Fernand s’étire, il ouvre un œil sur son réveil au cadran lumineux : quatre heures trente. C’est toujours à peu près l’heure à laquelle l’envie de pisser le prend, la prostate sans doute. Ses doigts actionnent la poire servant d’interrupteur à sa lampe de chevet, rien ne se produit : elle est encore grillée songe-t-il.

D’un pas mal assuré, il se dirige vers le palier. Sa main tâtonne à droite de la porte de sa chambre, trouve l’interrupteur, le petit levier en laiton bascule… Rien. Fernand renouvelle plusieurs fois l’opération, la lampe ne s’allume pas. En bougonnant, il se dirige vers l’escalier en colimaçon qui descend au rez de chaussée.

Il la connaît bien cette maison du 12 de la rue des Cloÿs dans le XVIIIème arrondissement de son Paris. La vieille mercerie familiale, coincée entre le square Léon Serpollet et la rue Ordener. Il y est né voici 55 ans. Depuis toujours, il l’occupe avec sa sœur Catherine, de six ans sa cadette, vieille fille comme lui est vieux garçon. Ils sont toujours restés ensemble, même et je dirai surtout depuis le décès de leurs parents. La boutique leur assure un revenu tout juste suffisant, mais ils n’ont pas de grosses exigences.

L’escalier ne devrait plus être bien loin, songe-t-il en tâtonnant du bout du pied, encore un pas… Soudain, sa jambe part brusquement en avant, un grand cri, ses bras font des moulinets, et c’est la chute brutale dans l’escalier métallique, un choc… Le silence.

Catherine qui dort dans la chambre voisine de son frère se réveille, allume sa lampe de chevet, l’énorme fracas l’a réveillée, elle appelle son frère.

- Fernand ! Fernand ! Réponds, enfin…

Sur le palier, point de lumière. Elle retourne dans sa chambre, saisit la lampe de poche dans le tiroir de sa table de chevet, retourne sur le palier, en éclairant le bas de l’escalier, elle aperçoit son frère qui gît en bas.

Elle a enfilé une vieille robe de chambre puis, après avoir traversé la boutique, elle est allée chez Madame et Monsieur Legras, les charcutiers dont la boutique jouxte la mercerie.

Au risque de réveiller tout le quartier, elle a tambouriné un moment sur le vieux rideau de fer bien rouillé, surmonté d’une tête de cochon qui fut autrefois dorée et dont le plâtre s’écaille maintenant. Enfin la fenêtre du premier s’est ouverte, et c’est Madeleine Legras qui d’une voix pâteuse a lâché :

- Ben, qu’est-ce qui t’arrive Catherine ?

- Descend vite, Madeleine, c’est Fernand qu’est tombé, j’ai bien peur que ce soye grave !

- Bon, on arrive, mon Marcel et moi !

Quelques minutes plus tard, Marcel Legras a hoché la tête négativement.

- J’ai bien peur que ton frangin ce soit fait l’coup du Père François… J’vais appeler les cognes.

Ce vendredi 11 juillet 1952, Chauguise comme à son habitude est descendu à la station Châtelet. Placardées sur les murs de la station, les affiches de la fameuse comédie musicale de Stanley Donen et Gene Kelly « Chantons sous la pluie », avec bien sûr l’excellent Gene Kelly, Debbie Reynolds, et surtout Cyd Charisse et ses jambes interminables...

Il aime bien Gene Kelly Chauguise, et il se surprend à fredonner :


I'm singin' in the rain
Just singin' in the rain
What a glorious feeling
I'm happy again.

Et c’est à pied depuis la station qu’il se rend au trente-six. Comme à l’accoutumée, il a acheté le Parisien (libéré) au jeune crieur qui se trouve à l’angle de la rue Saint-Denis et du quai de la Mégisserie.

Tout en marchant, il parcourt les gros titres. Ce sont les vacances, le soleil brille sur la capitale, les journaux relatent les exploits de Fausto Coppi dans le tour de France, sa victoire impressionnante à l’Alpe d’Huez. On y relate également la victoire des Ferrari et de son pilote Ascari, au grand prix de France à Rouen les Essarts.

Plus triste, on parle encore de la mort tragique de Maryse Bastié, cette grande figure de l’aviation, qui a trouvé la mort à bord d’un « Norécrin » lors d’un meeting à Bron en banlieue Lyonnaise.

