Saint-Laurent, Guyane, 1988.

Nous étions jeunes et insouciants, en quête d'aventures, recherchant le pays "où tout est luxe et volupté". Le Brésil nous paraissait tout indiqué. "Si tu vas à Riooooo", chantions-nous tous en chœur avant le départ. Sur la route du rêve, direction Cayenne, nous apercevons un cavalier. "C'est Ernest" me dit mon passager en rigolant. Ernest, c'est un réfugié tchécoslovaque, un marginal qui a fui son pays au printemps de Prague, pour s'établir seul en pleine forêt amazonienne. Il apparait, d'énormes santiags aux pieds, assis sur sa jument, arborant un large chapeau qui ferait pâlir d'envie Gary Cooper, le fusil Baikal enfourré dans sa selle, moustache et barbe de 30 cm à la sudiste, il rit de toute une dent et nous dit en roulant les R comme lui seul sait le faire : "Vous voulez de l'herrrbe les amis ?" (ah oui, j'oubliais, il est agriculteur). "Non, non merci, Ernest, on va au Brésil, tu sais le Brésil, le Carnaval".

Cayenne, l'avion, Macapa, Belem, le Brésil. Enfin on y est : d'abord le bar du Kiosko, on s'attable, bonne ambiance, on sympathise avec des jeunes qui nous jouent du Pink Floyd à la guitare. Des putes nous enlacent, mais je mange pas de ce pain là (ou du moins je le crois). Ivre-bourrée, l'une d'elle s'est mise en tête de casser tous les verres qu'elle trouve à sa portée. "Bling" encore un, et "Vlan" encore un autre, le serveur la supplie de se calmer (au Brésil un homme n'a pas le droit de toucher une femme en public sous peine de se faire lyncher), ce spectacle nous amuse. On prend le bus, c'est pas cher le bus, ça tombe bien on est fauchés. Nous arrivons dans un village en bord de mer. Je sens comme une effervescence, chacun y va de son commentaire...

J'interroge les gens en Portugnol (mélange de Portugais et d'Espagnol) et j'apprends que la veille, la population vient de faire griller vif un pédophile sur la place du village ; saine ambiance, me dis-je...

Enfin la plage, le soleil, les filles. Les brésiliennes ont des corps de rêve, de grands yeux noirs, et prennent plaisir à vous déshabiller du regard, surtout si vous êtes Français. Je fais la connaissance d'un auvergnat. Pas le temps de trainer, le carnaval approche, nous nous donnons rendez-vous à Olinda, banlieue de Recife, j'arrive seul la bas. J'arpente les rues d'Olinda, en quête d'un logement. Rien, tout est pris, déjà loué. Pendant le carnaval, les brésiliens louent jusqu'au plus petit hangar dans leur jardin, mais là, j'arrive bien trop tard. Je visite un vieil hôtel de passe, le portier monte prévenir Donna Ana "la patronne", je le suis. Il frappe à la porte, il re-frappe . Une vieille négresse de 65 ans passés sort complètement nue, ses cheveux blancs en pétard, la serviette à la main, une grosse bouée de graisse lui tombe jusqu'à mi-cuisses. "J'avais dit de ne pas me déranger", visiblement je la surprends en plein travail, faut bien gagner sa vie, le Brésil est un pays difficile...

Toujours pas de chambre, si ! On m'annonce qu'un hangar de dix places vient d'être loué à neuf personnes, je pourrais faire le dixième. Un hangar pour dix personnes !! J'y vais quand même et m'aperçois que les neuf occupants sont des travestis. "Viens, viens avec nous, petit Français, y a de la place, on va se serrer". Je m'enfuis, pas envie de me réveiller avec mal aux fesses, les travestis sont des farceurs et j'ai pas trop d'humour. Je rentre bredouille à Recife. Là je trouve enfin un hôtel dans le quartier du marché, il est temps car le soir tombe et le Brésil est dangereux la nuit. Chambre sans fenêtre, cadre sordide, odeur nauséabonde, chaleur accablante. J'entends des cris, des femmes montent les escaliers, les lits couinent, c'est un hôtel de passe, j'aurais dû m'en douter...

