Septembre, Chauguise est en vacances… Enfin, songe-t-il, après une année bien chargée.

Il a laissé Juliette, Juju comme il l’appelle familièrement, en lui recommandant d’être sage. Surtout avec l’autre zigoto de Julien, son adjoint et fiancé de sa fifille !

Chauguise a été invité par son copain de promotion, Fernand Cassignol, qui occupe le poste de commissaire à Cannes. En tant que séjour pour des vacances, y’a pire songe notre commissaire.

Un brave type ce Fernand, un peu porté sur les "mominettes" (1) mais bon !

Après douze heures de train, un changement de locomotive en gare de Marseille Saint-Charles, on troque une « CC » contre une « Pacific »à vapeur ! Car, au début des années cinquante, la ligne n’est pas encore électrifiée de Marseille à Vintimille ! En cause, les nombreux tunnels qu’il faudra agrandir afin d’assurer le passage des caténaires.

Chauguise débarque avec une simple valise, son pote l’attend… Accolade.

- Bon voyage ?

- Mouais !

Toujours aussi loquace notre héros.

- Dis donc, Chauguise, tu en penses quoi de Marie Besnard ?

Nous sommes en 1952, et le procès de celle qu’on appelle « la bonne dame de Loudun » vient de s’ouvrir à Poitiers.

- Tu sais, Chignole…

- Ah non ! Laisse tomber, tu ne vas pas m’affliger de ce sobriquet, j’en ai assez chié à l’école de police !

- Bon, d’accord, Fernand… Alors cette bonne femme, elle a la tronche d’une empoisonneuse ! La mantille, les grosses lunettes , son air sévère, j’en passe et des meilleures. Mais ça n’en fait pas une coupable ! Je pense comme Frédéric Pottecher : elle est innocente ! Que des racontars, des jalousies, des mesquineries de province.

Après avoir remonté la rue d’Antibes en direction du port, que surplombe l’église du Suquet, la 203 Peugeot arrive près du marché Forville, son joli porche peint en ocre rouge, puis emprunte la rue Meynadier.

Une rue assez étroite, bordées de commerces en tous genres et extrêmement animée. Cassignol gare la pompe, puis invite Chauguise à descendre.

- Monseigneur est arrivé !

Un immeuble assez ancien, un escalier de bois propre, deuxième étage. Fernand ouvre la porte face à l’escalier.

- Oh Rose ! C’est nous.

Une petite brunette apparaît, un peu rondelette, sous les bouclettes, un joli visage au large sourire.

- Rose, je te présente Chauguise, mon copain : le COMMISSAIRE Chauguise !

- Allez zou ! Pas de manières, je vous fais la bise !

Deux gros poutous qui claquent, Chauguise entre : sur la table de la salle à manger, le pastis attend déjà ! Une bonne odeur de viande rôtie lui chatouille agréablement l’odorat.

A la tienne, à la mienne, ils ont pas mal éclusé nos flics en goguette et, après une nuit blanche dans le train, une 'tite sieste s’impose !

Il est dix-sept heures quand Chauguise se réveille, la chambre qu’on lui a réservée donne sur une cour très calme.

- Ça va mieux ? demande Rose.

- Oui, merci !

- Fernand rentrera d’ici deux heures : peu après que vous soyez allé vous coucher, il a été appelé pour une affaire sur la Croisette, un type qui s’est fait flingué qu’il m’a dit !

Chauguise a bondit. En bas de l’immeuble, il se met en travers d’un taxi en brandissant son sésame, sa carte rayée bleu, blanc, rouge.

- Sur la Croisette et fissa, je ne joue pas les touristes, cappice ?

- Oui, inspecteur !

- COMMISSAIRE, s’il te plaît !

- Bi ...bien.

Doucement, le taxi se dirige vers le Palm Beach. Une simple rue à deux voies à cette époque, elle a été élargie vers 1976 puis séparée en son milieu. Des milliers de tonnes de sable ont été apportées afin de reconstituer la plage.

Soudain à hauteur du palais des festivals (l’ancien, pas le « bunker »), un attroupement.

