DRIIIING ! DRRRRIIIING !

La sonnerie stridente du téléphone tire lentement Chauguise du sommeil. Machinalement, il regarde son réveil : six heures trente !

- Putain, c’est quoi ce bordel ?

D’un pas hésitant il va décrocher le biniou….

- Ouais !

- Excusez-moi patron, c’est moi, Julien !

- Et alors, qu’est-ce qu’il y a ?

- Un cadavre à Saint-Denis, faut v’nir fissa patron, il paraît que c’est horrible !

- T’es au 36 ou quoi ?

- Non, je suis en bas de chez vous, au p’tit bistrot : « chez Robert », je suis venu avec la quinze, je vous attend patron.

- Bon, monte, Juliette va nous préparer un café.

Sans se le faire répéter, Julien a monté les escaliers du 40 avenue du Mont Cenis, près du Sacré Cœur, à la vitesse grand « V ». En arrivant sur le palier, Juliette l’attend déjà : baiser langoureux…

- Bon, entrez tous les deux ! hurle Chauguise depuis la cuisine, si ça continue les voisins vont vous balancer un seau d’eau !

Un quart d’heure plus tard, notre duo infernal est dans la quinze. Il ne fait pas chaud en cette matinée de novembre.

- C’est où ? questionne Chauguise.

-A Saint-Denis, le long du canal, face aux ateliers de Christofle, l’orfèvrerie…

- Ouais, je vois où ça crèche ! Descends jusqu’à la rue Ordener, à gauche, à la suite : rue Championnet puis la rue Vauvenargues, t’arriveras porte de Saint-Ouen, tu emmanches le boulevard Ney jusqu’à la porte d’Auber.

- D’Auber ?

- Ouais, d’Aubervilliers ! T’es vraiment naze, Dugland ! Faut tout t’ mâcher !

- Mais patron…

- Voilà l’ancien octroi. Prends à gauche l’avenue Victor Hugo et, au pont qui enjambe le canal, tu prendras encore à gauche. Après, t’as plus qu’à suivre le canal !

Au carrefour de la rue Ambroise Croizat et du Boulevard Anatole France, se trouve l’usine Christofle, qui fabrique des couverts et autres pièces d’orfèvrerie de très haute qualité. A l’époque, elle emploie 1500 ouvriers !

Il y a là un petit attroupement et quelques flics en képi et pélerine.

- Commissaire Chauguise ! Gardiens, dégagez-moi tous ces curieux, c’est pas la foire d’empoigne… Verstehen ?

A coup de sifflets rageurs les cognes ont fait place nette.

Julien et Chauguise s’approchent : un homme complètement à poil est étalé ventre contre terre sur le trottoir, il est décapité !

- Et la tronche, elle est où ? demande Chauguise à l’un des gardiens de la paix.

- On ne l’a pas trouvée, Commissaire, pourtant on a ratissé large autour !

- Qui a découvert le corps ?

- C’est moi, M’sieur, balbutie un homme d’une cinquantaine d’années, fouillasse rejetée en arrière, musette sur le râble, goulot d’un litre de rouge à la tireuse dépassant de la dite musette.

Il est bavard le garenne, pas besoin de lui tirer les vers du nez, vu que les verres il les a dans le nez… Justement !

Il était cinq heures et demie, j’allais prendre mon boulot à six heures, vu que j’fais équipe : j’suis cariste chez Chriot… Christofle. Je marchais sur le trottoir, c’est pas bien éclairé dans l’coin, j’ai buté sur quèque chose, j’voyais pas bien, alors j’ai frotté mon briquet… Et là, j’ai vu ! Aussitôt le gardien de l’usine a avertit le commissariat de Saint-Denis, on n’a pas perdu d’temps, vous savez !

- Ouais, bon, merci, vous pouvez aller au boulot. Laissez vos coordonnées à mon adjoint : si on a besoin de vous, on vous convoquera.

Chauguise a regardé alentours. Comme les lardus, il n’a rien remarqué.

