Un dimanche matin pluvieux, frisquet, venteux, un jour d'automne normal à Paris, les feuilles des platanes qui ombragent les quais n'en finissent pas de tournoyer, saloperies gluantes qui collent aux semelles.

Ses pas l'entraînent rue de Rivoli, puis tout naturellement devant les guichets du Louvre. Un petit tour au musée, pourquoi pas ? Après tout, il n'y pleut pas, et puis aller admirer Francesco Guardi, ou Canaletto, c'est toujours un bonheur.

Il est moitié Rital, moitié Parigot, Rémy, est-ce pour cela que Venise le fascine tant ? Plusieurs fois déjà il y est allé, toujours cette bizarre impression d'y être "chez lui", à la fois tétanisé par tant de beauté et, paradoxalement, les venelles (calletti), les petits canaux (rii), ainsi que les petites places (campielli) lui semblent familiers.

Il se rend directement dans la salle où est exposé le tableau de Canaletto : "Le môle vu du bassin San Marco".

Il s'assied sur la banquette tendue de velours pourpre, une banquette sans dossier, et se plonge dans le décor du XVIIIème siècle, les yeux rivés sur la toile. Il entend toussoter, il n'y a pas prêté attention, mais à côté de lui une jeune femme très brune regarde également la peinture.

- Fascinant, n'est ce pas ? hasarde t-il en tournant la tête.

- C'est ce que je ressens également.

La voix est chaude et profonde à la fois, le visage fin, aux traits réguliers, et des yeux noirs comme le jais, contrastent avec sa peau étrangement pâle.

Ils restent là un moment sans parler, puis se lèvent ensemble.

- Je vais aller dire bonjour à Francesco Guardi, articule la jeune femme, sinon il va être jaloux, et sait-on jamais ? Un mauvais sort est si vite arrivé ! En disant cela elle sourit, dévoilant une dentition à rendre jaloux l'orthodontiste le plus confirmé !

- J'y allais aussi... Alors ça ! bredouille t-il.

Face à "Santa Maria de la Salute", ils restent muets un moment. Rémy s'aperçoit qu'une larme coule sur la joue de la jeune femme. Il fouille dans sa poche, sort un paquet de mouchoirs papier et lui en tend un.

- Merci...

Sa voix est devenue un murmure.

- Cette toile vous émeut visiblement.

- Des souvenirs...

Le son est imperceptible.

- Je vous offre un café ?

Rémy vient de prononcer cette invitation comme on lance une bouteille à la mer, il est fasciné, la grâce, la beauté de cette femme, son émoi devant la peinture l'ont perturbé, et puis elle est tellement étrange.

- Avec plaisir, sourit-elle, et toujours ce sourire désarmant.

Ils coupent la rue de Rivoli, rue de Valois, les colonnes de Buren sont là tout à côté, dit la jeune femme.

- Ah non merci ! C'est l'autre illuminé en col Mao, l'attardé soixante-huitard qui a fait coller ces horreurs, ah non merci !

- Vous ne les aimez pas ? Moi non plus !

Ils se regardent et éclatent de rire.

- Je me présente, dit Rémy en se pliant en deux et faisant mine de balayer le sol d'un chapeau imaginaire, singeant D'Artagnan : "Rémy de la Musardière, de l'étau du fond de l'atelier"

- Et moi c'est Simone de Beau Lavoir !

Devant son air étonné, elle se fend d'un sourire.

- Mais non, je m'appelle Capucine !

- Waouh joli et pas commun !

- Merci mon Prince.

Ils arrivent dans une brasserie, commandent deux cafés. C'est alors que Capucine sort de son sac un genre de rouleau , le pose au creux de sa main, le rouleau se détend, apparaît une sorte d'écran, d'étranges signes se dessinent, la jeune femme regarde, un sourire naît sur ses lèvres.

- C'est quoi ce truc ? demande Rémy.

- Un nouvel "IPHONE", il sera commercialisé d'ici six mois, j'ai été choisie avec quelques autres, afin de le tester au quotidien, c'est révolutionnaire, vous verrez plus tard.

- Et ces signes bizarres ?

- Signes bizarres ? Mes amis de Calcutta vont être ravis, quand je leur dirai que le sanskrit ce ne sont que des signes bizarres !

- Vous parlez et écrivez le sanskrit ?

- Non, en fait je fais ça pour épater mes copains.

- Excusez-moi, je suis idiot !

- Mais non !

En disant cela, elle pose sa main sur celle de Rémy, leurs têtes se rapprochent pour un long et doux baiser.

