"Bonsoir, je m'appelle Nelly". La voix chaude que Francis vient d'entendre, lui parvient au travers des écouteurs de son casque radio, il est animateur de l'émission "la nuit est à vous", sur radio 68 (en référence aux évènements de la même année).

Francis occupe bénévolement ce poste depuis juin 81. Les radios "libres" fleurissent sur les ondes FM, plus ou moins légales, elles ne sont pas moins présentes, et puis le ras-de-marée rose ayant tout balayé, chacun est en droit d'attendre un véritable changement, voire un bouleversement.

Toujours est-il qu'il est présent de 23 heures à 1 heure, un créneau qui réclame beaucoup de tact, de compassion, de psychologie.

"La nuit est à vous" permet à des auditeurs, insomniaques pour la grande majorité, de se confier sous couvert d'un anonymat absolu, un peu comme nos forums, ou nos blogs.

Il y a bien sûr des dérapages, des plaisantins, des noctambules un peu chargés, adorateurs de la dive, mais ces débordements restent assez confidentiels.

La grande majorité des intervenants est dans une véritable détresse. Francis est là pour laisser parler, ni conseils, ni jugements... L'écoute attentive.

La jolie voix est profonde, on y sent une émotion, un très léger tremblement trahissant les larmes toutes proches : "quel Dieu permet autant de solitude" ?

Puis le claquement sec du combiné que l'on raccroche, Francis reste coi, lève les sourcils en regardant Charlot dans son aquarium.

Charlot, c'est le technicien, celui qui est chargé d'envoyer sur les ondes. Cette station, ils l'ont bricolée eux-mêmes, un local dégoté à Aulnay, des matériaux de récup', Charlot travaille à la maison de la radio, deux ou trois copains électroniciens ou mécanos, tous animés du même désir : pouvoir s'exprimer librement, tout en respectant l'étique la plus élémentaire !

Reprenant ses esprits, Francis enchaîne : "un peu de nostalgie".

Sur la platine, Charlot à posé un 45 tours de Léo Ferré de 1952 : "l'île Saint-Louis".


L'île Saint-Louis en ayant marre
D'être à côté de la Cité...


Hors micro, Francis s'adresse à Charlot : "Non mais t'as entendu ça, mon pote ?"

Ouais, quelle détresse, ça me fait tout drôle !

Elle a raccroché très vite, je n'ai même pas eu le temps de dire un mot.

Bah ! De toutes façons, y'avait pas grand'chose à ajouter.


Quand on est une île
On reste tranquille
Au coeur de la ville
C'est ce que l'on dit
Pour les îles sages
Pas de grands voyages
Les livres d'images
Se font à Paris


La chanson terminée, Francis enchaîne l'émission, autres problèmes, autres détresses.

A une heure, Charlot et lui ferment "la boutique", poignée de mains sur le trottoir : "à demain". Puis l'animateur rentre chez lui, la vieille 4L rouge, cabossée, peinture délavée, démarre à la troisième sollicitation.

Le chemin du retour parcouru comme un automate jusqu'à La Courneuve. A cette heure, la circulation est plus que fluide.

Dans la tête de Francis, la même phrase revient en boucle : "quel Dieu permet autant de solitude ?"

Il habite un vieil immeuble, près de la gare, autrefois des maraîchers, aujourd'hui le béton, la brique, le bitume mouillé. Trois étages avalés vite fait, la porte palière bien écaillée, il ouvre.

L'appartement d'un célibataire, ou plutôt d'un divorcé (surtout ELLE qui a voulu divorcer), les chaussettes par terre dans la salle de bains, un reste de boîte de conserves dans la casserolle sur la gazinière. Il craque une allumette, une petite fringale. Il est deux heures, debout dans la cuisine, le cul appuyé contre la machine à laver, il trempe un morceau de pain rassis à même la casserole, et se "délecte" du reste de cassoulet de son dîner du soir.

Il se déshabille, toujours cette phrase qui tourne dans sa tête, couché il ne trouve pas le sommeil... Quel est le...

Enfin, alors que le jour commence à poindre à travers les lames des stores vénitiens, Francis s'endort enfin.

Une courte pause, car à sept heures le grelot du réveil le tire de sa torpeur, il faut aller au boulot.

