nouveaux seins, un bel oreiller pour tes rêves ! »

Une fois engoncée de nouveau dans le corset, elle s’habilla et quitta le cabinet. La jubilation faisait tanguer lascivement ses hanches.


C’est vers 19 heures que j’ai lu la dépêche AFP que je guettais.

PARIS, 18h54 – Une violente explosion, vraisemblablement due au gaz, a entièrement ravagé un appartement situé rue Desaix, dans le 15ème arrondissement, faisant selon le premier bilan deux victimes. Les enquêteurs et les secouristes privilégient la thèse de l'accident, bien qu’aucune piste ne soient pour l’heure écartée.


Voilà. La pièce était jouée. Les enquêteurs ont pu établir l’identité des victimes et sont passés tout à l’heure m’apprendre, avec force circonvolutions, « l’affreuse nouvelle ». J’ai feint l’effondrement. J’ai été parfait. Ils n’y ont vu que du feu.

Messieurs les enquêteurs, à qui cette lettre est destinée, je vais vous épargner bien de la peine en orientant vos recherches dans le bon sens : vous pourrez aisément vérifier la véracité de ce qui suit.

C’est moi qui ai tué ma jeune épouse. Elle n’aurait jamais dû laisser traîner son téléphone portable, ni omettre d'effacer certains SMS. J’ai tout su de mon infortune : l’identité de mon rival, un type rustre et impulsif ; la fréquence de leurs rapports, plusieurs fois par semaine ; le lieu, son appartement de la rue Desaix. Celui-là même qui a été soufflé hier.

Si je vous ai tout conté, au début de cette lettre, de la plastie mammaire de mon épouse, c’est qu’elle a été mon arme, l’instrument de ma vengeance. Je savais bien qu’une fois libérée de son corset, la première chose qu’elle ferait serait de se précipiter chez l’autre, le gorille en rut.

Et je me doutais bien que ce type impulsif, qui ne devait pas avoir le geste délicat, se jetterait comme un affamé sur les seins de mon épouse pour les malaxer en tous sens.

Ne cherchez pas plus loin la cause de l’explosion : le gaz n’y est pour rien, ce sont les prothèses mammaires de mon épouse. J’en avais retiré le gel de silicone et l’avais remplacé, très délicatement, par de la penthrite, un explosif sensible aux chocs et aux frottements. Vous en trouverez sûrement des traces dans les décombres de l'appartement.

Comme les anges dont je parlais au début de cette lettre, je me suis damné pour les seins de ma femme. Si ce n’est pas déjà fait, vous trouverez mon cadavre, pendu, à l’étage.