C’est une belle journée de printemps. Eric Chalan sort de l’hôpital, sa petite valise à la main. Il est joyeux, un peu pâle certes, le long séjour sans aucun doute. D’un pas décidé, il se dirige vers la brasserie toute proche.

- Un demi s’il vous plaît, garçon !

Le « garçon » est une serveuse qui lui apporte son verre, avec juste de la mousse « comme il faut », ni trop, ni trop peu.

- Oh ! Excusez-moi, Madame, je vous ai appelé garçon, car habituellement…

- Oui, je sais, ça n’est pas la première fois…

- Je suis un peu perdu vous savez. Quand on sort de là...

Joignant le geste à la parole, il lui montre l’hôpital situé de l’autre côté de la rue.

- Oui, je connais, et vous savez où aller ?

- Ben… Pas trop, non, il y a si longtemps, alors les amis…

- Si ça vous intéresse, je loue une chambre de bonne au sixième, au-dessus de mon appartement, pour vous ça ne sera pas trop cher !

- Ça n’est pas de refus. Pour le paiement, je vais chercher du boulot tout de suite, je suis honnête vous savez !

- Je n’en doute pas une seconde ! Repassez ce soir à dix-neuf heures après mon service, je vous conduirai, j’ai une voiture.

A dix-neuf heures tapantes, Eric est devant l’établissement. La femme sort, caban bleu marine, petits escapins noirs, elle est âgée de quarante ans tout au plus, cheveux blonds, une très jolie teinture. Elle se dirige vers une Dauphine verte, ouvre la porte et invite l’homme à monter.

- Je suis un peu perdu, vous savez. Depuis le temps que je suis soigné, j’ai perdu le fil : les nouveaux francs, la vague des yéyés... Décidément, les sixties comme ils disent ont tout chamboulé ! Les Batteles notamment !

- Vous voulez dire les Beatles ?

- Oui, c’est ça, vous savez l’anglais et moi !

Après un parcours relativement court, ils arrivent devant un immeuble assez cossu de Meudon. Ils descendent, la femme précède l’homme, un antique ascenseur à grilles métalliques les conduit au second. Toujours devant, la femme ouvre une porte en bois exotique verni.

- Entrez et attendez-moi là ! L’homme pose sa valise sur une moquette bordeaux sans la moindre poussière, se penchant un peu, il aperçoit le séjour richement meublé.

- C’est joli chez vous !

- Je suis veuve, répond la femme qui s’avance une clé à la main. En mourant, mon mari m’a laissé tout ça (d’un geste large elle désigne l’appartement). Pour le reste, je suis obligée de travailler, mais je ne me plains pas : avec les pourboires, je gagne confortablement ma vie.

L’ascenseur les a mené au cinquième étage, le dernier, c’est à pied qu’ils l’ont gravi. Autrefois l’ascenseur ne desservait pas le dernier étage réservé aux gens de maison.

Une porte grise, une petite chambre mansardée, un lit, une armoire, une table, une chaise.

- Voilà, vous êtes chez vous !

- Je ne sais comment je pourrai vous remercier, Madame.

Nous verrons plus tard, le travail ne manque pas, vous trouverez rapidement un emploi. En attendant, je suis sûre que vous n’avez rien pour le dîner ?

- Euh... Non !

- Bon, je vous invite pour ce soir, descendez à vingt heures.

- Mais je…

- Allons, pas de chichis, ce sera à la fortune du pot !

Ding dong ! Vingt heures, Eric est sur le pas de la porte.

- Entrez, je vous en prie, je venais tout juste de nous préparer un apéro ! Vous aimez le whisky au moins ?

- Oui, oui, bien sûr !

A la tienne, à la mienne. Eric en est à son second verre, la tête commence à lui tourner. Le manque d’habitude, depuis le temps qu’il n’a pas bu une goutte d’alcool songe-t-il.

