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lundi 25 juin 2012

AndiamoLa souris verte

C’est une belle journée de printemps. Eric Chalan sort de l’hôpital, sa petite valise à la main. Il est joyeux, un peu pâle certes, le long séjour sans aucun doute. D’un pas décidé, il se dirige vers la brasserie toute proche.

- Un demi s’il vous plaît, garçon !

Le « garçon » est une serveuse qui lui apporte son verre, avec juste de la mousse « comme il faut », ni trop, ni trop peu.

- Oh ! Excusez-moi, Madame, je vous ai appelé garçon, car habituellement…

- Oui, je sais, ça n’est pas la première fois…

- Je suis un peu perdu vous savez. Quand on sort de là...

Joignant le geste à la parole, il lui montre l’hôpital situé de l’autre côté de la rue.

- Oui, je connais, et vous savez où aller ?

- Ben… Pas trop, non, il y a si longtemps, alors les amis…

- Si ça vous intéresse, je loue une chambre de bonne au sixième, au-dessus de mon appartement, pour vous ça ne sera pas trop cher !

- Ça n’est pas de refus. Pour le paiement, je vais chercher du boulot tout de suite, je suis honnête vous savez !

- Je n’en doute pas une seconde ! Repassez ce soir à dix-neuf heures après mon service, je vous conduirai, j’ai une voiture.

A dix-neuf heures tapantes, Eric est devant l’établissement. La femme sort, caban bleu marine, petits escapins noirs, elle est âgée de quarante ans tout au plus, cheveux blonds, une très jolie teinture. Elle se dirige vers une Dauphine verte, ouvre la porte et invite l’homme à monter.

- Je suis un peu perdu, vous savez. Depuis le temps que je suis soigné, j’ai perdu le fil : les nouveaux francs, la vague des yéyés... Décidément, les sixties comme ils disent ont tout chamboulé ! Les Batteles notamment !

- Vous voulez dire les Beatles ?

- Oui, c’est ça, vous savez l’anglais et moi !

Après un parcours relativement court, ils arrivent devant un immeuble assez cossu de Meudon. Ils descendent, la femme précède l’homme, un antique ascenseur à grilles métalliques les conduit au second. Toujours devant, la femme ouvre une porte en bois exotique verni.

- Entrez et attendez-moi là ! L’homme pose sa valise sur une moquette bordeaux sans la moindre poussière, se penchant un peu, il aperçoit le séjour richement meublé.

- C’est joli chez vous !

- Je suis veuve, répond la femme qui s’avance une clé à la main. En mourant, mon mari m’a laissé tout ça (d’un geste large elle désigne l’appartement). Pour le reste, je suis obligée de travailler, mais je ne me plains pas : avec les pourboires, je gagne confortablement ma vie.

L’ascenseur les a mené au cinquième étage, le dernier, c’est à pied qu’ils l’ont gravi. Autrefois l’ascenseur ne desservait pas le dernier étage réservé aux gens de maison.

Une porte grise, une petite chambre mansardée, un lit, une armoire, une table, une chaise.

- Voilà, vous êtes chez vous !

- Je ne sais comment je pourrai vous remercier, Madame.

Nous verrons plus tard, le travail ne manque pas, vous trouverez rapidement un emploi. En attendant, je suis sûre que vous n’avez rien pour le dîner ?

- Euh... Non !

- Bon, je vous invite pour ce soir, descendez à vingt heures.

- Mais je…

- Allons, pas de chichis, ce sera à la fortune du pot !

Ding dong ! Vingt heures, Eric est sur le pas de la porte.

- Entrez, je vous en prie, je venais tout juste de nous préparer un apéro ! Vous aimez le whisky au moins ?

- Oui, oui, bien sûr !

A la tienne, à la mienne. Eric en est à son second verre, la tête commence à lui tourner. Le manque d’habitude, depuis le temps qu’il n’a pas bu une goutte d’alcool songe-t-il.