- Stop ! hurle Chauguise en tendant un « Chateaubriand » (2) au chauffeur : Garde la mornifle !

- Merci, insp… Commissaire.

Chauguise est descendu, un flic en képi étend ses bras afin de lui interdire le passage.

- J’suis d’la baraque, lâche Chauguise en lui montrant son carton aux couleurs de la République.

- Pardon Commissaire !

Les bras s’abaissent, Chauguise s’avance.

Cassignol est là. Un mec assez grand semble-t-il est étalé face contre terre, il est vêtu d’un pantalon beige et d’une chemise pied de poule très à la mode à cette époque, des mocassins de toile blancs aux pieds.

- Ah, t’es réveillé ?

- Non, je dors, je suis dans un rêve !

- Putain, pas d’bol, le jour où t’arrives, je pensais qu’on seraient peinards !

- Tu permets que je jette un œil, Fernand ?

- Oui, bien sûr, fais comme chez toi !

Chauguise s’est penché, à droite de la tête, à hauteur du pariétal, un petit trou bien rond, où suinte un filet de sang.

Discrètement, Chauguise a sorti un crayon « Baignol & Farjon » de sa poche puis en a glissé l’extrémité dans le petit trou. L’angle que forme le crayon indique clairement que la balle a été tirée « d’en haut ». Or la victime se dirigeait vers le Palm Beach, trottoir côté mer, il tournait le dos au port.

Pour qui connaît un tant soit peu les lieux, le coup est parti de la mer et en hauteur ! Point d’immeuble d’où aurait pu s’embusquer le tireur…

Merde, songe Chauguise, c’est quoi ce truc ?

- Bon, j’te laisse, Fernand, je vais m’en jeter un en face.

- OK, je te rejoins, il n’y en a plus pour longtemps.

En face, c’est le « Blue Bar »(3), situé en bas de l’ancien palais des festivals, juste à côté du bijoutier « Lacloche »(3).

Arthur le limonadier fait d’incessantes allées venues afin d’abreuver la clientèle, qui a rappliqué en masse pour assister à l’évènement.

- Dites voir, garçon, vous n’avez rien entendu ? demande Chauguise après avoir commandé une « Carlsberg ».

- Non, répond le loufiat, avec un accent niçois bien prononcé, je suis bien trop occupé, et puis je me souviens qu’il y avait un avion, un bi-plan jaune qui tournait, et vous savez comme c’est bruyant ces coucous !

- Un bi-plan jaune ? Il a tourné longtemps ?

- Cinq bonnes minutes, c’est après qu’il soit parti que j’ai vu un attroupement, y’a un mec qui est entré téléphoner, afin d’appeler les flics.

- Merci mon gars !

Une demi-heure plus tard, le corps a été enlevé, les badauds dispersés, Fernand a rejoint Chauguise.

- T’en penses quoi ?

- Trop tôt encore, il faut attendre les analyses, l’autopsie, les empreintes… A propos d’empreintes, si tu veux, envoie-les au "36" en express, je te recommanderai, tu auras les résultats demain, je demanderai à Couillette, pardon Bourrieux de s’en occuper.

- Merci ! T’es un frère Chauguise.

Retour rue Meynadier :

- Tiens, au fait, commente Fernand, notre gus c’est un chleu, un certain Dieter Schwartz, il avait son « ausweispapiere » sur lui.

- Ouais, bon, si on allait s’en jeter un avant d’escalader tes deux étages ?

- Je connais un p’tit rade sympa derrière le palais : « le petit Carlton »(3), rien à voir avec le grand Carlton, le taulier c’est un pote à moi !

Le patron, un gras du bide à l’accent marseillais, a déjà entendu parler de l’affaire du boche trucidé !

Après une demi-douzaine de mominettes retour au bercail.

- Un p’tit pastaga ? propose la charmante Rose.

- Non merci, répondent en cœur les Dupont, Dupond, on a déjà donné !

A table, on parle un peu de l’affaire, Fernand envisage un règlement de comptes de la maffia. Mais il ne s’explique pas le coup de « 22 » tiré depuis la mer !

