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samedi 23 novembre 2013

Oncle DanPanne sèche

L'autre jour, je filais à vive allure sur le papier glacé et montais les vitesses, enivré par une imagination en ébullition, lorsque je l'ai aperçu à la fin d'un minuscule paragraphe. Il était posté dans la marge, derrière le rail de sécurité, pour se protéger des excès des écrivains inspirés. Il paraîtrait que l'espérance de vie moyenne de l'écrivain dans la marge ne dépasserait pas vingt minutes mais cette affirmation n'a jamais été étayée par une étude vraiment sérieuse.

Influencé depuis ma plus tendre enfance par monsieur Martin qui avait donné la moitié de sa tunique à un mendiant sur le bord du chemin, je ne laisse jamais quelqu'un dans un endroit qui ressemble de près ou de loin à un caniveau. Donc, je rétrograde et je m'arrête dans un crissement de plume qui éclabousse la feuille de quelques points de suspension… Je m'approche de la marge et demande à l'inconnu s'il a besoin d'aide car j'ai beaucoup de nègres parmi mes connaissances.

Je suis en panne d'écriture, me lance-t-il sans se retourner, faisant mine d'évaluer le niveau de son réservoir. Panne sèche ? Le questionnai-je le moins sèchement possible.

Non, non, il y a du carburant, la pompe fonctionne, la plume n'est pas cassée. Non, c'est plus sérieux.

Je vois ce que c'est, lui dis-je en connaisseur aguerri, c'est un problème de démarrage. Quand il manque l'étincelle initiale, impossible d'aller plus loin. Je crois bien que vous avez raison, admit-il. Cela fait des semaines qu'après quelques essais ratés, je reste planté sur le bord de la page blanche et que je n'ai rien envoyé aux Impromptus littéraires. Ils vont s'inquiéter. Il y en a qui se sont déjà étonnés de mon silence et me l'ont fait savoir lors de commentaires sur mon blog.

Écoutez, lui dis-je… Quand je ne sais pas quoi dire, je commence toujours mes phrases par "écoutez", ce qui à la réflexion est parfaitement ridicule mais m'offre quelques secondes supplémentaires de répit, et si elles ne me paraissent pas suffisantes, je me racle la gorge et répète encore "écoutez". C'est une opération qui ne peut pas se renouveler trop de fois car on est vite au pied du mur, et il ne fait plus de doute alors que votre interlocuteur écoute, et qu'il faut lui offrir quelque chose de consistant à écouter. Je lâche alors la première idée qui me vient : Il vous reste bien quelques points sur votre permis d'écrire ?

Il me fixa, cent pour cent ahuri, puis chercha en vain une trace de plaisanterie sur mon visage. Du coup, je n'étais plus certain, moi-même de la nécessité de ce permis d'écrire. J'ai vite enchainé : Bon, ça n'a pas d'importance, allez à la ligne et commencez votre phrase par "L'autre jour…".

Il enjamba la marge avec les gestes fatigués du martyr qui en a jusque là des lions mais qui n'a plus grand chose à perdre, et reprit son instrument d'écriture. Vous croyez que ça va marcher ? Demanda-t-il, la mine profondément marquée par les rides du scepticisme. Ça marche toujours lui affirmai-je, mais je sentis en le disant qu'un important morceau de certitude se détachait du mur de mon for intérieur.

Il secoua son stylo et commença : "L'autre jour… les habitants de l'île de Pâques furent très surpris en constatant que toutes leurs statues avaient disparu." Il jeta vers moi le regard implorant du doute et après un signe d'encouragement de ma part, poursuivit.

"Nous les avions déterrées durant la nuit. Une farce de carabins pendant les bizutages". De loin, je lui fis comprendre par des gestes appropriés, exercice difficile, qu'il devait ralentir son cerveau. Il arrive en effet qu'après un trop long engourdissement, l'imagination s'emballe, mais ceci n'est pas très grave, juste une question de réglage.

Son visage s'illumina du sourire de la reconnaissance et je le vis disparaître vers de nouvelles aventures alors qu'il entamait un nouveau paragraphe.