Vers 9 heures, je tente une sortie, mes travellers-chèques sont cachés dans mes jambes, sous un revers de mon jean, je m'attends à tout. Dès la sortie de l'hôtel, j'enjambe un corps, ça commence bien, mais je continue dans la nuit d'un pas décidé, de grands énergumènes noirs déguenillés, les cheveux en bataille, sont à l'affut juste à ma gauche, ils ont vraiment des gueules d'assassins, il y en a partout. Certains armés de gourdins surveillent, d'autres ont même des armes à feu, je suis dans un coupe-gorge. Je ne peux reculer, je suis déjà trop loin de mon hôtel. Lesquels sont les vigiles, lesquels sont les assassins ? Je n'en sais foutre rien, ils ont tous de sales bobines. Je continue ma marche, prenant l'air rassuré, surtout ne pas les regarder (avant de vous tuer, les brésiliens commencent toujours par vous parler, c'est leur point faible, ils sont lents, le tout est de ne pas s'arrêter, j'ai su cela plus tard) mais là, sans rien savoir, j'ai pressenti d'instinct qu'il fallait marcher vite. Je sors enfin de ce maudit quartier.

Rien de bien intéressant à Recife ce soir-là, je ne dois pas être au bon endroit, allez on se rattrapera demain à Olinda, mais il me faut rentrer. Je me perds, je demande mon chemin : l'hôtel est dans la rua Santa Rita, dis-je." La rua Santa Rita, non, non Monsieur, n'allez pas là-bas, vous allez vous faire tuer" me répondent tous les passants que j'interroge. Il me faut pourtant bien rentrer, je retraverse donc les mêmes rues du même pas, croisant les mêmes coupeurs de gorge, et miracle, je passe, enfin sauvé...

