L’inconnu n’avait pour visage qu’un crâne osseux et grimaçant.

- Vous… vous êtes… la… la mort ?
- Oui, c’est bien moi. Et ça a beau faire des millions d’années que je fais le même boulot, je ne me lasse décidément pas du petit effet que je produis à chaque fois !
- M… m… mais alors ? Ç… ç… ça veut dire que…
- Que ton heure est venue, ouais !

Amaury Heriotza, blême, frissonnant, sentit ses jambes lui faire défaut. Il chut sur son fessier, puis sur le dos, avant de se recroqueviller, tel un fœtus. Tout cela ne pouvait pas être vrai : en se repliant instinctivement sur lui-même, il espérait reprendre lien avec la réalité ou, du moins, avec ce qu’il estimait être une réalité acceptable.

- Allez, relève-toi ! Même si ça ne change pas grand-chose à ton affaire, le boss tient à ce que l’on respecte le cérémonial ! Alors tu vas gentiment te mettre debout, je vais te dire d’une voix caverneuse : « Suis-moi, Amaury Heriotza ! », je vais te donner un coup de faux en travers des chevilles et le tour sera joué ! Allez fissa, t’es mon dernier client de la journée et j’ai hâte d’aller me coucher, je tombe de sommeil !
- M… m… m… mais…
- Ecoute, on ne va pas y passer la nuit ! Allez, debout ! C’est juste un mauvais moment à passer !

Amaury, grelottant comme un sex-toy, se releva à grand peine. Gagner du temps. Il devait absolument gagner du temps !

- Heu… Si je puis me permettre une remarque…
- Quoi encore ?
- Il y a un détail qui me turlupine : vous allez me dire de vous suivre et aussitôt après me faucher, ça ne me paraît pas très logique ! Si vous voulez que je vous suive, il serait plus pertinent de me laisser l’usage de mes jambes, non ?

La face de la Mort, malgré son impavidité osseuse, parut arborer un semblant de surprise.

- Heu… Ouais, c’est pas con ce que tu dis là… Le cérémonial imaginé par le boss n’est peut-être pas aussi cohérent que je le pensais… Mais bon, je suis là pour faire le boulot, moi, pas pour refaire le monde ! Avec ou sans pieds, une fois mort, on avance quand même, hein ! Allez, maintenant, ne bouge pas s’il te plaît !

La Mort brandit sa faux, prête à moissonner sa victime. Amaury, au lieu de bêtement regarder sa vie défiler devant ses yeux, chercha désespérément une échappatoire.

- Suis-moi, Amaury Her…
- Hé ? Mais ça ne serait pas de la soie, votre suaire, des fois ?
- Heu… si, c’est bien de la soie, tu as l’œil, toi ! C’est un petit ensemble que je me suis conf… Eh ? Mais qu’est-ce que je raconte, moi ? On n’est pas là pour parler couture ! Suis-moi, Am…
- En tout cas, cela vous va à ravir : vous êtes ravissante ! Car vous êtes une femme, n’est-ce pas ?
- Une femme ? Non, je ne suis ni homme, ni femme : je suis celui qui n’est pas, le guide vers l’au-delà, le moissonneur des âmes… Bon, ceci étant, il est vrai que mes goûts naturels me portent plus vers la mode que vers le football ou les bagnoles, je dois avoir une sensibilité plutôt féminine… Mais, ne me déconcentre pas ! Je disais donc : suis-moi, Amau…
- Vous êtes belle !
- Hein ? Quoi ?
- Je disais : vous êtes belle !
- Pffff… Arrête avec tes sornettes ! N’essaie pas de me flatter !
- Mais je suis sérieux ! Ne me dites pas qu’on ne vous l’a jamais dit : une femme superbe comme vous !

Amaury Heriotza, en dragueur invétéré qu’il avait toujours été, avait réagi à l’instinct, sans trop y croire. Mais ses mots semblaient avoir quelque peu déstabilisé la Mort, même si l’absence de chairs sur sa face ne permettait d’y déceler aucune émotion.