- Convoquez « la fluv » (1). Ils vont venir avec leurs pieds de plomb (à l’époque point d’hommes grenouilles, mais des scaphandriers), et fissa ! Capito ?

Chauguise et Julien sont allés s’en jeter un en attendant, au petit rade près de la manufacture.

Un troquet de banlieue comme il en existait tant autrefois, avec son zinc qui en avait usé des manches de « cols bleus » ! Les habitués : des laborieux qui en sont déjà au ballon de rouge, et le long du mur derrière le comptoir, l’antique perco, fuyant la vapeur par tous ses joints !

A dix heures, les scaphandriers sont là. Harnachés, engoncés dans leurs scaphandres bien lourdingues. Nos deux scaphandres de la fluviale sont descendus dans l’eau froide et peu ragoûtante du canal. Seuls des chapelets de bulles crevant la surface trahissent leur présence.

Soudain, l’un des bouts qui relie le scaphandrier aux assistants se tend vigoureusement. On hisse l’homme sur la berge. Il tient par les cheveux la tête de l’homme gisant sur le trottoir !

Chauguise et Julien s’approchent, les deux hommes deviennent livides… C’est la tête du commissaire qui vient d’être déposée sur une couverture jetée à la hâte !

- Ben merde ! murmure Chauguise, si ça n’est pas mon jumeau, ça lui ressemble !

Un peu bouleversés, Chauguise et Julien sont retournés au petit rade.

- Un calva, patron ! a commandé Chauguise. Et toi, Dugland ?

- Pour moi aussi, j’en ai besoin !

Un peu plus tard, Chauguise, de retour au trente-six, examine les photos prises par l’identité judiciaire et déjà développées.

Passé le premier choc, il regarde attentivement les clichés. Bien sûr, l’inconnu lui ressemble, mais cette tête lui rappelle autre chose.

Toute la journée cette vision l’a turlupiné et, le soir, installé dans son fauteuil favori, une « Boyard papier maïs » entre les lèvres, son « France soir » grand format déplié devant lui, il parcourt les colonnes d’un regard distrait.

Soudain Chauguise a bondi !

- Ça y est, ça me revient ! Bon Dieu, je l’avais oublié !

Juliette a sursauté.

- Qui ? Quoi ? Qu’est-ce-que t’avais oublié, Papa ? Tu m’as fait peur à bondir et hurler comme ça !

- Excuse-moi ma Juju, je pensais à l’affaire d’aujourd’hui, je me demandais où j’avais vu cette tête… C’est le cas de le dire !

- Pourquoi ?

- Non, non, je ne peux pas tout te raconter, tu es trop sensible, ma Juju ! Le mec que nous avons trouvé ce matin, c’est Alfred dit « la couleuvre » !

- La couleuvre ? Tu parles d’un sobriquet !

- Mais oui, mon trésor, c’est parce que, dans son genre, c’était un roi de l’évasion. La dernière fois qu’il s’est fait la belle, il était habillé en infirmière ! Il avait pris la place d’une jeune femme venue chercher un malade à la Santé.

Là-dessus, Chauguise se marre de sa propre boutade !

- Mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on a repassé ce demi-sel ? Et surtout pourquoi on l’a mutilé de cette façon, ajoute-t-il tout bas.

Le lendemain, Chauguise se pointe au 36. Il a la mine des mauvais jours !

- Tout le monde dans mon casino (son bureau), et fissa ! Cappice ?

Dans les trente secondes, toute l’équipe est au garde-à-vous.

- Vous me dégottez la planque d’Alfred Lambart dit « la couleuvre », je veux son adresse pour hier !

- Bien patron, répondent en chœur les jolis volatiles du 36 !

A quinze heures, Robert, un flic chevronné, frappe à la porte du bureau de son commissaire.

- Entre !

- Ça y est patron, j’ai l’adresse : Alfred loge au 12 de l’avenue de Stalingrad à Bobigny, dans un petit hôtel minable.

- Merci Bébert ! Julien ! Radoche, on va à la cambrousse !