Soudain, tout bascule, sa vue se brouille, les meubles tournent, Eric s’écroule….

Une souris verte
Qui courait dans l'herbe
Je l'attrape par la queue...

La musique lui vrille les tympans, la sono diffuse à fond la comptine, Eric a froid. Petit à petit il émerge du brouillard, il ne sait pas où il est, ses mains sont attachées dans son dos.

Je suis nu comme un ver, voilà pourquoi j’ai froid, songe-t-il…

Je la montre à ces Messieurs
Ces Messieurs me disent...

Et la musique qui hurle !

Bordel ! Y’a quelqu’un ?

La musique soudain s’arrête.

- Soyez poli, Eric Chalan, on pourrait vous entendre !

Un rire suit cette phrase. Debout au bord de la fosse se tient la serveuse, elle tient une caisse serrée contre elle.

- Qu’est-ce qui vous prend, connasse ? hurle Eric.

- Allons restez calme et poli, Monsieur Eric Chalan. Là où vous êtes, nul ne peut vous entendre et encore moins vous secourir. Nous sommes en pleine cambrousse, ordure, dans une usine désaffectée. La fosse dans laquelle tu t’agites descend à trois mètres, les parois sont lisses. Le palan situé juste au-dessus m’a permis de te descendre « en douceur » : je ne voulais pas t’esquinter afin que tu profites au maximum du joli spectacle.

La femme a descendu la caisse de bois à l’aide d’une ficelle. Arrivée en bas, elle a tiré sur l’autre ficelle située sur l’un des bords du couvercle, des petits couinements se sont fait entendre.

- Mais ce sont des rats, ils sont peints en vert, c’est quoi cette horreur ?

Trempez la dans l'huile
Trempez la dans l'eau...

La chanson continue à se déverser dans les oreilles d’Eric

- Moins fort… Moins fort !

- Et en plus, ce sont des horreurs affamées : quatre jours qu’ils n’ont rien mangé, ces pauvres petits rats !

- Mais vous êtes qui à la fin ?

- Ah oui ! Je ne me suis pas présentée : Ariane Novelle, la Maman du petit Flavien, Flavien Novelle, tu te souviens ?

Tout lui revient, ce petit bout de femme au premier rang de la salle du tribunal, ce petit bout de femme se rongeant les ongles jusqu’au sang, se triturant les phalanges, à s’en faire péter les jointures… Tout lui revient, il ne l’avait pas reconnue, dix ans l’ont métamorphosée, en mieux.

Je me suis engagée dans cette brasserie située devant l’hôpital psychiatrique il y a six mois. Je savais que tu allais sortir bientôt. Et tous, je dis bien tous les anciens détenus, viennent s’en jeter un à la brasserie en sortant, il m’a suffit d’attendre !

La musique a repris.

Ça fera un escargot tout chaud.


Dix ans plus tôt...

- Il chantait « la souris verte », votre honneur…

- Vous regardez trop de films Américains Chalan ! Appelez-moi : Monsieur le juge !

- Bi.. Bien votre… Monsieur le juge, alors je n’ai pas pu résister, je l’ai fait monter dans ma voiture. Je n’ai pas pu résister, Monsieur le juge, c’était une pulsion !

- Une pulsion, Chalan ? Vous l’avez violé, un enfant de six ans, puis massacré, il n’y a pas d’autres termes, un acharnement pareil, nous n’avions jamais vu ça, Chalan… Jamais !

La peine de mort avait été requise par le procureur de la République.

La sentence est tombée, les avocats de l'innommable ont plaidé la non-responsabilité au moment des faits : quinze ans en hôpital psychiatrique surveillé. Dans la réalité après traitements, il sera déclaré « guéri » et sortira au bout de dix ans.

Dans la salle, Ariane, la maman de Flavien, s’est tordu nerveusement les mains. Elle a regardé le tribunal, incrédule : c’est tout ? a-t-elle murmurée.