Le rosé de Provence, plus les mominettes ont bien étoilé la tête de nos deux héros, une petite promenade digestive sur le port, est la bienvenue.

Quelques pêcheurs s’en vont pour une pêche au lamparo, le Suquet illuminé de lumières orangées se détache sur le ciel noir. Les lampes des réverbères font scintiller l’encre du port, au loin les guirlandes électriques des bateaux de la flotte américaine ancrée au large, ajoutent une note féérique.

- Putain, c’est bon les vacances, articule Chauguise entre deux bâillements.

Quand notre commissaire se réveille le lendemain, l’appartement est vide, sur la table une cafetière et un petit mot de la main de Rose : "faites vous chauffer le café, je vous ai laissé un trousseau de clés, ainsi vous pourrez aller à votre guise".

Le café avalé, Chauguise a composé le numéro du standard, car à l’époque, on ne pouvait pas obtenir directement les abonnés hors de sa circonscription. Il fallait obligatoirement passer par « l’inter », et les délais d’attente étaient parfois très longs !

- Paris ? Trente-cinq minutes d’attente ! lui répond la préposée.

- Rien du tout, gueule Chauguise dans le bigophone, je suis LE commissaire Chauguise, et si tu ne veux pas te retrouver aux archives le reste de ta carrière, t’as intérêt à te bouger le fion, et me passer en priorité ….. Fissa ! Verstehen ?

- Oui Commissaire, fallait le dire tout de suite !

Sonnerie, la standardiste du 36 n’a même pas le temps de parler !

- Passez-moi Bourrieux et fissa, a-t-il commandé à la standardiste.

- De la part ?

- De Pie XII ! C’est moi, Chauguise !

- S’cusez patron, je vous le passe.

- Couillette ? C’est Chauguise, alors les empreintes que Cassignol t’a fait parvenir ?

- C’est du lourd, patron ! Il s’agit en fait, non pas de Dieter Schwartz, mais de Otto Von Adler !

- Otto Von Adler… Ça me dit quelque chose…

- Ben oui ! C’est un criminel nazi recherché par Interpol, et même davantage : par les sbires du « Mossad » ! S'ils l’avaient chopé, il aurait passé un sale quart d’heure !

- Bien bossé Couillette ! Pour le sale quart d’heure, c’est fait ! Écoutes : tu gardes ça pour toi, tu annonceras le résultat des courses demain à Cassignol… Capito ?

- Reçu cinq sur cinq, patron !

- Merci.

Dans la foulée, petit coup de téléphone à Juliette, histoire de se rassurer. Il joue les gros durs, Chauguise, mais pour sa Juju, c’est un tendre !

Tout de même, cette histoire de mec descendu en plein jour, sur La Croisette, le turlupine. Il n’a pas envie de faire part de sa découverte de la double identité du mort tout de suite !

A midi, Fernand et Rose sont rentrés pour déjeuner : spaghetti à la bolognèse… Et toujours le rosé de Provence.

- Dis donc Fernand, tu pourrais me prêter ta bagnole c’t’aprèm’, histoire de visiter un peu ?

- J’allais te le proposer ! Tu sais on a une tire de service, une « Juvaquatre », c’est pas rapide, mais bon….

Cassignol parti, Chauguise, se met au volant de la « 203 », puis direction Mandelieu, petit village au bord de la grande bleue, sur le territoire duquel figure un petit aérodrome.

A cette époque, l’aérodrome ne comporte qu’un hangar et une seule piste faite de tôles perforées, comme les pistes provisoires qui servaient de terrain d’atterrissage aux « war birds » durant la seconde guerre mondiale.

Il est trois heures, la chaleur est encore écrasante. Devant le hangar, sont alignés quelques appareils : un Jodel, un Piper « Apache », un Super Cab et même un Norécrin. Un peu à l’écart un biplan jaune, un « Stamp » fameux avion de voltige des années trente, d'origine Belge.

Un mécano travaille sous le capot relevé du "Super Cab", il inspecte le « Continental », un moteur quatre cylindres à plat de soixante cinq chevaux. Chauguise s’approche.

