Force de rappel
Par Tant-Bourrin, jeudi 7 juin 2012 à 00:11 :: Jus de cervelle :: #1516 :: rss
« Mais qu’est-ce que j’ai bien pu faire hier ? Je me sens tout courbatu. »
Il s’étira longuement, jusqu’à en faire craquer ses articulations, pour essayer vainement de chasser la douleur, puis posa doucement la main vers l’autre bord du lit.
Rien. Des draps froids. Odile s’était donc déjà levée ? Il n’avait rien entendu. Bah, rien d’étonnant : vu l’état de son dos, il avait dû travailler bien dur la veille et dormir comme une souche.
Maintenant tout-à-fait éveillé, il guetta les bruits de la maison. Le silence lui sauta aux oreilles.
« Odile sait que j’étais fatigué, elle doit prendre grand soin à ne pas me réveiller. »
Il se leva finalement, revêtit sa robe de chambre et entreprit de descendre au rez-de-chaussée. Le couinement des marches de l’escalier sous ses pas déchira le voile cotonneux qui semblait jusque-là envelopper ses tympans.
L’obscurité de la cuisine figea son sang dans ses artères. Il alluma, avec l’ultime et dérisoire espoir qu’Odile fut soudainement atteinte de nyctalopie. Personne.
« Mais où donc était-elle passée ? Où se cachait Odile ?... Odile ! Odile »
Le trop-plein de ses pensées s’était déversé dans sa gorge : il hurlait maintenant le prénom de son épouse dans la maison, mais ses appels ricochaient sur les murs sans obtenir de réponse.
De plus en plus fébrile, il inspecta toutes les pièces. Rien. Désespérément rien. Ses affaires étaient pourtant encore là, bien rangées dans la vieille armoire en chêne. Bon sang, il lui était arrivé quelque chose ! Quelque chose de grave, même ! Ça ne lui ressemblait pas de disparaître ainsi, sans un mot, sans rien emmener avec elle !
Plus mort que vif, il s’habilla à la diable et sortit dans la rue. Une seule pensée occupait désormais son esprit : trouver de l’aide. Que l’on organise des recherches. Que l’on lance des appels à la radio et à la télévision. Que l’on mobilise l’armée s’il le fallait. Mais qu’on lui ramène son Odile.
C’est dans un état d’agitation extrême, suant, hoquetant, qu’il débarqua dans le commissariat de police du quartier. Il alpaga le planton de service :
- S’il vous plaît, Monsieur, ma femme a disparu, il faut la retrouver ! Il est sûrement arrivé quelque chose de grave !
Le policier leva le nez du magazine « Auto Plus » dans lequel il était plongé, découvrit son visiteur et laissa échapper un soupir las.
- Monsieur Lesgaret, encore vous !
- Heu… oui, c’est bien moi. Vous me connaissez donc ?... Mais peu importe : il y a urgence, je viens signaler la disparition de mon épouse Odile.
Un nouveau soupir filtra de la bouche de l’agent.
- Écoutez, Monsieur Lesgaret, je pense qu’il n’est pas utile d’établir une déposition.
- Hein ? Mais pourquoi donc ? Mais vous ne comprenez pas : ma femme a disp…
- Monsieur Lesgaret, gardez votre calme, je vous en prie, et écoutez-moi. Quel âge avez –vous ?
La conversation prenait un tour étrange qui le laissa pantois. Il marqua un temps d’hésitation.
- Eh bien… heu… j’ai 35 ans. Mais pourquoi cette question ?
- Monsieur Lesgaret, asseyez-vous tout d’abord, je ne voudrais pas que vous vous trouviez mal en entendant ce que je vais vous dire.
- Mal ? Mais… Vous l’avez trouvée ? Elle est… morte, c’est ça ?
- Monsieur Lesgaret, ce n’est pas la première fois que vous venez nous voir pour la même raison. Les premières fois, nous avons enregistré votre déposition et vérifier votre état-civil : vous n’avez pas 35 ans, vous en avez 76 !
- Quoi ?
Le pauvre homme, subitement très vieux et usé, se tassa sur sa chaise sous le poids de la révélation.
- Monsieur Lesgaret, ne le prenez pas mal, mais vous perdez un peu la tête. Vous souffrez de la maladie d’Alzheimer et vous perdez peu à peu vos souvenirs, en partant des plus récents.