- Je suis sûre que tu dis à toutes les femmes !
- Non, non, je vous jure ! Quand, tout à l’heure, mes jambes ont flageolé, c’était sous le coup de l’émotion et du désir ! Vos côtes, vos fémurs, vos omoplates, tout en vous respire la sensualité ! Je… je vous aime !
- …
- Mais je m’aperçois que je ne connais même pas votre prénom ! Dites-le moi, de grâce, que je meure béatement sous votre lame en le murmurant pour l’emporter dans l’au-delà !
- Heu… bin… heu… Certains m’appellent la Faucheuse, d’autres la Camarde ou la Parque, mais je n’ai pas à proprement parler ce que vous appelez un prénom.
- Alors laissez-moi vous en donner un avant de succomber. Voyons... Les hommes gisent après votre passage : que diriez-vous de Gisèle ?
- Heu… Oui, c’est joli, mais… heu… tu m’embrouilles avec tes histoires, je ne sais plus où j’en suis !
- Vous étiez sur le point de me faucher après m’avoir invité à vous suivre ! Et, croyez-moi, je suis prêt à suivre pour l’éternité, jusqu’en enfer s’il le faut ! Mais accordez-moi une faveur avant le coup de faux…
- Quoi ?
- Embrassez-moi, Gisèle !

Totalement décontenancée par cette situation inédite, la Mort marqua un long temps d’hésitation, avant de finalement se lancer.

- Oh, et puis crotte ! Ce n’est pas prévu dans la procédure, mais après tout, une dernière volonté, c’est sacré ! On va pas en mourir, hein !... Heu… Enfin, c’est une façon de parler…

Amaury Heriotza dut se contenir pour ne pas frémir d’horreur en approchant ses lèvres de la face osseuse de la Mort. Il déposa un baiser sur les dents de Gisèle, en essayant d’y instiller autant de fougue qu’il était humainement possible de feindre. Il en retira comme un goût infect de cendres froides et de terre. Se jetant ensuite à genoux devant la Mort, il écarta les bras et lui déclara :

- Et maintenant, je peux mourir heureux ! Allez-y, frappez-moi en plein cœur !

Mais la Mort écarta ses phalanges et laissa choir sa faux sur le sol. Elle semblait en proie à une tempête sous un crâne. Et puis, soudain, comme mue par une irrésistible impulsion, elle se jeta dans les bras d’Amaury et ils roulèrent tous deux sur le parquet dans un bruissement d’os.

- On ne m’a jamais parlé comme ça ! Je t’aime moi aussi ! Embrasse-moi !




A son réveil, le lendemain matin, en contemplant le squelette qui dormait encore paisiblement à ses côtés, Amaury Heriotza se remémora les événements improbables de la veille.

- Oh, putain, j’ai niqué la mort, se dit-il ! Mais maintenant, il va falloir assurer, sinon… couic !

Il savait que la moindre maladresse lui serait fatale et que l’acier de la faux restait près de sa gorge. Mais la perspective de continuer à jouer avec la Mort lui procurait un frisson d’excitation. Il allait lui sortir le grand numéro, elle allait être raide dingue de lui !

Le grand numéro en question commença quelques instants plus tard, quand la Mort s’éveilla doucement. Il la cueillit par un baiser sur les dents en lui murmurant :

- Bonjour, mon amour, lumière de mes jours !

Amaury Heriotza dut faire un effort pour ne pas vomir. La Mort avait une haleine de charogne au réveil. Il la dévisagea longuement, feignant l’extase amoureuse.

- T’as d’beaux ye… heu… de belles orbites, tu sais !
- Embrasse-moi !
- Heu… oui, ma Gisèle, mais je vais d’abord préparer le petit déjeuner !

En quittant le lit, Amaury s’aperçut qu’il était contusionné de partout et couvert d’écorchures. Faire l’amour avec un squelette était non seulement fort peu agréable, mais également plutôt douloureux. Mais sa survie était à ce prix !




Les jours qui suivirent furent des journées d’amour – réel du côté de la Mort, feint de celui d’Amaury - emplies des rires et des joies qui font l’ordinaire des passions naissantes.

Amaury voulut relooker Gisèle et la traîna dans les magasins de fringues, …

- Si, si, Gisèle, je t’assure que la minijupe t’irait très bien ! C’est quoi, ta taille ?
- Je fais un petit 26.

… dans les instituts de beauté, …

- Tu es sûre que ce rouge à lèvre n’est pas trop vif pour moi ? Je ne voudrais pas passer pour ce que je ne suis pas !
- Ne t’inquiète pas, ma chérie : même comme ça, tu restes une Mort naturelle !

… dans les restaurants …

- Madame, je suis désolé, si je puis me permettre : est-ce qu’il vous serait possible de ne pas laisser choir la nourriture sur le parquet ?
- Ecoutez, laissez ma compagne tranquille, vous voyez bien quelle ne le fait pas exprès : elle n’a aucun système digestif ni quoi que ce soit pour retenir la nourriture qu’elle ingère !

