"Petit voyou ! Tu finiras sur l'échafaud !"

Eusèbe a six ans. Bien caché sous la paille dans la vieille fenière de bois, il pouffe en écoutant les invectives rageuses de son grand-père, qui vient de surgir, sa blague à tabac à la main, de la vieille ferme en torchis.

Eusèbe sait très bien pourquoi le papet vocifère ainsi : il vient de trouver une souris crevée au milieu de son précieux tabac. Et s'il accuse Eusèbe de cette forfaiture, c'est certes sans preuve, mais non sans raison : son vaurien de petit-fils est coutumier de ce genre de mauvaises plaisanteries, à croire qu'il a du sang de Malin qui lui court dans les veines...


"Espèce de cochon et de voleur ! Tu finiras sur l'échafaud !"

Eusèbe a onze ans. Bien caché dans les buis et les fougères, il glousse en écoutant les hurlements de Radegonde. Il ne fait pas qu'écouter d'ailleurs : son oeil se délecte avec lubricité des formes généreuses de celle-ci qui, nue sur la rive du cours d'eau dans lequel elle se baignait, cherche désespérément ses frusques.

Ses frusques disparues pour tout le monde, mais pas pour Eusèbe qui sait très bien où elles sont. Radegonde a juste entrevue une silhouette, mais elle n'a pas à chercher loin pour savoir qu'il ne peut s'agir que de ce fourbe d'Eusèbe : il n'y a que lui au village pour jouer ainsi des tours aussi pendables. Et il n'a que onze ans ! En voilà un qui promet !


"Sale petit voleur ! Tu finiras sur l'échafaud !"

Eusèbe a quinze ans. Bien caché dans un recoin au fond d'une petite sente, Eusèbe ricane en reprenant son souffle. Il sort la poularde de sa chemise. La poularde qu'il vient de dérober sur l'étal d'un marchand, là-bas, sur la place où se tient la foire du village.

Le marchand en question, un gratte-glaise du coin, a juste eu le temps d'apercevoir un quidam, de dos, qui s'enfuyait à toutes jambes. Il est convaincu qu'il s'agissait de ce mauvais jean-foutre d'Eusèbe, mais qu'y faire ? Ce gredin est coutumier du fait mais parvient à ne jamais être pris la main dans le sac. Que le diable l'emporte !


"Espèce de malfrat ! Tu finiras sur l'échafaud !"

Eusèbe a dix-neuf ans. Bien caché dans une arrière-salle d'une taverne mal-famée, il se fend d'une risée en comptant son butin, une bourse qu'il vient de dérober à un croquant à l'autre bout de la grand' ville.

La grand' ville où il est finalement venu s'installer : il était trop connu au village et il ne pouvait plus aisément y laisser libre cours à ses méchants instincts. Ici, au moins, il a le loisir de détrousser qui bon lui semble sans crainte d'être reconnu. Sa victime peut bien hurler au maraud tout son soûl, Eusèbe ne risque rien, à lui la grand vie ! Tavernier, une autre piche de vin !


"Assassin ! Tu finiras sur l'échaf...aaaaah !"

Eusèbe a vingt-trois ans. Bien caché dans la chambre pouilleuse qu'il loue depuis quelques mois, il a un sourire crispé en repensant à la face du père Lacroutz, toute pâle au spectacle de l'eustache bien affûté qu'Eusèbe lui avait brandi sous le nez. Quel mauvais hasard, quand même ! Venir s'installer à la grand' ville pour détrousser les bourgeois en toute quiétude, et tomber sur un pays de passage.

Eusèbe n'avait eu d'autre choix que celui de lui planter son couteau dans la poitrine pour le faire taire à jamais. Bah, il fallait bien que ça arrive un jour.


"A mort ! A mort, l'assassin ! A mort !"

Eusèbe à vingt-six ans. Au regard de tous, debout sur l'échafaud, il contemple la foule grouillante alentours qui éructe sa haine. Et il se souvient, il se souvient de toutes ces invectives qui, depuis sa prime enfance, le vouaient à l'échafaud.

La potence. La corde. Les pieds qui ne touchent plus le sol. L'air qui manque. Et puis plus rien. C'est fini. La foule rugit de plaisir.

Le bourreau range son matériel et repart vers sa demeure. Il enleve sa cagoule en route, à l'abri des regards dans une petite sente, et s'éponge le front.

Trois mois qu'il officie ainsi en tant que bourreau. Oubliés, tous les mauvais coups, heureusement impunis, qu'il avait commis dans ses jeunes années, jusqu'au meurtre du père Lacroutz qui l'avait amené à réfléchir sur ses actes et à s'amender.

Bien caché derrière les murs de sa chambre, Eusèbe sourit. Tous ceux qui l'avaient voué à l'échafaud avaient finalement eu raison : il y avait en effet fini.

Mais du bon côté de la corde.