Ça n'est pas celui de Zola, ni celui de Carco. Paris, mon Paris que j'aimais, c'était plutôt celui de René Fallet, avec son petit monde de travailleurs, de petits commerces, des bistrots de quartier, avant qu'ils ne deviennent typiques, branchouilles ou bling-bling !

Les halles... Ce quartier, de Beaubourg à St Eustache, la rue St Denis, la rue de le grande truanderie, ou la rue Rambuteau, s'est vidé de son âme.

Bien sûr, des halles au coeur de Pantruche, ça n'était plus possible : chaque nuit, c'était un foutoir indescriptible ! Toutefois, avec le déménagement à Rungis, certains (même beaucoup) y ont trouvé leur compte.

Et puis, il faut bien que le monde avance : avanti o popolo alla riscossa... Andiamo !

Pourtant je l'aimais bien ce quartier quand, vers les deux ou trois heures du matin, on se retrouvait avec une bande de copains, qui sur une Vespa, ou une moto, après une nuit passée à gambiller au "Tourbillon" ou au "P'tit jardin", ou encore au "Royal lieu" sur le boulevard des Italiens, à côté du journal "le Monde" (aujourd'hui, il a déménagé, il est vrai que le monde déménage beaucoup en ce moment !).

Ce "dancing" accueillait des rombières en quête de fraîcheur, ne vous marrez pas ! A cette époque je n'avais pas dépassé la date limite de consommation ! Et puis quand tu as vingt berges... Hein ?

Alors nous débarquions dans un rade. Tout autour, ça n'était que diables poussés à grande vitesse, par des commis en blouses bleues, des chariots élévateurs, portant des piles de cageots impressionnantes, ça tanguait, tressautait, balançait dangereusement, miraculeusement ça ne tombait pas ! Saint Eustache veillait !

Tout ce monde s'interpellait, s'engueulait, s'insultait, se promettant la raclée du siècle... Paroles, paroles.

Des louchébèmes, tabliers maculés de sang, du résinet sur les pompes, petit calot qui avait dû être blanc rejeté en arrière du crâne, rentraient dans le troquet, commandaient des "blanc-secs", chacun sa tournée, le pif sans modération, les clopes sans bouts filtres, la monte ? A cru !

Bien sûr, aujourd'hui, ça n'est plus possible, les risques ne sont plus les mêmes, c'est une évidence.

Et puis, dans ce quartier, les chnecks qui tapinaient entre deux piles de cageots : "elle est là Dany" ? Oui mon p'tit gars répondait l'échassière en cuissardes, mais à c't'heure, elle est "sous presse" !

Les putes, tu sais, quand tu as dix-neuf ans, des outils en état de marche, un coup dans le porte-pipe, t'es pas regardant.

Comment c'est dégueulasse ? Alors il ya deux sortes de mecs : les timides qui n'ont jamais osé aborder une pute, et les menteurs !

Je ne suis pas spécialement timide, et puis je ne mens pas pour des conneries.

L'été dans ces rues, ça sentait les légumes frais, les fruits mûrs, des montagnes de melons au parfum entêtant attendaient les acheteurs. Des ôdeurs... la campagne à Paris, tu glissais sur les fanes de poireaux ou des feuilles de laitue, taches vertes sur le pavé. Avant soixante-huit, les rues de ce quartier étaient pavées, en Mai de cette même année on les a offerts au C.R.S, un peu brutalement il est vrai !

Alors on a goudronné : sur les pavés... le pétrole !

Dans les rades à cette heure avancée (ou matinale), ça grouillait de monde, curieux mélange des travailleurs de la nuit en pleine effervescence, et des noceurs un peu émêchés pour la plupart !

Il cohabitait bien ce petit monde, et puis le noceur du moment serait le bosseur du matin, mais dans quel état !

Je travaillais à l'époque dans une petite boîte de Bagnolet, et quand mon chef me voyait arriver le matin avec une tronche de "noceurenmanquedesommeil", compréhensif, il m'accueillait avec un grand sourire, et me refilait des boulots tranquilles, pas fatiguants, peinards... Charge à moi de lui raconter mes "fiestas" ! Ah le brave homme !

Quand on débarquait en pleine nuit après une soirée de guinche, on avait un p'tit creux, on s'attablait et nous commandions une "gratinée", la soupe à l'oignon, servie fumante, une belle couche de fromage fondu et des tranchettes de pain grillé, quand tu as la dalle, HUUM un délice ! Un p'tit coup de muscadet sur lie pour faire descendre le fromage et... remettez-nous ça, la patronne !

Souvent un petit orchestre accompagnait la soirée, deux ou trois musicaux pas plus : un accordéon, un batteur, parfois une guitare ou un "râcleux" pas plus.

Alors on "tangotait", on risquait une petite valse, si la tête ne tournait pas trop, entre les tables, peu de place, avec nos copines ou les nanas de la table d'à côté, c'était bon enfant, on lichtronnait un peu, sans être torchonnés !

Puis on rentrait, reprenant la moto, l'air frais nous tenait éveillé, on ne soufflait pas dans le ballon, on ne soufflait que dans les langues de belle-mères !

Avec le recul, je me dis que c'était bien "craignos" mais, fin des années cinquante, c'était comme ça ! Honnit soit qui mal y pense.

Evidemment, je vois mal de nos jours des halles au coeur de Paris, on a remplacé le boulot par la plage, les "gens de peu" (si, si, j'ai déjà entendu des nases employer cette expression !) qui vivaient dans ces quartiers, ô combien vivants, expulsés par la montée du prix des loyers, remplacés par des "bobos" qui pensent encore ces cons, habiter des quartiers "Apaches".

Les Apaches ont quitté Manhattan et les halles il y a bien longtemps, et l'odeur de la soupe à l'oseille a remplacé celle de la soupe à l'oignon.

dessin : Andiamo