Soudain, tout bascule, sa vue se brouille, les meubles tournent, Eric s’écroule….

Une souris verte
Qui courait dans l'herbe
Je l'attrape par la queue...

La musique lui vrille les tympans, la sono diffuse à fond la comptine, Eric a froid. Petit à petit il émerge du brouillard, il ne sait pas où il est, ses mains sont attachées dans son dos.

Je suis nu comme un ver, voilà pourquoi j’ai froid, songe-t-il…

Je la montre à ces Messieurs
Ces Messieurs me disent...

Et la musique qui hurle !

Bordel ! Y’a quelqu’un ?

La musique soudain s’arrête.

- Soyez poli, Eric Chalan, on pourrait vous entendre !

Un rire suit cette phrase. Debout au bord de la fosse se tient la serveuse, elle tient une caisse serrée contre elle.

- Qu’est-ce qui vous prend, connasse ? hurle Eric.

- Allons restez calme et poli, Monsieur Eric Chalan. Là où vous êtes, nul ne peut vous entendre et encore moins vous secourir. Nous sommes en pleine cambrousse, ordure, dans une usine désaffectée. La fosse dans laquelle tu t’agites descend à trois mètres, les parois sont lisses. Le palan situé juste au-dessus m’a permis de te descendre « en douceur » : je ne voulais pas t’esquinter afin que tu profites au maximum du joli spectacle.

La femme a descendu la caisse de bois à l’aide d’une ficelle. Arrivée en bas, elle a tiré sur l’autre ficelle située sur l’un des bords du couvercle, des petits couinements se sont fait entendre.

- Mais ce sont des rats, ils sont peints en vert, c’est quoi cette horreur ?

Trempez la dans l'huile
Trempez la dans l'eau...

La chanson continue à se déverser dans les oreilles d’Eric

- Moins fort… Moins fort !

- Et en plus, ce sont des horreurs affamées : quatre jours qu’ils n’ont rien mangé, ces pauvres petits rats !

- Mais vous êtes qui à la fin ?

- Ah oui ! Je ne me suis pas présentée : Ariane Novelle, la Maman du petit Flavien, Flavien Novelle, tu te souviens ?

Tout lui revient, ce petit bout de femme au premier rang de la salle du tribunal, ce petit bout de femme se rongeant les ongles jusqu’au sang, se triturant les phalanges, à s’en faire péter les jointures… Tout lui revient, il ne l’avait pas reconnue, dix ans l’ont métamorphosée, en mieux.

Je me suis engagée dans cette brasserie située devant l’hôpital psychiatrique il y a six mois. Je savais que tu allais sortir bientôt. Et tous, je dis bien tous les anciens détenus, viennent s’en jeter un à la brasserie en sortant, il m’a suffit d’attendre !

La musique a repris.

Ça fera un escargot tout chaud.


Dix ans plus tôt...

- Il chantait « la souris verte », votre honneur…

- Vous regardez trop de films Américains Chalan ! Appelez-moi : Monsieur le juge !

- Bi.. Bien votre… Monsieur le juge, alors je n’ai pas pu résister, je l’ai fait monter dans ma voiture. Je n’ai pas pu résister, Monsieur le juge, c’était une pulsion !

- Une pulsion, Chalan ? Vous l’avez violé, un enfant de six ans, puis massacré, il n’y a pas d’autres termes, un acharnement pareil, nous n’avions jamais vu ça, Chalan… Jamais !

La peine de mort avait été requise par le procureur de la République.

La sentence est tombée, les avocats de l'innommable ont plaidé la non-responsabilité au moment des faits : quinze ans en hôpital psychiatrique surveillé. Dans la réalité après traitements, il sera déclaré « guéri » et sortira au bout de dix ans.

Dans la salle, Ariane, la maman de Flavien, s’est tordu nerveusement les mains. Elle a regardé le tribunal, incrédule : c’est tout ? a-t-elle murmurée.

mercredi 13 juin 2012

AndiamoVie privée...

