Ce 8 décembre 2020, Guy Kaddict s'apprêtait à fêter ses 40 ans. Le temps avait passé depuis sa rencontre avec Clochette. Il se souvenait parfois avec émotion de cette fille au nom de fée qui l'avait accueilli lorsqu'il déprimait. Il lui arrivait de sourire en évoquant la façon sans façons, tendre et désinvolte, dont elle l'avait aimé sans rien demander en échange. Le temps passant, il avait espacé ses coups de fil, puis cessé tout contact. La vie l'attendait, propice.

Guy Kaddict s'était lancé à corps perdu dans la finance et ça lui avait réussi. Il était riche. Évidemment hostile à toute augmentation d'impôts qui aurait nui un tant soit peu à l'état de son compte en banque. Révolté par toute ingérence de l’État dans sa vie et farouche partisan du libéralisme, seul système à ses yeux capable de créer de la richesse et du bien-être. En 2013, il avait vécu un temps aux USA et constaté avec soulagement que malgré ses intentions socialisantes, le président Obama ne pouvait pas aller trop loin dans ses projets de santé pour tous et de valorisation des populations noires et hispaniques. Trop d'intérêts s'y opposaient.

De retour en France, Guy Kaddict était décidé à défendre son pré carré avec la bonne conscience de celui qui pense être arrivé par ses propres mérites et considère les moins chanceux comme des assistés ou des loosers. Ces prétendus artistes payés à ne rien faire une bonne partie de l'année, ces enseignants râleurs accrochés à leurs privilèges, ces postiers s'enrichissant à Noël en vendant des calendriers hideux décorés de chiens-chiens ridicules. Il avait applaudi le président français qui avait imposé une drastique politique de réduction des prestations sociales pour aider les entreprises à redevenir compétitives et à créer des emplois... qui n'étaient d'ailleurs pas venus et pour cause : que ce soit en France ou ailleurs, les biens ne se vendaient plus faute d'acheteurs, faute d'argent.

Seuls résistaient les biens de luxe et les loisirs que s'offraient les 10% de la population qui en a les moyens, dont Guy Kaddict. Il était heureux, sa start-up avait grandi grâce au travail forcené de jeunes diplômés embauchés à bas prix et néanmoins enthousiastes à l'idée que s'ils bossaient dur, ils en toucheraient un jour les dividendes. Guy souriait de leur naïveté. Pourquoi leur donnerait-il davantage, puisqu'ils acceptaient de vivre avec si peu ? Pourquoi se priverait-il de cet argent qui lui permettait de gâter sa famille? La famille, c'est tout de même la priorité, se disait-il, les pauvres n'ont qu'à se débrouiller, l’État n'est pas une nounou.

Ce 8 décembre 2020, il reçut moult souhaits d'anniversaire via Fesse-bouc, mais fut déçu de ne trouver dans sa boîte aucune carte ni lettre comme celles qu'il recevait quand il était petit. Faute de postiers, le courrier n'était plus distribué que deux fois par semaine.

Il appela la Comédie Française pour réserver trois places: un répondeur l'avertit que le théâtre national était fermé depuis un mois faute de subventions pour boucler son budget. Il se souvint qu'il avait applaudi à la réduction du budget de la Culture au profit de l'aide aux entreprises : « Enfin, on s'occupe des vraies priorités ! » Néanmoins, il fut contrarié de voir sa soirée compromise.

Qu'à cela ne tienne, ils iraient à l'Opéra. Même message : faute d'argent pour assurer les salaires du corps de ballet, l'Opéra avait fermé ses portes pour une durée non précisée.

Guy Kaddict descendit acheter un journal. La liste des nouveaux spectacles et des nouveaux films était incroyablement réduite. La quasi suppression du statut des intermittents avait décimé les rangs des comédiens dont beaucoup avaient quitté la capitale pour vivre sous d'autres cieux où la vie serait moins chère. Du coup, peu de spectacles nouveaux se montaient. De riches amateurs d'art s'insurgeaient contre cette misère culturelle : « On ne vit pas que de brioche et de foie gras, disait l'un, l'humain a besoin de nourriture spirituelle, intellectuelle... Ou alors nous devenons des animaux. » Guy Kaddict se souvint que c'était l'argument des intermittents lors d'une de leurs grèves, plusieurs années auparavant : « La culture est vitale ». Ça l'avait fait rire : « Vitale ? Mais c'est l'industrie, les nouvelles technologies qui sont vitales ! »

Son téléphone vibra, c'était son fils :
« - Impossible de venir pour ton anniv', je dois garder ma fille.
- Elle n'est pas à la crèche ?
- La crèche a fermé, la municipalité n'a plus les moyens de la financer. De toutes façons, il neige, l'autoroute est impraticable.
- L’Équipement ne déneige pas ?
- Papa, ce n'est plus l’Équipement, les autoroutes sont privées depuis des années, et on ne déneige pas les tronçons non rentables.
- Prends le train !
- Impossible, la gare près de chez moi a été supprimée, la plus proche est à dix kilomètres ».

En rentrant chez lui, Guy Kaddict aperçut un attroupement. De la fumée sortait par une fenêtre. Il demanda si les pompiers avaient été appelés. On lui répondit avec aigreur qu'il n'y avait plus de service public du feu depuis fin 2016, le service était désormais privé et les tarifs doubles le week-end. "Qui va payer ? demanda quelqu'un. L'appartement qui brûle est inoccupé, c'est un court-circuit dans les communs ou une malveillance qui a mis le feu, les occupants de l'immeuble sont en train de se disputer pour décider s'ils acceptent de prendre ou non en charge l'intervention".

Guy Kaddict se souvient de l'adage : une seconde pour éteindre un feu naissant, une minute après une minute d'incendie, au-delà on ne garantit rien. Il regarda les flammes s'élever dans le ciel, entendit le craquement sinistre des vitres de son appartement. Foutu anniversaire !



(cette chanson n'a de rapport avec le texte que l'instinct destructeur de l'homme. Et puis j'adore Nougaro)