__Souvenirs, souvenirs__ , son premier tube, date de 1960. Autant dire que je suis presque né avec sa carrière de chanteur, que mes premières années ont été baignées de sa sueur et de ses postillons. Je n'ai pas retrouvé sur le net ce premier scopitone dont j'ai pourtant un souvenir très précis : il y paraissait timide, gauche, presque sirupeux ; ce petit film a peut-être été sacrifié, rayé du listing comme détonnant dans la rock-saga de la grande star ? C'était dans un bar de Tlemcen donc nous étions en 60/61, la datation est facile. Plus tard, mon oncle travaillant chez Philips, nous eûmes ses premiers vinyles à la maison et encore plus tard, mon frère ainé étant devenu son fan absolu, j'ai suivi sa carrière avec assez d'assiduité, mon album préféré étant __Génération perdue__ , à la pochette grise pixellisée, et qui contient __Noir, c'est noir__ .

Ce disque-pivot, ce disque phare sort vers la fin d'une période charnière très importante dans sa vie.

En 64, Johnny est __l'idole des jeunes__ , sans conteste. Il aurait sans doute pu se faire réformer ou dispenser de service national, par piston, mais l'époque est encore très va-t-en-guerre et sa maison de disque préfèrera communiquer sur le brave troufion fier de donner sa vie (enfin : quelques mois) pour la patrie. Il obtiendra quand même une vraie planque et les permissions pour assurer ses concerts et ses répètes lui seront rarement refusées. Il en obtient une le 12 avril 1965 pour se marier avec Sylvie et le 14 mai sort l'inénarrable __Quand revient la nuit__, qui aurait tout aussi bien pu s'appeler "Branlette à la caserne" ou "Que ma quille est longue à venir".

Las, toutes les bonnes choses ayant une fin, l'armée le relâche dans la nature, remonté comme un lapin duracel, le 28 Aout 65, une nuit que Sylvie retiendra toute sa vie, certains disent même qu'elle a commencé à penser au divorce à cette date. Mais ne noircissons pas le tableau, c'est aussi de ce jour qu'elle perdit toute appréhension devant le grand écart sur scène.

Janvier 66, coup dur. Ah que Antoine a osé se moquer gentiment de Djohnny en sortant __Les élucubrations__ . Tout le monde se souvient des paroles litigieuses :

Tout devrait changer tout l'temps
Le monde serait bien plus amusant
On verrait des avions dans les couloirs du métro
Et Johnny Hallyday en cage à Médrano !

Médrano est un cirque fixe parisien de l'époque et la cage est sans doute une cage aux lions. Rien de dévalorisant, juste une allusion taquine au style de l'interprète plus basé sur le rugissement que sur le murmure à la "Françoise Hardy". N'importe, la star le prendra très mal. Il est dans une période sombre et ne pourra pas répondre du tac-o-tac. Sylvie est enceinte, le petit David nait le 14 Aout 66 et pour faire bonne mesure, Johnny nous fait une tentative de suicide en Septembre !

L'impression que cela donne, c'est que le mariage, la célébrité, la paternité, tout ça d'un coup après la solitude du service militaire et puis avec son côté dilettante et superficiel, c'est un peu too much à avaler pour notre Jojo déboussolé, qui craque.

Heureusement, il y a toujours à ses côtés la machine Halliday, la fine équipe, les amis, les sangsues, le rouleau compresseur qui saura accompagner musicalement ses évolutions, ses caprices au gré des modes, des solides qui auront de la volonté quand il n'en aura pas et de l'ambition à revendre quand il en manquera. Le disque qui sort au milieu de ces turbulences est superbe et sincère. Johnny a tenu à cosigner __Cheveux longs et idées courtes__ , sa "réponse" ironique à Antoine, qu'on aille pas appeler les belligérants "Cheveux longs" (Antoine) contre "Idées courtes" (Johnny sans ses paroliers).