Je lis beaucoup de blogs, certaines et certains s’y confient, dévoilant des pans de leur vie privée. Des épisodes tellement intimes que parfois j’en suis bouleversé… Mais oui !

Alors en accord avec moi-même, j’ai décidé de me foutre à poil et de TOUT vous dire, et ce sans la présence d’un avocat.

1) Je suis l’enfant caché des amours adultères de Georges Clémenceau et de Mata-Hari

2) Marie Laforêt ne m’a jamais violé, hélas ! Et je le regrette sincèrement… Marie, si tu me lis…

3) Je n’ai JAMAIS pratiqué d’attouchements sur le curé qui me faisait le catéchisme. D’abord il sentait l’ail, je n’aimais pas sa tonsure. Enfin, retirer les 33 boutons de sa soutane, c’était trop long !

4) C’est moi qui ai caillassé le greffier de la mère Méheux dans mon quartier quand j’étais minot, au motif : il m’avait regardé bizarrement. Faut dire que le rouquemoute en question, avait un œil qui jouait au ping-pong, et l’autre qui comptait les points !

5) La lettre anonyme envoyée au mari de la pionne qui m’avait injustement collé, et dénonçant les amours coupables de l’icelle avec un éboueur Africain du Xème arrondissement … C’était moi !

Ironie du sort, je ne le savais pas, mais c’était vrai ! Sauf que ça n’était pas un éboueur Africain, mais la femme du secrétaire de mairie du même arrondissement, comme quoi : secouez le cocotier, il en tombera toujours quelque chose !

6) Et enfin le plus dur à avouer : nous sommes responsables du malaise de notre copain Lulu ! Suite à un pari stupide, nous nous étions enfermés dans la cave de « jambe de laine », not’pot qui boitait un peu, suite à une mauvaise chute depuis un wagon de marchandises, qu’il avait voulu prendre en marche, alors que le convoi était fort ralenti.

Nous étions donc dans cette cave, et nous décidons de faire un concours de pets ! Qui n’en n’a pas fait ?

P’tit Claude, Coco, Roland, Jambe de laine et moi-même attaquons, respectueux des usages, chacun notre tour…

J’avais dû bouffer la veille un truc assez violent, genre suprême de rognures à la va t’faire, ou de la ragougnasse de tétons de négresse, voire même un sorbet de ragout de putois…Toujours est-il que les caisses que l’on balançaient fouettaient grave comme on dit de nos jours.

Ça schmouttait vilain dans l’étroit réduit chichement éclairé par une ampoule couverte de chiures de mouches ! Soudain, on a vu not’ pote Lulu chanstiquer, les gobilles à la retourne, la gerbe fuser telle un V1, et me passer à deux doigts des ribouis !

Panique ! On l’a sorti dans la cour du tout petit immeuble (deux appartements seulement). Avec nos tire-moelles, on le ventilait copieusement, histoire de lui fournir de l’oxygène.

Alors tout doucement il a commencé à cligner des yeux, le rose est revenu sur ses joues, et nous on a poussé un OUF de soulagement !

Et puis une bonne nouvelle : depuis peu, je suis le Papa d’une petite Giulia…Mais oui !

Allez j’ai bien déliré, tout est faux bien sûr, sauf pour le chat de la mère Méheux !

jeudi 7 juin 2012

Tant-BourrinForce de rappel

« Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier ? Je me sens tout courbatu. »

Il s’étira longuement, jusqu’à en faire craquer ses articulations, pour essayer vainement de chasser la douleur, puis posa doucement la main vers l’autre bord du lit.

Rien. Des draps froids. Odile s’était donc déjà levée ? Il n’avait rien entendu. Bah, rien d’étonnant : vu l’état de son dos, il avait dû travailler bien dur la veille et dormir comme une souche.