- …
- La dernière fois, vous êtes déjà tombé sur moi, et vous m’aviez dit avoir 42 ans.
- …
- Ne vous en faites pas. Vous allez rentrer chez vous. Vous avez une aide à domicile qui passe deux heures par jour, tout va bien se passer. Mais il faudra peut-être que votre médecin songe à demander votre placement dans une maison de retraite où l’on pourra s’occuper de vous, pour votre bien, hein !
- …
- Allez, Monsieur Lesgaret, il faut y aller. Vous savez toujours où se trouve votre pavillon, hein ? Ça fait cinquante ans que vous y habitez, vous n’avez pas oublié ?
Encore abasourdi d’avoir pris quarante ans en cinq minutes, il répondit d’une voix blanche :
- Non, non, ça va, je vais retrouver mon chemin.
- Parfait ! Bonne journée, alors !
- Mais… heu…
- Oui, quoi ?
- Mais alors, ma femme ? Elle est…
Le policier soupira, usé de rejouer encore la même scène que les fois précédentes.
- Oui, désolé de vous l’apprendre, ou plutôt de vous le réapprendre : Madame Lesgaret est décédée voici plus de quinze ans.
- Oh mon dieu ! répondit le vieillard dans un sanglot, avant de se prendre la tête entre les mains.
- Condoléances. Mais c’est de l’histoire ancienne, Monsieur Lesgaret, il y a longtemps qu’elle ne souffre plus.
Un quart d’heure plus tard, le vieil homme retrouva suffisamment d’énergie, affirma-t-il, pour regagner son domicile.
Chemin faisant, plus voûté que jamais, ses pensées s’entrechoquaient, prises dans la tempête de ses émotions.
Odile. Morte. 78 ans. Enterrée. Seul. Vieux. Quinze ans déjà. Silence. Désespoir. Odile.
Il comprenait maintenant la cause de ce qu’il prenait pour des courbatures : les douleurs de l’âge.
Odile. Police. Perdue. Jamais. Tristesse. Souvenir. Odile. Partie.
Il faudrait qu’il suive les conseils du policier et qu’il demande à son médecin de le… heu… Zut, de le quoi au fait ? Il avait oublié !
Odile. Partie. Seul. Attente. Peut-être. Odile.
Tiens, voilà le soleil qui pointait son museau à travers les nuages. Qu’il était agréable de le laisser courir sur sa peau ! Quelle bonne idée d’être sorti prendre l’air ! Pour quelle raison, d’ailleurs ? C’est ballot, ça, il ne s’en souvenait plus !
Odile. Absente. Maison. Manque. Bientôt. Soleil. Odile.
Il se sentait bien. Il faisait doux. Il avait trente ans et la vie était belle.
Odile. Amour. Douceur. Caresse. Passion. Odile. Amour. Odile. Odile. Odile.
Il pressa le pas. Il lui tardait de rejoindre Odile à la maison.
Commentaires
1. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:45, par Pascal
2. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:45, par Pascal
3. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:46, par Pascal
4. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:46, par Pascal
5. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:47, par Pascal
6. Le jeudi 7 juin 2012 à 07:47, par Pascal
7. Le jeudi 7 juin 2012 à 08:05, par croukougnouche
8. Le jeudi 7 juin 2012 à 08:20, par Saoul-Fifre
9. Le jeudi 7 juin 2012 à 18:19, par scoutstoujours
10. Le jeudi 7 juin 2012 à 19:15, par Andiamo encore en vacances.
11. Le jeudi 7 juin 2012 à 20:29, par Bof.
12. Le vendredi 8 juin 2012 à 00:05, par Blutch
13. Le vendredi 8 juin 2012 à 05:36, par Tant-Bourrin
14. Le samedi 9 juin 2012 à 15:02, par Oncle Dan
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26. Le mardi 19 juin 2012 à 20:59, par gdblog
27. Le mardi 19 juin 2012 à 21:36, par Tant-Bourrin
28. Le mardi 3 juillet 2012 à 08:31, par Murielle
29. Le mardi 3 juillet 2012 à 20:21, par Tant-Bourrin
30. Le mercredi 4 juillet 2012 à 01:22, par Blutch
31. Le vendredi 6 juillet 2012 à 00:52, par françoise
32. Le vendredi 6 juillet 2012 à 07:01, par Tant-Bourrin
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