Le lendemain, sac sur l'épaule, retour à Olinda, cet après-midi il y a un défilé. Je vois passer le dernier bus tellement bondé que d'énormes grappes humaines pendent aux deux portes, faisant pencher dangereusement le véhicule, de plus la route s'incline du même côté. Le chauffeur roule à fond. S'il ne ralentit pas dans le virage, le bus va se coucher, "Oh le con, il accélère encore", le bus se penche, se penche, chancelle, les pantalons frottent sur la chaussée, mais, miracle, il passe... Eh oui, le Brésil c'est aussi le pays des miracles. Sur place, l'ambiance est surchauffée, le Trio Electrico est un défilé où les orchestres jouent perchés en haut d'un bus à étages tapissé de haut-parleurs, la foule en liesse danse autour, l'ambiance est euphorique. Après le défilé, j'arpente à nouveau les rues et là, de loin, j'aperçois une grosse silhouette qui marche en se dandinant, "mais ça serait-y pas le gros ?" (le gros c'est un copain de Saint Laurent, sorte de Coluche semblant sorti d'une BD de Moerell, moitié menuisier, moitié déjanté, grand amateur de Kronembourg et de cigarettes hilarantes, mais aussi philosophe à ses heures). Mais ce jour-là, le gros pour moi c'est Jésus Christ, le sauveur de l'humanité, enfin mon sauveur à moi, puisqu'il a trouvé un logement. Je lui saute au cou, retrouvailles euphoriques. Le lendemain, je rencontre l'auvergnat, maintenant nous sommes à trois dans le hangar du gros. Les choses sérieuses commencent, Olinda s'embrase, chaque maison met sa musique, les haut-parleurs résonnent des rythmes endiablés : une foule multicolore et déguisée sort dans les rues, ici des enfants masqués, costumés de la tête aux pieds font tourner des crécelles, là des amazones en string dansent à corps perdu, leurs fesses pailletées rythment les percussion au son de la samba. Pour tous les brésiliens, le Carnaval n'est qu'un rêve, mais durant ces quatre jours ce rêve doit devenir réalité, les pires folies sont possibles, et les économies de toute une année sont dépensées. L'euphorie est générale et l'ambiance est magique, Il faut avoir vécu un carnaval au Brésil pour se la figurer : tout est couleurs, soleil, beauté et musique mélangés, un véritable enchantement pour les oreilles et pour les yeux (la musique brésilienne est d"une richesse inouïe). En allant vers la plage, nous tombons sur des filles dont la beauté nous éblouit. Le soleil baigne leurs décolletés fluos et donne à leur apparence une luminosité enchanteresse, impossible de ne pas s'arrêter. Elles sont étudiantes et nous invitent à rentrer dans leur maison. Nous sommes deux blancs-becs attablés, entourés de vingt princesses qui nous dévorent du regard, c'est trop...Nous les invitons dans notre bar favori. Six d'entre elles nous suivent. Notre arrivée dans ce troquet est digne des plus grands triomphes de Georges Clooney : des play-boys bronzés et musclés sont tous galamment accompagnés, mais dès notre entrée ces pauvres malheureux n'existent plus, leurs dulcinées n'ont plus d'yeux que pour nous, j'en suis gêné pour eux. Qu'avons-nous de si beau, lui, l'auvergnat, blanc comme un cul, avec sa coupe à la Jeanne-d'Arc, et moi, crâne déjà dégarni, jean et maillot de corps troués ? Une splendide mulâtresse portant le string se met en tête de danser pour nous. Son corps ondule, virevolte, et ses fesses frétillantes nous effleurent au passage. Une autre, assise auprès de moi, me fait une démonstration de séduction par le regard. "Les brésiliennes font l'amour avec les yeux" m'avait-on dit, et là je constate que l'expression n'est pas exagérée : tout près de moi, la belle lionne me dévore du regard comme une friandise. Son sourire amoureux et ses grand yeux luisant dans les miens, elle restera là, plus de dix minutes, à me dévisager, j'en reste tout émoustillé. Dans la nuit, je rencontre une adorable diablesse au regard enjôleur, qui m'offrira cinq fois son corps dans la même soirée, la coke du gros m'a redonné des forces... Le carnaval étant très court, chaque heure est comptée, la fête bat son plein de 8 heures du matin jusqu'au lendemain 6 heures. Pour tenir à ce rythme (deux ou trois heures de sommeil), les Brésiliens sont tous à l'affut de stimulants, alcool, cocaïne, poppers, tisanes ou même amphétamines, qui pourraient leur procurer quelques heures de fête en plus. Je fais donc comme eux et m'accorde un rail par soirée, rien de plus.

Deuxième soir, des capoeiristes s'adonnent à leur sport sous nos yeux ébahis : les coups volent, frôlent, sifflent faisant voler leurs cheveux. Le moindre de ces coups serait fatal pour eux, mais pas un ne porte, ils sont tous évités, hallucinant... Nous suivons un orchestre ambulant, je prends un bain de foule, la masse des gens danse par vague de droite à gauche, nous sommes séparés, je suis soulevé du sol, la masse se comprime, se déprime au rythme du frevo, je suis ballotté comme un paquet, à nouveau soulevé, et à l'arrêt de la musique, m'affale sur le pavé. Je finis la nuit avec une autre belle, eh oui, durant le carnaval, les femmes ont toutes quartier libre, y compris les femmes mariées.

