Fredo (le froid, en italien) c'est mon pôte. On se connait depuis tant de temps. Faut dire que je suis né en 1956, l'année "où les oliviers ont craqué" et que, même en Algérie, on m'a confirmé qu'il avait gelé cette année là.

Non je ne m'en souviens pas moi-même.

Et puis on a débarqué en Périgord, en fin de période de petite glaciation. Je déconne pas, ça caillait sec à l'époque, on avait de la neige tous les ans, et les étangs gelaient, et je me farcissais mes douze bornes quotidiennes à vélo, les bouts de mon nez et de mes oreilles et de mes doigts (de pieds et de mains) s'en souviennent encore. Quand il neigeait, ben j'y allais quand même, à pieds. Comme j'étais "le plus loin", au bout de quelques kilomètres, je rencontrais le ramassage scolaire municipal de l'extrême : un tracteur avec une remorque-traineau, dont le V à l'avant faisait chasse-neige. Moi et mes copains, on faisait "poids" et le paysan nous emmenait à l'école tout en dégageant les voies communales.

Le Maître, lui, il habitait DANS l'école, il ne pouvait donc pas nous raconter que sa voiture avait pas pu démarrer ou que son petiot avait attrapé la grippe. On ne peut nier une efficacité certaine à ce système. Ho hé, silence dans les rangs syndicaux ! Il ne cotisait pas "aux intempéries", que je sache ?

Je vous vois venir, certains, qui pensez : "mais il cherche à nous faire pleurer ou quoi, moi, en Alsace, avec une simple petite machine à laver à chargement frontal pour me chauffer, oui, moi j'ai souffert..."

Non mais c'est pas pareil. Nous on aurait été nominés pour le César de la chaumière à trous-trous, pour le prix Coeff-G (plus il est élevé, moins votre isolation est bonne), pour le concours des miches fraiches, patronnées par Madame de Gouttonay...

On avait une cuisinière bois-charbon dans la cuisine, avec un bouilleur couplé à 3 radiateurs. Comme la maison était de plain-pied, qu'il n'y avait pas de circulateur et que le tuyau de retour d'eau froide passait lui aussi en haut de la pièce (petites précisions techniques pour les ingénieurs thermiciens), vous imaginez le rendement du thermo-syphon.

Ma mère, femme au foyer, alimentait en bois pendant la journée, et, le soir venu, m'envoyait à 100 m de la maison chercher un seau de charbon dans un silo humide sans lumière, la dose pour la nuit.

Oui-oui, tout comme Cosette. Je reperdais en quelques secondes les quelques calories que j'avais gagnées en claquant des dents pendant une heure, collé contre la cuisinière.

Positivons : la cuisinière, en posant une cocotte en fonte en bout de plaque, éloignée du foyer, permet de mijoter des plats d'un autre monde, que vous pouvez toujours essayer d'imiter avec votre micro-onde, fut-il perfectionné.

Mon lit était judicieusement positionné au Nord, contre un mur en torchis dont je pouvais vérifier l'humidité à ma guise, en posant la main dessus. Mais il faut reconnaitre que ma mère ne lésinait pas sur la couverture. J'ai un peu l'impression d'avoir passé mon enfance à détricoter de vieux pulls qu'elle récupérait par le biais de sombres réseaux sous la coupe de la diaspora vaticane, d'après certaines rumeurs. Je me revois les deux avant-bras parallèles faisant des moulinets pour suivre le fil de son détricotage. Ensuite la laine était reprise en pelotes rondes très serrées, pour qu'elle perde sa forme en zig-zag préjudiciable à son bon retricotage.

Et puis nous nous mettions, mes sœurs et moi, à confectionner de petits carrés de quinze sur quinze, au point-mousse, qui, assemblés, deviendraient de grands damiers à cases multicolores qui nous sauveraient la vie par les grands froids. Oui-oui, moi aussi je tricotais : le but était clair, louable et suffisamment motivant.

Dans la seule pièce chauffée, soyons francs, le thermomètre accroché à la droite de la porte d'entrée marquait 16, et 13/14, voire moins, en fin de nuit. Dans les chambres, il n'y avait pas de thermomètre et cela valait mieux pour tout le monde : ce qu'on ne connait pas ne peut pas nuire. Un hiver d'onglée particulièrement féroce, ma mère s'était faite prêter, toujours par sa catholic-connection, des couvertures électriques. Nous apprîmes plus tard par les journaux le point commun que celles-ci pouvaient avoir avec la chaise du même nom, mais comme il y a un bon dieu pour la racaille, nous en réchappâmes.

Syndrome d'Edmond Dantès, quand on a connu le pire, la vie devient un tapis de roses, on l'apprécie comme nul autre, tout a la saveur du "mieux".

Je passerai mes jours jusqu'au dernier à remercier mes parents d'avoir été pauvres (et travailleurs), à m'avoir appris à me contenter de peu, à ne pas me plaindre et aussi à chercher sans relâche dans la botte de paille de la détresse l'indispensable petite aiguille de l'humour.

Quand une envie me prend de me griller la cervelle, je le fais à feu vif en saupoudrant d'ail et de persil.