Ensuite c'est la promenade main dans la main, quai du Louvre, le Pont Neuf, la Fontaine Saint Michel...

- Vite, jetons une pièce, ça porte bonheur !

- Regarde Capucine, elle est à sec cette fontaine, et puis c'est pas la fontaine de Trévi !

- Dommage, j'aurais bien fait comme Anita Ekberg !

- Tu es bien plus belle qu'Anita Ekberg, lui dit-il en l'embrassant devant les deux dragons médusés.

Ils flânent un peu chez Gibert jeune, cherchant des souvenirs dans les vieux bouquins scolaires, puis chez Boulinier, des milliers de B.D !

- J'adore la B.D, déclare Rémy, et toi ?

- Ouais, comme ça...

La nuit tombe tôt en ce mois d'octobre, ils se regardent, s'embrassent encore. Ce qu'il y a de chouette à Paris, c'est que personne ne fait gaffe à toi ! De plus, tu as vraiment peu de chance de rencontrer une connaissance, l'anonymat complet, et ça c'est chouette !

- On va manger quelque part ? propose Rémy.

Un bistrot rue Saint-Benoît près de Saint-Germain-des-prés.

- Il ne paye pas de mine comme ça, mais la cuisine est excellente, j'y viens souvent, déclare Rémy, c'est un peu ma cantine en quelque sorte !

La nuit magnifique dans le studio de Rémy, rue Saint-Jacques.

Ils ne se quittent pratiquement plus, elle lui a dit faire des photos de mode pour différents magazines..

- Des photos de charme ? a demandé Rémy.

- Bien sûr, afin d'exciter des vieux cochons comme toi, ils ont ri et roulé sur le lit...

Tu aimerais aller à Venise ? A demandé Rémy un dimanche matin, après le petit déjeuner préparé par ses soins. Capucine a levé la tête de son Iphone bizarre, toujours couvert de signes cabalistiques.

- Tu dis vrai ?

- Oui, bien sûr namour...

Elle a passé ses bras autour de son cou, et puis...

Rémy est passé à sa banque, a soldé son compte épargne logement, quelques milliers d'euros, puis a retenu sur internet une jolie chambre avec vue sur le canal Grande, un superbe hôtel. Le voyage, l'hôtel, les repas, bien sûr ça coûte un œil, mais à quoi serviraient ses yeux s'il ne voyait plus sa Capucine ?

Ils ont embarqué à Roissy, le survol des Alpes autrichiennes en avril, la neige sur les sommets, puis la plongée sur Venise. Un taxi jusqu'à Tronchetto, un joli canot automobile "Riva" en acajou, l'arrivée devant l'hôtel "Rialto Venezia", entre deux colonnes peintes en torsades à la mode vénitienne, vue imprenable sur le ponte Rialto...

Une trattoria sympa dans une stradina, entre un Maschera negozio (magasin de masques), et une panetteria.

La longue promenade le long du canal grande, les somptueuses façades des palaci vénitiens, les fresques mondialement connues, une Marie Brizard rafraîchie à la glace pilée, sirotée à une terrasse. La soirée est extraordinairement douce pour un mois d'avril, quand le vent ne souffle pas du nord, ce vent qui se gèle sur les Dolomiti, avant de fondre sur Vénézia.

Le retour à l'hôtel, le "buona notte" du réceptionniste, et la folie de leurs corps enfin dénudés.

Capucine s'est approchée du balcon, elle est nue accoudée à la balustrade. Venise ne dort jamais. Il est certain que quelques passants éméchés vont se rincer l'œil songe Rémy, mais bah ! Après tout "ils" verront ce que je touche !

Capucine est splendide. Nue, elle n'est pas impudique, sa beauté lui sert de parure.

Sur les draps froissés Rémy avise le petit rouleau que Capucine consulte régulièrement, il le saisit, plus par curiosité que pour espionner son aimée.

Le rouleau se détend et l'écran apparaît, toujours ces mêmes signes bizarres, du sanskrit a-t-elle dit, pourtant il se souvient avoir vu des textes en sanskrit sur internet, alors qu'un jour la curiosité l'avait piqué. Et ces signes là ne ressemble aucunement à du sanskrit, machinalement il effleure l'écran du bout de l'index, il ressent un léger picotement.

- NOOON ! Capucine a hurlé ! Ne touche pas, NOOOon ! C'est le dernier mot que Capucine a crié, tandis qu'elle disparaît, se volatilisant en des milliers de bulles multicolores, laissant derrière elle le parfum un peu âcre de la capucine...


(ch'tiot crobard Andiamo)