Les Parisiennes sont jolies quand vient l’été, songe notre commissaire, qui sourit à une jolie brunette juchée sur de jolis escarpins bleu marine, assortis au sac qu’elle porte en bandoulière, faisant ressortir le blanc de son tailleur.

Chauguise arrive au 36, s’installe dans son bureau, quand on frappe à sa porte

- Mouais, lâche-t-il laconiquement.

Julien entre…

- Bonjour patron, on v…

- Salut Dugland ! Articule lentement, ne me brutalise pas, il fait beau, tout va bien... Verstehen ?

- Oui patron, mais je viens de recevoir un coup de téléphone du commissariat du XVIIIème. Le commissaire voudrait vous parler, il est au bout du fil.

- Bon, bascule la communication, je le prends... Salut Gégé qu’est ce qui t’arrive ?

- Ecoute Chauguise, j’ai un macchab sur les bras, j’aimerais que tu viennes.

- Sur les bras ? Il n’est pas trop lourd, j’espère !

- Déconne pas, je t’attends. C’est rue des Cloÿs, au 12, tu connais ?

- PFFF…

- Dugland !

- Quoi patron ?

- Allez, prends les karoubles de la 15, on va rue des Cloÿs.

- Ah oui, c’est près de la Rue du Ruisseau, on avait eu une affaire là-bas.

- Bravo ! Tu vois quand tu veux…

(Je ne vais pas vous faire une visite guidée de Paname non mais…)

Vingt minutes plus tard, Julien gare la Citroën devant le numéro 12.

Gérard Malempin, le commissaire du quartier, est là.

- Merci d’être venu, Chauguise, y’a un truc qui me titille, faut que j’te montre.

Le corps de Fernand Dutreuil gît au pied de l’escalier métallique, son crâne forme un angle bizarre avec les épaules, vertèbres cervicales fracturées, c’est certain.

- Tiens, chouffe Chauguise, on dirait que ses pieds portent des traces de gras.

- Ouais, t’as raison Gégé. Ne touchez à rien, dit-il à l’intention des lardus, je vais appeler Coui… Bourrieux afin qu’il vienne faire des prélèvements. Non, je vais plutôt envoyer Julien, il le ramènera plus vite. En attendant, on va s’en jeter un, et je répète pour les durs de la feuille : vous ne touchez rien, capito ? sur un ton qui n’appelle aucun commentaire.

Un petit muscadet au rade du coin, à l'enseigne très originale :"Bar des amis" en attendant Julien, enfin chacun sa tournée : on a des usages dans la Rousse.

Un peu plus tard, Julien revient escorté de « Couillette », notre scientifique du 36. Méticuleusement, conscienceusement, ce dernier, à l’aide de cotons-tiges, prélève sous les pieds de la victime ce qui semble être une sorte de graisse. Entre-temps Chauguise est monté à l’étage, il a actionné la poire de la lampe de chevet, constaté que l’ampoule était grillée, puis il examiné de plus près l’ampoule pendue dans le couloir.

- Dugland, monte-moi un tabouret !

- Oui patron, voilà.

- Monte sur le tabouret, toi, le jeunot, et dis-moi ce que tu remarques ?

- Ben, l’ampoule est déboîtée, prête à tomber, on dirait qu’elle ne tient que par un côté de la baïonnette !

- C’est bien ce qui me semblait… Dis donc, Couillette, pendant qu’t’es laga, viens frotter tes cotons-tiges sur la première marche là-haut.

Bourrieux s’est éxécuté, l’escalier en colimaçon est fait de marches en ferraille, plus exactement de la tôle « larmée », cette tôle avec des petites protubérances censées empêcher les glissades.

- Dans les interstices, il m'a semblé apercevoir des traces de gras.

tôle larmée.


Les prélèvements terminés, tout le monde est rentré au 36.

- Dis donc, Couillette, tu t’mets au turf en rentrant, je veux les résultats pour hier.

- Chauguise, j’ai pas l’habitude de faignasser ! Tu sais ce que ça va te coûter ?

- La vache ! Ça d’vient une habitude ! Déjà, l’aut’jour, y’a Champollion qui m’a taxé d’un apéro chez Nicole : c’est le petit rade situé rue Séguier not’cantoche. Et toi, tu veux quoi ?