La chanson est intéressante à plus d'un titre.

Les paroles sont bien écrites, argumentées. On sent le gros travail de gens talentueux motivés par en mettre plein la gueule au soi-disant intello, ingénieur sortant de Centrale, en le mettant devant ses contradictions philosophiques. Il faut dire que Johnny, avec son image récente de bidasse bien propre sur lui, est l'antithèse d'Antoine, qui, lui, est le vrai précurseur de Mai 68, le malin qui surfe sur le mouvement "Flower power" qui nous arrive timidement des hippies Etazuniens. Mais le sel de l'histoire, sa saveur que nous qui connaissons la suite pouvons apprécier, c'est que Johnny est en train d'étriller dans cette chanson un pacifisme un peu fumeux, masque, déguisement, caricature, panoplie que lui-même adoptera dans ses années dites "psychédéliques".

La musique, ho ben on est pressé, alors on va la piquer à un mec génial : Ferré Grignard, bien sûr sans le citer comme compositeur. Ferré Grignard est mort et son Crucified Jesus n'a toujours pas rapporté un centime à ses héritiers. Le procès traine les pieds. La classe.

Antoine restera toute sa vie droit dans ses tongues, fidèle à son idéal de vie nomade proche de la pauvreté volontaire. Johnny, lui, et on le voit gros comme une maison avec son obsession du fisc et ses affections politiques actuelles, est viscéralement un réactionnaire ambitieux, ayant peur d'attraper une hernie au cerveau s'il réfléchissait trop fort. On peut difficilement imaginer personnalités plus dissemblables. Quand Johnny se laissera pousser les tifs (pas trop quand même, le ridicule, hein...?), portera la bandana, des vestes en peau frangées, des chemises amples, ce sera bien sûr pure hypocrisie, sur ordre de sa maison de disque ou de son oncle Lee, qui ont senti l'odeur ineffable de la monnaie potentielle sous cette vague culturelle qui emportait tout. Mai 68 était passé par là, le Rock faiblissait devant la Pop, il fallait se laisser porter par l'écume ou mourir.

Et on peut dire que Jojo a été avec plaisir au charbon ! Dès l'année suivante, en 67, au Palais des sports, il prend le virage. C'était pas la peine de s'engatser avec Antoine, ils avaient qu'à former un duo, direct... __San Francisco__ , Antoine aurait pu l'écrire, à part le fait qu'elle ne sent pas le vécu, comme "La maison Bleue", plus tard ? Il ne renâcle pas, il plonge, de bon cœur : "Si j'étais un charpentier, et si tu t'appelais Marie...". Il nous revisite le nouveau testament. __Jesus-Christ est un hippie__ . D'après sa forte analyse, "Il doit fumer de la marie-jeanne, avec un regard bleu qui plane...". La chanson sera cause d'un scandale qui, chacun le sait, est de la publicité gratuite.

Le succès atypique d'Antoine, je me souviens, avait donné des idées à l'équipe de mon oncle Jacques Plait. Jo Dassin avait accepté de financer un canular qui les a bien fait rire. Vous vous souvenez des __Hallucinations d'Edouard__ ? Un de ses paroliers avait accepté d'endosser le rôle et le costume. Vous imaginez des gens du showbizz actuel s'amuser ainsi comme des collégiens ? Nous étions en 66.

Antoine se crut obligé de répondre à Johnny. Enfin, d'expliciter un peu sa position avec Je dis ce que je pense . Heureusement, le rocker ne relança pas la balle, ça aurait pu durer longtemps.

Il y eut quand même un petit reliquat à cette bataille mineure. Un clin d'œil. Par delà les années, la bagarre recommençait, économique. Quand Johnny se laissa circonvenir par des pubeux à la solde d' Optiiiic 2000 , la concurrence directe, Atol, alla voir Antoine histoire de réactiver leur brouille de cour de récréation.

La suite on la connait : une réconciliation sur l'oreiller .