Maintenant tout-à-fait éveillé, il guetta les bruits de la maison. Le silence lui sauta aux oreilles.

« Odile sait que j’étais fatigué, elle doit prendre grand soin à ne pas me réveiller. »

Il se leva finalement, revêtit sa robe de chambre et entreprit de descendre au rez-de-chaussée. Le couinement des marches de l’escalier sous ses pas déchira le voile cotonneux qui semblait jusque-là envelopper ses tympans.

L’obscurité de la cuisine figea son sang dans ses artères. Il alluma, avec l’ultime et dérisoire espoir qu’Odile fut soudainement atteinte de nyctalopie. Personne.

« Mais où donc était-elle passée ? Où se cachait Odile ?... Odile ! Odile »

Le trop-plein de ses pensées s’était déversé dans sa gorge : il hurlait maintenant le prénom de son épouse dans la maison, mais ses appels ricochaient sur les murs sans obtenir de réponse.

De plus en plus fébrile, il inspecta toutes les pièces. Rien. Désespérément rien. Ses affaires étaient pourtant encore là, bien rangées dans la vieille armoire en chêne. Bon sang, il lui était arrivé quelque chose ! Quelque chose de grave, même ! Ça ne lui ressemblait pas de disparaître ainsi, sans un mot, sans rien emmener avec elle !

Plus mort que vif, il s’habilla à la diable et sortit dans la rue. Une seule pensée occupait désormais son esprit : trouver de l’aide. Que l’on organise des recherches. Que l’on lance des appels à la radio et à la télévision. Que l’on mobilise l’armée s’il le fallait. Mais qu’on lui ramène son Odile.

C’est dans un état d’agitation extrême, suant, hoquetant, qu’il débarqua dans le commissariat de police du quartier. Il alpaga le planton de service :

- S’il vous plaît, Monsieur, ma femme a disparu, il faut la retrouver ! Il est sûrement arrivé quelque chose de grave !

Le policier leva le nez du magazine « Auto Plus » dans lequel il était plongé, découvrit son visiteur et laissa échapper un soupir las.

- Monsieur Lesgaret, encore vous !
- Heu… oui, c’est bien moi. Vous me connaissez donc ?... Mais peu importe : il y a urgence, je viens signaler la disparition de mon épouse Odile.

Un nouveau soupir filtra de la bouche de l’agent.

- Écoutez, Monsieur Lesgaret, je pense qu’il n’est pas utile d’établir une déposition.
- Hein ? Mais pourquoi donc ? Mais vous ne comprenez pas : ma femme a disp…
- Monsieur Lesgaret, gardez votre calme, je vous en prie, et écoutez-moi. Quel âge avez –vous ?

La conversation prenait un tour étrange qui le laissa pantois. Il marqua un temps d’hésitation.

- Eh bien… heu… j’ai 35 ans. Mais pourquoi cette question ?
- Monsieur Lesgaret, asseyez-vous tout d’abord, je ne voudrais pas que vous vous trouviez mal en entendant ce que je vais vous dire.
- Mal ? Mais… Vous l’avez trouvée ? Elle est… morte, c’est ça ?
- Monsieur Lesgaret, ce n’est pas la première fois que vous venez nous voir pour la même raison. Les premières fois, nous avons enregistré votre déposition et vérifier votre état-civil : vous n’avez pas 35 ans, vous en avez 76 !
- Quoi ?

Le pauvre homme, subitement très vieux et usé, se tassa sur sa chaise sous le poids de la révélation.

- Monsieur Lesgaret, ne le prenez pas mal, mais vous perdez un peu la tête. Vous souffrez de la maladie d’Alzheimer et vous perdez peu à peu vos souvenirs, en partant des plus récents.
- …
- La dernière fois, vous êtes déjà tombé sur moi, et vous m’aviez dit avoir 42 ans.
- …
- Ne vous en faites pas. Vous allez rentrer chez vous. Vous avez une aide à domicile qui passe deux heures par jour, tout va bien se passer. Mais il faudra peut-être que votre médecin songe à demander votre placement dans une maison de retraite où l’on pourra s’occuper de vous, pour votre bien, hein !
- …
- Allez, Monsieur Lesgaret, il faut y aller. Vous savez toujours où se trouve votre pavillon, hein ? Ça fait cinquante ans que vous y habitez, vous n’avez pas oublié ?