Je m'attends, d'un jour à l'autre, à recevoir un chèque de gratitude.

vendredi 8 novembre 2013

AndiamoCharline

C’était une journée où la saison vacille, une valse hésitation entre hiver et printemps, pas assez chaud pour être au printemps, ni assez froid pour être encore en hiver.

Alex profitait d’une journée de RTT pour flâner sur les quais. Il aimait bien se balader le nez au vent, s’attarder devant l’étal d’un bouquiniste, feuilleter un vieux bouquin, humer l’odeur des vieilles bibliothèques dans lesquelles ils avaient été soigneusement rangés durant des décennies, puis, leurs propriétaires décédés, les héritiers ne voulant pas s’emmerder avec ces vieilleries, bazardaient le tout pour une poignée de clous !

On y trouvait parfois des trésors. Je ne veux pas dire des ouvrages de grande valeur, mais à valeur sentimentale. Ainsi, un jour, il avait trouvé un journal de Spirou datant de sa jeunesse. Il en avait fait l’acquisition pour 3 euros seulement, une aubaine avait-il pensé.

En le feuilletant, il avait retrouvé une partie de son enfance quand, en rentrant de l’école, il s’asseyait sagement sur le tapis du salon, une tartine de beurre plus confiture à la main, et de l’autre il tournait fébrilement les pages de son illustré, s'émerveillant des aventures de Jean Valhardi ou de Blondin et Cirage… Sa p’tite madeleine en quelque sorte.

Le Pont Neuf, la conciergerie en toile de fond, il la vit arriver : taille moyenne, rousse, la démarche féminine en diable, une femme somptueuse, épanouie, très jeune assurément. Elle portait une robe assez courte, mais pas trop, bleu marine, avec dans le bas deux bandes blanches assez larges, cela lui fit repenser à l’émission « DIM DAM DOM » dans laquelle des filles hyper sexys apparaissaient vêtues de robes semblables !

Le fond de l’air étant encore un peu frais, elle avait enfilé une sorte de caban bleu marine, des bottes de cuir terminaient la tenue, un sourire indéfinissable errait sur ses lèvres laissant apparaître une dentition parfaite.

Soudain, elle s’arrêta net devant l’étal d’un bouquiniste, tenu par un vieux bonhomme assis sur une chaise pliante en toile, engoncé dans une canadienne hors d’âge, un « brûle-gueule » enfoncé dans sa bouche en partie édentée, il reniflait le « scaferlati » à cent pas. Il avait dû en cramer des ballots de foin avant de s’imprégner de la sorte !

Le regard de la femme se porta sur un bouquin au format classique, elle le prit délicatement, le porta à son visage comme pour s’imprégner de son odeur, de son parfum, en le respirant elle fermait les yeux, un plaisir visiblement intense l’assaillait. Elle l’ouvrit délicatement à la page de garde, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

Je m’approchais, ému, bouleversé par le spectacle, je n’ai jamais pu supporter de voir pleurer une jolie femme, et celle-ci dépassait en grâce tout ce que j’avais vu.

- Ça va Madame ? questionnai-je bêtement.

- Oui, ça n’est rien, ça passera… Merci.

La voix était à l’image de la femme, profonde, harmonieuse et fragile à la fois. Je regardais le bouquin qu’elle tenait à la main, il s’agissait d’une édition originale de "Chroniques martiennes" de Ray Bradbury. Bradbury était décédé l'année précédente, et j'ai pensé que c'était ce décès récent qui la mettait dans un pareil état, après tout elle n'était pas la seule à avoir eu un coup de cœur pour cet écrivain génial !



- C’ est un bouquin assez rare, lui dis-je.

- Oui, et hélas je n’ai pas pris beaucoup d’argent, je ne pensais pas faire des achats, mais là je me serais bien laissée tenter… Surtout CELUI-là !

Je me suis alors tourné vers le fumeur de pipe.

- Combien ?

J’ai vaguement entendu 50 euro entre deux jets de salive et un claquement du tuyau de son brûle-gueule contre un ou deux de ses chicots.

- Je vous l’offre, vous avez tellement l’air d’y tenir !

- Ah ça non ! Je ne peux pas accepter, c’est une somme tout de même.

