Il est de bon ton de se moquer d'Enrico Macias, de ses chansons dégoulinant de bons sentiments altruistes mais qui jurent un peu avec les poignées de portes en or de son appartement parisien, de son mondialisme du cœur un peu cucul la praline, mais s'il n'avait pas existé, les 2 millions de rapatriés qui ont déferlé sur la métropole en 62 n'auraient pas tout à fait eu le même moral. En chantant son Algérie, notre Algérie, et en rencontrant ce succès incroyable auprès de vous "les patos", il nous a redonné la fierté, nous a consolé de la perte de notre pays.

"Les filles de mon pays", "Paris tu m'as pris dans tes bras", "Guitare, guitare...", "Poromponpéro", "Les gens du Nord", c'est chouette, c'est consensuel, c'est dansant, c'est gai et dynamique, bravo ! Mais notre chanson chérie à nous, la famille, et je pense aussi la chanson importante pour tous ces pieds-noirs agriculteurs, qui, comme tous les paysans du monde, ont un rapport très possessif à la terre, c'est cette chanson absolument phénoménale qu'est l'île du Rhône :

Des années après, des frissons nous parcourent systématiquement à l'écoute de ce morceau. L'auteure officielle, Anne Huruguen, a fait très fort : elle a décrit exactement les sentiments que nous ressentions, elle a mis le doigt là où ça faisait de l'effet, elle a enfin dit l'abandon, le courage du recommencement, mais surtout l'inquiétude, la confiance mise à mal, le "jamais chez soi nulle part"...

L'ÎLE DU RHÔNE (Paroles: A. Huruguen / Musique: E. Marouani, E. Macias)

On s'en allait, chassés par le cyclone
Et sur la route on nous avait jeté
Mais quand on fût près de l'île du Rhône
On a compris qu'on était arrivé
On a compris qu'on était arrivé

L'île du Rhône semblait nous attendre
L'île sauvage, douce à l'homme oublié
On a percé sa glaise humide et tendre
Pour y planter nos tentes et nos pommiers
Pour y planter nos tentes et nos pommiers

Que c'était bon d'arracher les broussailles
Nos mains faisaient reculer la forêt
Quand notre terre nous ouvrait ses entrailles
Que c'était bon d'y planter nos pommiers
Que c'était bon d'y planter nos pommiers

Etes-vous fous nous disait le village
Connaissez-vous le Rhône de chez nous
L'avez-vous vu quand il est par l'orage
Gros de la Saone et qu'il pleut sur le Ventoux ?

L'avez-vous vu dans ses grandes colères
Plus dangereux qu'un archange brutal
Tous les cent ans, la chose est légendaire
Quatre ou cinq fois il nous fait bien du mal...

On a gardé les amarres à nos barques
Car si le Rhône nous donne encore vingt ans
Chaque matin, chaque heure est un miracle
Le sirocco n'en laissait pas autant
Le sirocco n'en laissait pas autant

Regardez-la, c'est notre île cantique
C'est un poème, un bouquet de couleurs
C'est notre terre et c'est notre Amérique
L'eau de ses bords fait le tour de nos coeurs
L'eau de ses bords fait le tour de nos coeurs

Car tous ces jours où l'on courbait l'échine
Pour préparer le sol de nos pommiers
On avait tant, tant besoin de racines
Que c'est aussi nos vies qu'on a planté
Que c'est aussi nos vies qu'on a planté.

Enrico recherchait son public et ne voulait surtout pas passer pour un aigri, mais là, il se lâche, sous couvert de métaphores :

On s'en allait, chassés par le cyclone, et sur la route on nous avait jeté...

L'île sauvage douce à l'homme oublié...

Notre île à nous fut d'abord dans le Périgord, et c'est vrai que si le départ est dur, l'arrivée sur une nouvelle terre à défricher est belle :

On a compris qu'on était arrivé : l'île du Rhône semblait nous attendre...

C'était aussi une île : il fallait traverser un pont sur un petit ruisseau, la Lidoire, pour arriver chez nous, un endroit plus isolé (étymologie exacte du mot île), tu meurs... Cette notion d'île, de terre environnée, protégée par l'eau, m'a poursuivi toute ma vie. J'ai phantasmé sec sur les voyages au long cours en solitaire, sur le concept ridicule du "bon sauvage" habitant les îles sous le vent où des vahinés disponibles viendraient m'apprendre le bonheur. Des auteurs un peu plus sérieux comme Victor Ségalen et ses "Immémoriaux", Robert Merle et son "Île", "Sa majesté des mouches", de William Golding, R.L. Stevenson, se sont chargés de rabattre un peu mon enthousiasme romantique...

J'ai vécu un an dans "le château de l'isle", dans le Haut-Médoc. Là aussi, il suffisait de passer le pont pour venir chez nous...

J'ai bien entendu écrit mon hommage à celle qui a tant occupé mes pensées. Je ne suis pas du tout content de ce texte mièvre et mou, mais bon, puisque j'aborde le sujet, pas de chance : vous n'y coupez pas !

Mon île à moi
L'île au bout du vent
Combien de fois
Tel un petit enfant
Je t'ai pleurée,
Serrant les poings ?
Nulle ne m'a consolé
Tu es si loin
Aux alizées...

Mon île à moi
Je te sens souvent
Auprès de moi
Belle navigant
Tes poissons bleus
Tes coquillages
Me lavent le fond des yeux
Dans ton sillage
Si sinueux...

Mon île à moi
Princesse sirène
Je te tutoie
Tu sourcilles à peine
Je salivais
Sur ces trésors
Qu'on ne peut arracher :
Lueurs d'aurore
Sur toi penchées...

Mon île à moi
Tes rivages blancs
La nuit, m'envoient
Tes beaux goélands
Qui, d'un coup d'aile
Par dessus l'onde
Me posent à l'archipel
Quelques secondes
Une étincelle...

Mon île à moi
Tout au bout du quai
Dans quelques mois
Je m'embarquerai
Déjà j'entends,
Incantatoire
Ta brise pianotant
Un air du soir
À quatre vents...

Mon île à moi
Entends cet appel
Tu m'attendras
Sur la passerelle
J'aurai crevé
Toutes les vagues
Et je m'imprégnerai
D'arômes, d'algues
Et de beauté...

Et aujourd'hui aussi, je me suis trouvé une île ! Il faut passer un pont pour venir chez nous. Mon beau-père disait souvent : "Ils sont trop cons. On a qu'à faire sauter le pont et déclarer la "République du .... indépendant" !" Pour la Fête de nos 10 ans de mariage, j'avais repris l'idée et dessiné ceci sur les faire-parts.

On en sort pas...

Que c'était bon d'arracher les broussailles, nos mains faisaient reculer la forêt, quand notre terre nous ouvrait ses entrailles, que c'était bon d'y planter nos pommiers

Nous, c'était des amandiers (c'est quand même plus adapté), mais l'idée est la même. Et la conclusion également.

On avait tant, tant besoin de racines que c'est aussi nos vies qu'on a planté