Encore abasourdi d’avoir pris quarante ans en cinq minutes, il répondit d’une voix blanche :

- Non, non, ça va, je vais retrouver mon chemin.
- Parfait ! Bonne journée, alors !
- Mais… heu…
- Oui, quoi ?
- Mais alors, ma femme ? Elle est…

Le policier soupira, usé de rejouer encore la même scène que les fois précédentes.

- Oui, désolé de vous l’apprendre, ou plutôt de vous le réapprendre : Madame Lesgaret est décédée voici plus de quinze ans.
- Oh mon dieu ! répondit le vieillard dans un sanglot, avant de se prendre la tête entre les mains.
- Condoléances. Mais c’est de l’histoire ancienne, Monsieur Lesgaret, il y a longtemps qu’elle ne souffre plus.

Un quart d’heure plus tard, le vieil homme retrouva suffisamment d’énergie, affirma-t-il, pour regagner son domicile.

Chemin faisant, plus voûté que jamais, ses pensées s’entrechoquaient, prises dans la tempête de ses émotions.

Odile. Morte. 78 ans. Enterrée. Seul. Vieux. Quinze ans déjà. Silence. Désespoir. Odile.

Il comprenait maintenant la cause de ce qu’il prenait pour des courbatures : les douleurs de l’âge.

Odile. Police. Perdue. Jamais. Tristesse. Souvenir. Odile. Partie.

Il faudrait qu’il suive les conseils du policier et qu’il demande à son médecin de le… heu… Zut, de le quoi au fait ? Il avait oublié !

Odile. Partie. Seul. Attente. Peut-être. Odile.

Tiens, voilà le soleil qui pointait son museau à travers les nuages. Qu’il était agréable de le laisser courir sur sa peau ! Quelle bonne idée d’être sorti prendre l’air ! Pour quelle raison, d’ailleurs ? C’est ballot, ça, il ne s’en souvenait plus !

Odile. Absente. Maison. Manque. Bientôt. Soleil. Odile.

Il se sentait bien. Il faisait doux. Il avait trente ans et la vie était belle.

Odile. Amour. Douceur. Caresse. Passion. Odile. Amour. Odile. Odile. Odile.

Il pressa le pas. Il lui tardait de rejoindre Odile à la maison.

vendredi 1 juin 2012

AndiamoChauguise et la mercière

Fernand s’étire, il ouvre un œil sur son réveil au cadran lumineux : quatre heures trente. C’est toujours à peu près l’heure à laquelle l’envie de pisser le prend, la prostate sans doute. Ses doigts actionnent la poire servant d’interrupteur à sa lampe de chevet, rien ne se produit : elle est encore grillée songe-t-il.

D’un pas mal assuré, il se dirige vers le palier. Sa main tâtonne à droite de la porte de sa chambre, trouve l’interrupteur, le petit levier en laiton bascule… Rien. Fernand renouvelle plusieurs fois l’opération, la lampe ne s’allume pas. En bougonnant, il se dirige vers l’escalier en colimaçon qui descend au rez de chaussée.

Il la connaît bien cette maison du 12 de la rue des Cloÿs dans le XVIIIème arrondissement de son Paris. La vieille mercerie familiale, coincée entre le square Léon Serpollet et la rue Ordener. Il y est né voici 55 ans. Depuis toujours, il l’occupe avec sa sœur Catherine, de six ans sa cadette, vieille fille comme lui est vieux garçon. Ils sont toujours restés ensemble, même et je dirai surtout depuis le décès de leurs parents. La boutique leur assure un revenu tout juste suffisant, mais ils n’ont pas de grosses exigences.