Troisième soir, je suis chaud, je commence la soirée avec une brunette rencontrée sur la plage, nous dansons mais vers minuit, fatiguée, elle rentre chez elle. Sur le trottoir d'en face j'en aperçois une autre d'une incroyable beauté : le visage de Claudia Cardinale, short noir au ras des fesses, bas à résilles et bottines à talons effilés, une bombe. Je bondis, impossible de résister. Je lui dis simplement qu'elle est tellement belle que je dois l'embrasser, et... elle accepte... Quand je vous dis qu'il y a des miracles au Brésil, allez faire ça en France...Quelques minutes après, j'apprends que son amie voudrait elle aussi m'embrasser, et moi... eh bien je ne fais rien. Résultat, elles se fondent dans la foule, je les perds, quel idiot, j'aurais dû accepter... Mais qu'importe, un groupe de percussionnistes joue une Samba d'enfer. Les tambours battent à rompre les caisses, à réveiller un mort. La musique me prend, je suis porté par elle, ce soir, je deviens brésilien : je danse, je danse, je rentre en transe. Chacune de mes articulations, chacune de mes extrémités rythment les percussions, un attroupement se forme autour de moi, l'orchestre se rapproche, je deviens l'attraction. La musique est tellement en moi, je la sens tellement que j'arrive à la devancer, j'ai même la sensation de la commander. Je fais couple avec une Naïade qui danse divinement. Nous dansons plusieurs heures jusqu'à épuisement et finissons la nuit dans les bras l'un de l'autre.

Dernier soir, le gros est malade, il me suit vaille que vaille. Un orchestre de cent musiciens joue impétueusement sur une estrade, les chanteurs s'égosillent, une véritable armée danse autour d'eux. Le rythme ralentit et chacun s'accroupit. Soudain, les trompettes claironnent dans un rythme infernal, et l'armée saute en l'air d'un même bond m'emportant avec elle. Le rythme frénétique m'emporte à nouveau, je vais danser près de l'orchestre où l'ambiance est plus folle. Autour de moi, que des noirs loqueteux, ce sont les gens des favelas. En temps normal j'aurais peur, mais ici je fais corps avec eux, je crois même qu'ils m'adoptent : certains me font du vent avec des éventails, craignant que je ne tombe d'épuisement. C'est ça aussi la magie du Carnaval. Subitement, les gens s'écartent, un bull-dozzer fonce dans la foule. T'inquiète, ils sont habitués, pour eux c'est un jeu ; drôle de jeu quand même ; pas de blessés, encore un miracle... 4 heures du matin, j'ai perdu mon tee-shirt, j'arpente la grand-rue qui monte à la Plaza da Sé. Elle est entièrement garnie de filles plus magnifiques les unes que les autres qui n'ont pas trouvé l'âme-sœur (la population brésilienne compte un homme pour six femmes). Je me risque à en aborder quelques unes mais je suis refoulé. Je lis la peur dans leurs yeux, l'une d'elles s'enfuit en me voyant. Je dois avoir une bien sale gueule pour arriver à les faire fuir... La rue débouche dans le quartier homosexuel. Une blonde platine dans un fourreau d'argent enlace une brune en bustier noir, quel spectacle... Je marche encore, je cherche à me désaltérer, et là, un enchantement, un éclair, Elle est là !

C'est Elle, la seule, l'unique, celle que j'attendais, telle un ange descendu du ciel : ses grands yeux noirs de biche effarouchée entourés de jolies boucles brunes, ses joyeux pendentifs brillant à ses oreilles, tout est divin chez elle. Son regard est empreint de tant de pureté, de ma vie je n'ai jamais vu tant de beauté. Mais que fait-elle ici, et comment l'aborder, torse-nu, avec mes yeux de déterré ? Je la contemple, je l'admire, impossible de décrire l'effet qu'elle me fait. Je ne sais qu'une chose : si je passe devant elle sans oser lui parler, je n'y survivrai pas ou m'en voudrai jusqu'à ma mort. Je me risque, m'assois à côté d'elle et - ô divine réciprocité - j'apprends qu'elle aussi m'observait.

Le rêve devient réalité, je sens l'amour monter en moi comme un parfum de volupté, nous nous embrassons tendrement, je l'aime, oui je l'aime de toute mon âme, je la serre, mon cœur bat la chamade, je regarde ses yeux langoureux, elle me regarde aussi, je sens son odeur, je la serre à nouveau en respirant profondément, et je pense à l'autre, celle qui m'attend là-bas, toute aussi belle et que j'aime aussi, et je me dis en fermant les yeux :

"Oui, tout ceci est bien réel... Mais comment imaginer tant de bonheur ?"