En dehors de son bénévolat sur "radio 68", il est mécano de piste chez U.T.A. au Bourget. Une douche vite fait, pas le temps d'avaler un café, et le voilà parti, heureusement le boulot n'est pas très loin.

La journée s'écoule : intervention sur un DC 10 ou un Boeing 707, des petites choses, pour les réparations plus importantes, il convient d'immobiliser les appareils.

La journée terminée, Francis rentre chez lui, après avoir bu un demi avec son collègue André, au bar "La Caravelle" face à l'aéroport.

Il est 19 heures 30, il prépare son dîner, vite fait le dîner : une tomate coupée en rondelles, sauce toute prête, boîte de raviolis au goût de ferraille garanti, un morceau de camembert durci par le séjour au frigo, pas bien ragoûtant tout ça !

Il a allumé la télé, un vieux poste Philips en noir et blanc, on y commente encore la victoire du PS : entre ici, François... Ta rose à la main !

Après le JT présenté par Jean-Claude Bourret, Francis va se coucher un peu, il lui faudra se relever à vingt-deux heures pour animer son émission quotidienne.

- Salut Charlot ! Salut mec, alors t'as l'jus ?

- Mmmh, pas trop, tu sais cette Nelly n'a pas arrêtée de me trotter dans la tête !

- Bon, n'y pense plus, si ça s'trouve son mec est rev'nu, elle s'est p'têt envoyée en l'air toute la nuit, elle aura eu un coup d'mou !

- AH ! AH ! AH ! Un coup d'mou, il ne devait pas être mou son mec par contre ! Et il rit de sa boutade.

L'émission reprend avec son lot quotidien de désespoirs, de solitudes, de ras-le-bol, et parfois aussi de coups de gueule.

- Bonsoir, je m'appelle Nelly...

- Oui ? répond Francis qui vient de se redresser, comme propulsé par un ressort. Bon... Bonsoir Nelly, je vous écoute, mais ne raccrochez pas brutalement comme hier soir !

- Quel Dieu permet autant de solitude ?

- Nelly, cela va peut-être vous sembler dérisoire, mais je vous écoute, vous n'êtes plus tout à fait seule.

Dans ses écouteurs, Francis perçoit un profond soupir, puis le claquement sec du combiné.

- Elle a remis ça ! T'as entendu Charlot ? Putain, j'aurais voulu lui parler, quelle détresse, ça m'fout des frissons partout !

- Mets une 'tite laine mon pote, ça va passer...

- Déconne pas, moi elle me bouleverse cette nana.

Le soleil de Nicoletta finit de mourir sur la platine, Francis et Charlot bouclent "la nuit est à vous", un "hasta luego" lancé sur le trottoir, la 4L qui ronronne au second coup de démarreur (un miracle) ! Le trajet retour, le reste de raviolis avalé adossé à la machine à laver, le sommeil qui vient mal.

Toute la journée, Francis n'a cessé de penser à Nelly, vivement ce soir, vivement ce soir... Entendre sa voix.

Nelly ne s'est pas manifestée, rien, aucun appel, il est rentré se coucher un peu triste, un peu inquiet ausssi, même nuit agitée... Une journée banale, la trappe du 727 qui ne se verrouille pas très bien, règlages, essais... Tout est O.K.

"Une lettre pour toi, Francis", crie Charlot en voyant entrer son copain dans le studio, l'enveloppe tenue au-dessus de sa tête. "Donne-la moi, déconne pas", hurle Francis. En se marrant, Charlot tend la lettre à son pote : "ben dis-donc, elle en a mis du temps c'te bafouille avant d'arriver ! elle a dû passer par les égouts ! Gaffe le timbre, c'est un Cérès de Mazelin, il date de 1945 ou 46 !

Mouais, répond un Francis dubitatif, puis il ouvre délicatement l'enveloppe après l'avoir sentie, un léger parfum de lavande imprègne cette dernière, une lettre écrite sur du papier à petits carreaux 5x5, une écriture fine, serrée, appliquée, avec des pleins et des déliés, comme l'écriture d'une petite fille, écrivant avec une "Sergent Major".


Cher Monsieur.

Parler dans un combiné, n'est pas commode, vous semblez tellement à l'écoute de vos auditeurs, que j'aimerais vous rencontrer, si toutefois vos obligations vous le permettent.

Vous voir après votre émission me serait d'un grand secours.

Je sais ce que ma requête a d'incongru, mais je vous en prie : venez !