L’escalier ne devrait plus être bien loin, songe-t-il en tâtonnant du bout du pied, encore un pas… Soudain, sa jambe part brusquement en avant, un grand cri, ses bras font des moulinets, et c’est la chute brutale dans l’escalier métallique, un choc… Le silence.

Catherine qui dort dans la chambre voisine de son frère se réveille, allume sa lampe de chevet, l’énorme fracas l’a réveillée, elle appelle son frère.

- Fernand ! Fernand ! Réponds, enfin…

Sur le palier, point de lumière. Elle retourne dans sa chambre, saisit la lampe de poche dans le tiroir de sa table de chevet, retourne sur le palier, en éclairant le bas de l’escalier, elle aperçoit son frère qui gît en bas.

Elle a enfilé une vieille robe de chambre puis, après avoir traversé la boutique, elle est allée chez Madame et Monsieur Legras, les charcutiers dont la boutique jouxte la mercerie.

Au risque de réveiller tout le quartier, elle a tambouriné un moment sur le vieux rideau de fer bien rouillé, surmonté d’une tête de cochon qui fut autrefois dorée et dont le plâtre s’écaille maintenant. Enfin la fenêtre du premier s’est ouverte, et c’est Madeleine Legras qui d’une voix pâteuse a lâché :

- Ben, qu’est-ce qui t’arrive Catherine ?

- Descend vite, Madeleine, c’est Fernand qu’est tombé, j’ai bien peur que ce soye grave !

- Bon, on arrive, mon Marcel et moi !

Quelques minutes plus tard, Marcel Legras a hoché la tête négativement.

- J’ai bien peur que ton frangin ce soit fait l’coup du Père François… J’vais appeler les cognes.

Ce vendredi 11 juillet 1952, Chauguise comme à son habitude est descendu à la station Châtelet. Placardées sur les murs de la station, les affiches de la fameuse comédie musicale de Stanley Donen et Gene Kelly « Chantons sous la pluie », avec bien sûr l’excellent Gene Kelly, Debbie Reynolds, et surtout Cyd Charisse et ses jambes interminables...

Il aime bien Gene Kelly Chauguise, et il se surprend à fredonner :


I'm singin' in the rain
Just singin' in the rain
What a glorious feeling
I'm happy again.

Et c’est à pied depuis la station qu’il se rend au trente-six. Comme à l’accoutumée, il a acheté le Parisien (libéré) au jeune crieur qui se trouve à l’angle de la rue Saint-Denis et du quai de la Mégisserie.

Tout en marchant, il parcourt les gros titres. Ce sont les vacances, le soleil brille sur la capitale, les journaux relatent les exploits de Fausto Coppi dans le tour de France, sa victoire impressionnante à l’Alpe d’Huez. On y relate également la victoire des Ferrari et de son pilote Ascari, au grand prix de France à Rouen les Essarts.

Plus triste, on parle encore de la mort tragique de Maryse Bastié, cette grande figure de l’aviation, qui a trouvé la mort à bord d’un « Norécrin » lors d’un meeting à Bron en banlieue Lyonnaise.

Les Parisiennes sont jolies quand vient l’été, songe notre commissaire, qui sourit à une jolie brunette juchée sur de jolis escarpins bleu marine, assortis au sac qu’elle porte en bandoulière, faisant ressortir le blanc de son tailleur.

Chauguise arrive au 36, s’installe dans son bureau, quand on frappe à sa porte

- Mouais, lâche-t-il laconiquement.

Julien entre…

- Bonjour patron, on v…

- Salut Dugland ! Articule lentement, ne me brutalise pas, il fait beau, tout va bien... Verstehen ?

- Oui patron, mais je viens de recevoir un coup de téléphone du commissariat du XVIIIème. Le commissaire voudrait vous parler, il est au bout du fil.