- Ben, même motif, même punition !

- Bon, bon, d’accord ! Allez, fais fissa !

Une heure et demie plus tard, Bourrieux revient dans le bureau de Chauguise,.

- Voilà, c’est fini ! Ton gras, c’est du saindoux, aussi bien sous les ribouis du macchab’ que sur l’escadrin, et je dirais même du pur porc, le saindoux… First classe !

- Merci Couillette, t’es un vrai marle.

- T’as esgourdé, Dugland ? Du saindoux, on donne dans la glissade au gras d’jambon à défaut de sports d’hiver ! Dans la famille Mercière, je voudrais : « la fille »… J’sais pas toi, mais moi ça m’titille, ce gras sous les panards du frelot à la Catherine. Biscotte même si t'es pas un maniaque de la savonnette, t'irais p'têt' pas te mettre dans l'torchon avec les ribouis tartinés façon pur porc ! j’sens que j’vais aller la cuisiner la frangine, au saindoux s’il le faut ! Allez, au carrosse, tu connais l’chemin, pas besoin de te tenir la pogne.

Vingt minutes plus tard, les duettistes sont à nouveau rue des Cloÿs. Chauguise, suivi de Crafougnard, entre dans la petite boutique. Une cliente est là, comptant les douze pelotes de laine « Pingouin » qui serviront à tricoter un magnifique pull pour son pépère l’hiver prochain.

- Bon, ça y est ? Vous casquez vos p’lotes et dehors !

- Mais… Mais tout d’même...

- Bon, mémère, tu vas pas acheter l’fonds ? Non ? Alors fissa !

La cliente partie, Chauguise se tourne vers Catherine.

- Il te gênait, ton frelot, c’est pour ça que tu l’as aidé à exécuter un double axel ?

- Mais enfin, commissaire, vous délirez ! De quoi m’accusez vous, enfin ?

- Tu l’prends comme ça ? OK, j’vais aller interroger Marcel Legras, le charcutier d’à côté.

Chauguise est sorti pour entrer aussitôt au « cochon qui rit » la charcuterie mitoyenne de la mercerie. Madeleine Legras finit d’emballer deux côtes de porc dans un joli papier sulfurisé sur lequel figure un dessin représentant un gros cochon en train de pleurer, et juste dessous écrit à l’encre bleue : « pleure pas grosse bête, tu vas chez LEGRAS ».

- Dites voir, Madame Legras, j’pourrais vous parler ? Je suis le commissaire Chauguise, et il lui montre son sésame aux couleurs de la France.

- Oui bien sûr, on va passer dans l’arrière-boutique, on sera plus tranquilles.

Madame Legras a retiré le bec de cane puis a invité Chauguise et Julien à entrer dans ses appartements.

- J’vous sers un p’tit cordial ?

- Pendant le service, je ne bois qu’avec mes amis, lui répond-il fort aimablement. Dites voir, Madame, vous n’avez rien remarqué de louche entre votre mari et la mercière ?

- Ah ben si ! Figurez-vous qu’il y a trois mois, je les ai surpris bec à bec, dans la cour, là, derrière. Depuis un moment, je me doutais bien qu’il y avait anguille sous roche. Quoique son anguille à mon Marcel, je m’doute bien qu’il la colle ailleurs que sous une roche ! Ah la salope, tout de même.

Chauguise a convoqué tout ce joli monde au 36. Après un interrogatoire un peu musclé, le charcutier s’est allongé : c’est bien lui qui avait badigeonné la marche de l’escalier, alors que Fernand roupillait. Catherine lui avait ouvert la porte de la mercerie, elle avait pris soin auparavant de bouziller l’ampoule de la lampe de chevet, puis de déboîter légèrement celle du couloir.

Lui et la jolie mercière filaient le parfait amour depuis six mois déjà. Le frère de Catherine ne voulait pas lui donner la part qui lui revenait, et ne voulant pas vendre la boutique, les deux amants avaient décidés de le supprimer. Quant à Marcel, il aurait bien trouvé quelque chose afin de se débarasser de l’encombrante Madeleine, son épouse.

La prochaine fois, lâche Chauguise en regardant Catherine droit dans les yeux : "tu penseras à faire la toilette du mort avant d’appeler les lardus".




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