- Bon, vous me rembourserez…

- Alors d’accord !

J’ai payé, le vieux a empoché la poignée de talbins, les collant comme ça à même la poche intérieure de sa canadienne crasseuse.

- Vous savez, je vais vous rembourser, j’habite rue Lafayette, là, me dit-elle en pointant son index en direction de la rive droite.

- Je connais, charmante Madame : j’y suis né, rue Lafayette !

- Incredible ! me répliqua-t-elle, un sourire malicieux au coin de ses jolies lèvres à peine soulignées d’un trait de rose.

Je me penchais par-dessus le mur de pierre bordant le quai Conti et je lui dis :

- Bon, y’a pas l’feu à la Seine ! Si on allait boire quelque chose ? Un petit café nous ferait du bien.. Non ?

- Excellente idée !

Nous fîmes demi-tour. Arrivés place Saint Michel, je l’entraînai dans un bar de la rue Saint-André des Arts.

Je m’effaçais afin de la laisser entrer la première…

- Et galant avec ça ! ironisa-t-elle.

- Vous n’avez pas tout vu encore…

Nous nous sommes assis, les enceintes diffusaient en sourdine des standards américains, Count Basie, The Duke, Miles Davis, Satchmo, Ella chantant "summertime", etc.

Nous avons commandé un café pour moi, un thé pour elle. Ainsi j’en bois deux, m’a–t-elle confié, les théières contiennent toujours deux tasses ! Elle riait en disant cela, contente de sa trouvaille, à ce moment là on aurait dit une gamine, une furieuse envie de l’embrasser m’a pris.

Elle tenait son livre serré contre sa poitrine, c’est à ce moment là que je lui ai demandé comment elle s’appelait.

- Charline, m’a-t-elle dit avec son large sourire que je commençais à connaître, et j’aime beaucoup mon prénom !

- Il est peu commun en effet et vous va bien... Je suis d'une banalité ! Il ne me reste plus qu'à vous demander si vous habitez chez vos parents !

- Et vous ?

- Euh, non, il y a longtemps que n'habite plus chez eux !

- Je vous demandais votre prénom, a-t-elle ajouté en souriant.

- Oh pardon ! Alexandre, mais appelez moi Alex comme tout le monde… Faites voir votre livre s’il vous plaît ?

- Pour l’instant il est le vôtre : vous l’avez payé, n’oubliez pas, et elle me tendit le petit bouquin.

Un léger parfum de renfermé s’exhala lorsque j’ouvris l’ouvrage, puis je revins à la page de garde et tout en haut je vis LA dédicace, une écriture fine, celle de Bradbury assurément, j’avais déjà vu sur internet des pages manuscrites de cet auteur de génie.

Pour ma Charline, pour qui le temps…
S’arrêta à matines.

Your Brad' for the life…

Le livre me tomba des mains, heureusement la table l’empêcha d’aller à terre.

- Non, dites-moi que cette dédicace n’était pas pour vous ?

Elle me regardait, des grosses larmes coulaient maintenant sur ses joues devenues toutes pâles.

- Non, ça n’est pas possible, Charline… Je peux vous appeler Charline ?

- Oui, répondit-elle entre deux sanglots.

- Voyons, le livre est paru en 1950. Même si à l’époque vous n’aviez que 17 ou 18 ans, ça vous ferait aujourd’hui… 80 ans ! Allons, ne me prenez pour un imbécile, je vous trouve sympa, voire plus, mais tout de même !

- Ce livre je l'avais oublié sur une table à la terrasse d'un café il y a... Et puis ça n'a plus d'importance la date, l'époque, le temps.

Alors elle ouvrit son sac et en sortit un permis de conduire, pas le permis à trois volets, non les anciens roses, format nouvelles cartes d’identité, il était si vieux qu’on y voyait à peine les inscriptions, toutefois j’ai pu lire :

CHARLINE RIBIER

Née à : Chagny (Yonne) le 15 mars 1902

Suivait : pour le préfet de l'Yonne… Le : 12 juin 1920... Un gribouillis illisible.

Et juste à côté une photographie en noir et blanc, patinée par le temps.