- Bon, bascule la communication, je le prends... Salut Gégé qu’est ce qui t’arrive ?

- Ecoute Chauguise, j’ai un macchab sur les bras, j’aimerais que tu viennes.

- Sur les bras ? Il n’est pas trop lourd, j’espère !

- Déconne pas, je t’attends. C’est rue des Cloÿs, au 12, tu connais ?

- PFFF…

- Dugland !

- Quoi patron ?

- Allez, prends les karoubles de la 15, on va rue des Cloÿs.

- Ah oui, c’est près de la Rue du Ruisseau, on avait eu une affaire là-bas.

- Bravo ! Tu vois quand tu veux…

(Je ne vais pas vous faire une visite guidée de Paname non mais…)

Vingt minutes plus tard, Julien gare la Citroën devant le numéro 12.

Gérard Malempin, le commissaire du quartier, est là.

- Merci d’être venu, Chauguise, y’a un truc qui me titille, faut que j’te montre.

Le corps de Fernand Dutreuil gît au pied de l’escalier métallique, son crâne forme un angle bizarre avec les épaules, vertèbres cervicales fracturées, c’est certain.

- Tiens, chouffe Chauguise, on dirait que ses pieds portent des traces de gras.

- Ouais, t’as raison Gégé. Ne touchez à rien, dit-il à l’intention des lardus, je vais appeler Coui… Bourrieux afin qu’il vienne faire des prélèvements. Non, je vais plutôt envoyer Julien, il le ramènera plus vite. En attendant, on va s’en jeter un, et je répète pour les durs de la feuille : vous ne touchez rien, capito ? sur un ton qui n’appelle aucun commentaire.

Un petit muscadet au rade du coin, à l'enseigne très originale :"Bar des amis" en attendant Julien, enfin chacun sa tournée : on a des usages dans la Rousse.

Un peu plus tard, Julien revient escorté de « Couillette », notre scientifique du 36. Méticuleusement, conscienceusement, ce dernier, à l’aide de cotons-tiges, prélève sous les pieds de la victime ce qui semble être une sorte de graisse. Entre-temps Chauguise est monté à l’étage, il a actionné la poire de la lampe de chevet, constaté que l’ampoule était grillée, puis il examiné de plus près l’ampoule pendue dans le couloir.

- Dugland, monte-moi un tabouret !

- Oui patron, voilà.

- Monte sur le tabouret, toi, le jeunot, et dis-moi ce que tu remarques ?

- Ben, l’ampoule est déboîtée, prête à tomber, on dirait qu’elle ne tient que par un côté de la baïonnette !

- C’est bien ce qui me semblait… Dis donc, Couillette, pendant qu’t’es laga, viens frotter tes cotons-tiges sur la première marche là-haut.

Bourrieux s’est éxécuté, l’escalier en colimaçon est fait de marches en ferraille, plus exactement de la tôle « larmée », cette tôle avec des petites protubérances censées empêcher les glissades.

- Dans les interstices, il m'a semblé apercevoir des traces de gras.

tôle larmée.


Les prélèvements terminés, tout le monde est rentré au 36.

- Dis donc, Couillette, tu t’mets au turf en rentrant, je veux les résultats pour hier.

- Chauguise, j’ai pas l’habitude de faignasser ! Tu sais ce que ça va te coûter ?

- La vache ! Ça d’vient une habitude ! Déjà, l’aut’jour, y’a Champollion qui m’a taxé d’un apéro chez Nicole : c’est le petit rade situé rue Séguier not’cantoche. Et toi, tu veux quoi ?

- Ben, même motif, même punition !

- Bon, bon, d’accord ! Allez, fais fissa !

Une heure et demie plus tard, Bourrieux revient dans le bureau de Chauguise,.

- Voilà, c’est fini ! Ton gras, c’est du saindoux, aussi bien sous les ribouis du macchab’ que sur l’escadrin, et je dirais même du pur porc, le saindoux… First classe !