… dans les allées du Père Lachaise,…

- On ne peut pas se balader ailleurs, mon Amaury chéri ? Ça me rappelle trop le boulot, là !

… ou dans les salles obscures.

- Non, Monsieur, ce n’est pas votre canne ! Je vous pris de bien vouloir lâcher le fémur de ma compagne !

Bref, une gentille petite idylle qu’aucun nuage ne semblait devoir ternir, et qui dura ainsi des mois et des mois.




C’est durant cette période que le reste du monde commença à tourner bizarrement. On s’aperçut ainsi bien vite que les chiffres de mortalité s’étaient effondrés partout sur la planète. « Effondrer » est d’ailleurs un faible mot puisque ceux-ci s’établissaient partout à zéro : plus personne ne mourrait désormais sur Terre.

Quoi de plus normal, d’ailleurs, puisque la Mort vivait tranquillement sa petite romance et avait délaissé complètement son activité professionnelle ?

Toujours est-il que les agonisants se sentirent soudainement mieux, que les accidentés de la route, malgré des blessures atroces, continuaient à vaquer à leurs activités, que les suicidaires perdaient leur temps à se tirer des kilos de plomb dans le crâne et à avaler des somnifères par palettes entières, en vain.

Insensiblement, au fil des semaines et des mois, les comportements humains en furent affectés : la prudence devint peu à peu une notion dépassée et les comportements à risque devinrent la norme. A quoi bon prendre soin de soi puisque tout un chacun était devenu immortel ? Les jeux stupides firent florès : saut à l’élastique sans élastique, parties de paint-ball à balles réelles, baignades dans les effluents mortifères des usines, etc., tout était bon pour profiter de la nouvelle condition humaine !

Les scientifiques du monde entier, eux, s’en arrachaient les cheveux à force de n’y rien comprendre. Un virus bénéfique ? Une mutation génétique soudaine ? Aucune explication ne tenait bien longtemps la route. D’aucuns finirent par y voir une intervention divine et entrèrent en religion.




Mais - le refrain est bien connu – les histoires d’amour finissent mal en général. Celle d’Amaury et de Gisèle ne fit pas exception à la règle.

Amaury Heriotza avait toujours été un homme à femmes, et l’académie osseuse de la Mort ne pouvait bien longtemps satisfaire son appétence pour des constitutions féminines un peu plus charnues : il prit une maîtresse. Puis deux. Puis trois. Bref, il multiplia les aventures.

La Mort s’aperçut bien vite que son amant devenait distant et s’absentait fréquemment. Elle le suivit dans la rue et découvrit son infortune, sous la forme d’une jolie brunette potelée accrochée à son bras.

Ce soir-là, quand Amaury Heriotza regagna son appartement, la Mort lui fit une scène terrible.

- Salaud ! Infâme coureur de jupon ! Ah, tu t’es bien moqué de moi !
- Mais… mais… Gisèle, écout…
- Il n’y a plus de Gisèle qui tienne ! Appelle-moi la Mort ou la Camarde si tu préfères ! Je reprends mon taf que je n’aurais jamais dû laisser tomber !
- Mais…
- Attends un peu que je remette la main sur ma faux !... Merde, où est-ce que j’ai bien pu la ranger ?... Non, là, ce sont les balais… Ah oui, sur l’armoire de la chambre !
- …
- Ah, tu imaginais pouvoir impunément tromper la Mort ? Tu vas voir !

Amaury Heriotza, blême, sut qu’il n’y aurait cette fois plus de sursis à espérer. Il ferma les yeux, essayant de se souvenir des prières apprises des années plus tôt au catéchisme.

- Suis-moi, Amaury Heriotza !

Le sifflement tranchant de la lame se fondit dans l’écho de la voix d’outre-tombe. Et il fut mort.




Le boss de la Mort fut compréhensif et ne déclencha pas de procédure de licenciement pour abandon de poste. Il exigea en revanche qu’elle rattrapât son retard dans la semaine.

La Mort se remit au labeur avec acharnement. Tous les agonisants en sursis périrent en quelques heures. Tous les humains qui s’étaient livrés à des activités stupides pour tester leur immortalité virent leurs blessures devenir soudain létales et moururent aussi sec. Ainsi, en l’espace de quelques jours, les trois quarts de l’humanité disparurent de la surface du globe, précipitant les survivants dans des décennies d’affres et de troubles.

Car que cela soit dit une fois pour toute : on ne plaisante pas avec la mort.