La quinze démarre en trombe : porte de Pantin, la route des petits ponts, le carrefour des six routes à Bobigny, un « à gauche » sur les chapeaux de roues… Les voilà avenue de Stalingrad.

Une petite route mal pavée bordée d’arbres, des usines, des bistrots, des bistrots, des usines….

Au 12, un hôtel miteux. Sur la façade, des lettres bleues à moitié effacées : « Hôtel du commerce ».

- Ils ne se sont pas foulés, déclare Chauguise.

Il entre dans l’hôtel, tend sa brême au bignole, ainsi qu’une photo d’ Alfred.

- C’est Fredo ! déclare le concierge tout en gardant son mégot jauni collé à sa lèvre supérieure. Y’a bien deux jours que j’ l’ai pas vu ! Sans compter qui m’doit deux sacotins, c'pied d'tanche !

- Bon, on apprendra rien de plus. En attendant, Dugland, on va aller s’en j’ter un !

Chauguise et Julien ont traversé la route, poussé la porte « des tilleuls », une fumée à couper au couteau, quelques vieux assis à une table et tapant le carton.

Au fond du rade, s’acharnant sur un antique flipper : un jeunot…

Chauguise n’en revient pas : c’est le portrait de Jules Massard dit « l’écureuil », le mec que Chauguise avait serré il y a quelques années déjà ! Son portrait, mais en plus jeune !

Les deux bourres s’approchent. Le môme tourne la tête, ses yeux s’écarquillent…

- Mais il va tomber dans les pommes ! s’écrie Chauguise tout en se précipitant, afin d’éviter la chute.

On ranime le gamin, un p’tit cordial finit par lui redonner le rouge aux joues !

- Vous… Vous êtes un fantôme pas vrai ?

- Non, bonhomme, mais tu vas nous suivre et tout nous raconter au 36 !

Le jeune Antoine a tout raconté, il n’avait que seize ans quand son père a été exécuté.

- C’était qui son père ? questionne Julien.

- Son père ? C’était Jules Massard dit : « l’écureuil ». Dans le mitan, on l’appelait l’écureuil rapport à ses longs séjours en cage ! Et puis, un jour, il a déraillé, il a voulu jouer dans la cour des grands, et en solo s’il te plaît ! Il a braqué une banque à Paris, c’était l’agence du « crédit péquenot » boulevard Magenta, si mes neurones sont en bon état.

- Ils le sont, Patron !

- Merci ! Et puis ça a mal tourné, il s’est affolé, un des employés a actionné la pédale qui donne l’alerte au commissariat le plus proche. Les collègues sont arrivés, mézigue en tête. Julot a paniqué et ce con a défouraillé, alors que je lui demandais gentiment de se rendre, vu qu’il n’avait aucune chance ! Tu penses, la maison « Royco » était laga au grand complet !

Il a fumé un pauvre gardien, père de trois enfants, et blessé un autre : une bastos dans la colonne vertébrale, le pauvre est paralysé à vie ! Aux assiettes (2), je l’ai chargé comme une mule. Résultat : la peine capitale ! Julot est passé sous la bascule à Charlot en 1947, si je me souviens bien ! Monsieur Vincent Auriol, le président de la République, avait refusé son recours en grâce !

La suite, Antoine l’a raconté :

- Un soir, je vous ai vu, commissaire... Enfin, celui que je pensais être vous ! Je l’ai suivi, ça m’a bien un peu étonné qu’un commissaire prenne le bus et se balade à cette heure le long du canal à Saint-Denis. J’ai pensé que c’était pour les besoins d’une enquête. Je me suis approché, puis, à l’aide d’un pavé, je lui ai fracassé le crâne. Ensuite, je lui ai fait ce que l’on avait fait à mon papa : je lui ai coupé la tête, puis je l’ai balancée dans le canal !

- Eh ben, tu vois, môme, à défaut de faire perdre la tête à une grognasse, tu l'auras fait perdre à un pauv' type !




1) La brigade fluviale.

2) Les assises.