- Merci Couillette, t’es un vrai marle.

- T’as esgourdé, Dugland ? Du saindoux, on donne dans la glissade au gras d’jambon à défaut de sports d’hiver ! Dans la famille Mercière, je voudrais : « la fille »… J’sais pas toi, mais moi ça m’titille, ce gras sous les panards du frelot à la Catherine. Biscotte même si t'es pas un maniaque de la savonnette, t'irais p'têt' pas te mettre dans l'torchon avec les ribouis tartinés façon pur porc ! j’sens que j’vais aller la cuisiner la frangine, au saindoux s’il le faut ! Allez, au carrosse, tu connais l’chemin, pas besoin de te tenir la pogne.

Vingt minutes plus tard, les duettistes sont à nouveau rue des Cloÿs. Chauguise, suivi de Crafougnard, entre dans la petite boutique. Une cliente est là, comptant les douze pelotes de laine « Pingouin » qui serviront à tricoter un magnifique pull pour son pépère l’hiver prochain.

- Bon, ça y est ? Vous casquez vos p’lotes et dehors !

- Mais… Mais tout d’même...

- Bon, mémère, tu vas pas acheter l’fonds ? Non ? Alors fissa !

La cliente partie, Chauguise se tourne vers Catherine.

- Il te gênait, ton frelot, c’est pour ça que tu l’as aidé à exécuter un double axel ?

- Mais enfin, commissaire, vous délirez ! De quoi m’accusez vous, enfin ?

- Tu l’prends comme ça ? OK, j’vais aller interroger Marcel Legras, le charcutier d’à côté.

Chauguise est sorti pour entrer aussitôt au « cochon qui rit » la charcuterie mitoyenne de la mercerie. Madeleine Legras finit d’emballer deux côtes de porc dans un joli papier sulfurisé sur lequel figure un dessin représentant un gros cochon en train de pleurer, et juste dessous écrit à l’encre bleue : « pleure pas grosse bête, tu vas chez LEGRAS ».

- Dites voir, Madame Legras, j’pourrais vous parler ? Je suis le commissaire Chauguise, et il lui montre son sésame aux couleurs de la France.

- Oui bien sûr, on va passer dans l’arrière-boutique, on sera plus tranquilles.

Madame Legras a retiré le bec de cane puis a invité Chauguise et Julien à entrer dans ses appartements.

- J’vous sers un p’tit cordial ?

- Pendant le service, je ne bois qu’avec mes amis, lui répond-il fort aimablement. Dites voir, Madame, vous n’avez rien remarqué de louche entre votre mari et la mercière ?

- Ah ben si ! Figurez-vous qu’il y a trois mois, je les ai surpris bec à bec, dans la cour, là, derrière. Depuis un moment, je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche. Quoique son anguille à mon Marcel, je m’doute bien qu’il la colle ailleurs que sous une roche ! Ah la salope, tout de même.

Chauguise a convoqué tout ce joli monde au 36. Après un interrogatoire un peu musclé, le charcutier s’est allongé : c’est bien lui qui avait badigeonné la marche de l’escalier, alors que Fernand roupillait. Catherine lui avait ouvert la porte de la mercerie, elle avait pris soin auparavant de bouziller l’ampoule de la lampe de chevet, puis de déboîter légèrement celle du couloir.

Lui et la jolie mercière filaient le parfait amour depuis six mois déjà. Le frère de Catherine ne voulait pas lui donner la part qui lui revenait, et ne voulant pas vendre la boutique, les deux amants avaient décidés de le supprimer. Quant à Marcel, il aurait bien trouvé quelque chose afin de se débarasser de l’encombrante Madeleine, son épouse.

La prochaine fois, lâche Chauguise en regardant Catherine droit dans les yeux : "tu penseras à faire la toilette du mort avant d’appeler les lardus".




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