J'habite au 12 avenue du président Wilson à la plaine Saint Denis, 6ème étage, porte droite.

Nelly.


Emu, interloqué, Francis tend la lettre à Charlot, ce dernier la lit, puis l'air goguenard : "ben dites-donc M'sieur Duss, vous allez conclure !", reprenant la réplique des "bronzés".

Ne dis pas d'conneries, Charlot, elle est complètement paumée cette femme !

Après l'émission et un "au revoir" précipité qui a fait sourire le technicien, l'animateur rejoint l'autoroute A1, sort à la porte de La Chapelle, puis emprunte l'avenue Wilson, ralentit devant le numéro douze, et enfin gare sa vieille 4L un peu plus loin.

L'immeuble est un peu vieillot, semblable à ses voisins, le hall est propre, les escaliers cirés, un immeuble bien entretenu, six étages montés en souplesse, Francis se retrouve face à la porte palière, un bristol épinglé, un seul mot : NELLY. Il frappe...

Le lendemain, Charlot attend vainement Francis, pour se faire pardonner auprès des auditeurs, il a prétexté un malaise passager de l'animateur, il leur passe des disques à la demande. Il a tenté plusieurs fois de le joindre... En vain.

Le lendemain, après avoir téléphoné sans recevoir de réponse, Charlot passe à La Courneuve, nous sommes samedi, il ne travaille pas, coups frappés à la porte : le silence.

Dimanche et lundi matin, idem, alors il se rend au commissariat, y fait une déposition, le jeune inspecteur l'interroge.

- Vous dites qu'il avait rendez-vous avenue Wilson au 12 ?

- Ben oui, il m'a fait lire sa lettre, même que cette Nelly habite au sixième étage.

- Bon écoutez, on va y aller, c'est à côté, vous venez ?

- Oh oui !

Sympa, ce jeune inspecteur, tout au long du trajet il tente de dédramatiser : allez, ils seront restés coincés ! Ne vous en faites pas !

La R18 banalisée est garée face au douze, les deux hommes descendent, le jeune inspecteur va pousser la porte de l'immeuble, quand surgit une dame âgée d'une soixantaine d'années, l'inspecteur s'efface, puis l'interpelle.

- Bonjour Madame, inspecteur Brochard, se présente-t-il en montrant sa carte, vous connaissez bien l'immeuble ?

- Ça oui ! J'y suis née en 1920 ! Et je ne l'ai jamais quitté !

- Bien, bien, alors vous devez connaître une locataire qui habite au sixième ?

- Mais il n'y a pas de sixième ! Ou plutôt il n'y en a plus ! Il a été touché par un obus en 1945, au moment des bombardements de "La Chapelle", tout l'étage avait été gravement endommagé. Alors plutôt que de le reconstruire, et refaire une toiture neuve, le proprio de l'époque a préféré faire raser ce qui restait de l'étage, et construire une terrasse, au lieu d'un bon vieux toit en zinc. Il paraît qu'au cinquième, il y a des fuites, ajoute-t-elle à mi-voix.

- Mais dites-voir, Madame, il n'y a pas une femme prénommée Nelly dans cet immeuble ?

La sexagénaire a pâli soudain.

- Ne... Nelly ? J'ai connu une Nelly autrefois, il y a bien longtemps, elle était née dans cet immeuble elle aussi, moi en Mars, elle en Mai de la même année. C'est horrible, elle habitait justement le sixième étage, quand l'obus a explosé. Sa petite fille ainsi que son mari ont été tués sur le coup, il était allé dans la chambre de la petite, car le bruit des bombes avait réveillé la petiote. Nelly s'en est miraculeusement sortie. Vous savez nous avions été élevées ensemble, nous étions vraiment comme deux soeurs, ça n'est pas un vain mot, même école, nous avions fait notre première communion ensemble.

Une larme coule sur la joue de la dame, puis deux, les sanglots l'agitent.

L'inspecteur a gentiment posé sa main sur l'épaule de la vieille dame.

- Remettez-vous Madame, nous comprenons...

- Ça n'est pas tout Monsieur, ça n'est pas tout, on a enterré sa fillette ainsi que son mari, elle avait les yeux secs Monsieur, très digne comme on dit... Le lendemain on a repêché son corps, dans le canal à Saint Denis.



Dessin Andiamo 2008