- Bonjour, il appartient à qui le bi-plan ?

Le mécano relève la tête : Ah ! Le « Stamp » ?

- Ouais.

- Demandez à Josette, la secrétaire, là dans le bureau.

Josette une très jolie blondinette, accueille Chauguise avec un large sourire.

- Vous désirez ?

- Je voudrais savoir Madame, à qui appartient le bi-plan jaune ?

- AH le Stamp ! Il appartient à Claude, vous le trouverez au bar de l’aéroclub !

- Merci !

Chauguise se dirige vers l’établissement.

Sur la terrasse couverte de canisses, deux types sont attablés, chacun devant un coca.

- Bonjour Messieurs, il est à vous le joli « Stamp » ?

- Oui, à moi, répond le plus jeune, pourquoi, il vous intéresse ?

- Non, mais ce qui m’intéresse, c’est ce que vous foutiez hier à quinze heures, à tourner en rond en face du palais des festivals !

- Vous êtes qui pour nous poser des questions ?

- Commissaire Chauguise !

- A quoi bon jouer au plus con, Commissaire, lâche le plus vieux. C’était une ordure ce Von Adler, un bourreau qui sévissait à Birkenau ! Un médecin officier Allemand, qui s’est livré à d’horribles expériences sur des déportés juifs.

J’étais dans ce camp, nous avons été délivrés par les Russes en 1944. Il y a quinze jours, je l’ai reconnu cette ordure, je prenais un verre à la terrasse de chez « Gaston et Gastounette » (3) sur le port, quand je l’ai vu à la table d’à côté, il ne m’a pas reconnu, pensez donc ! On était maigres à faire peur à l’époque, mais par contre, lui, je l’ai retapé tout de suite !

Pendant près de deux semaines, je l’ai suivi, toujours le même itinéraire.

L’après-midi, il partait du port, direction le Palm Beach, puis revenait. Nous faisons, Claude et moi, des photos aériennes que nous vendons ensuite à des magazines. Claude pilote le « Stamp » pendant que je photographie. Vous savez, « shooter une image » ou shooter un mec au bout d’un fusil à lunette, c’est à peu près la même affaire, Commissaire !

- Tout de même ! Ajuster une cible dans un appareil qui se déplace n’est pas à la portée du premier aveugle venu !

- J’ai été finaliste au tir à la carabine aux jeux de Berlin en 1936… Ça aide ! Commissaire, Claude n’y est pour rien, il pensait que je photographiais, alors que j’alignais l’autre salopard, arrêtez-moi, mais laissez mon pote.

Les deux amis se regardent, Claude a les yeux humides, ils se serrent la main, puis Henri le « photographe » se lève.

- Emmenez-moi discrètement, Commissaire, je ne ferai pas de schkroum !

Le soir, Chauguise a invité Rose et Fernand au « Blue Bar ». Marius, l’un des garçons, s’occupe d’eux. Il est tout jeune et plein d’attentions, il apprend vite et bien son boulot !

Au moment du dessert, Fernand a allumé un « cigarillo ». Chauguise, lui, reste fidèle à ses Boyards papier maïs.

- Alors tu t’es bien baladé tantôt ? demande Cassignol.

- Ouais, j’ai poussé jusqu’au Trayas… Putain, c’est beau ces roches rouges qui plongent dans la mer !

-C’est sûr !

Puis revenant à l’affaire qui le préoccupe :

-Putain je n’y comprends rien à cette affaire ! C’est sans aucun doute un coup de la maffia. Tu sais, ajoute-t-il à voix basse, c’était un ancien nazi » alors les fonds secrets, le pognon qui a été planqué après la guerre… Patin, couffin, et tout le toutim… Je vais classer l’affaire aux pertes et profits et BASTA !

-T’as raison, répond Chauguise en lui reversant une rasade de rosé, classe et laisse pisser le mérinos !

(Le Suquet, ch'tiot crobard Andiamo)




1) : mominette : un pastis version miniature !

2) : Chateaubriand : billet de 300 francs (d'avant 1958) représentant Chateaubriand... Un beau pourliche !

3) : tous ces endroits ont réellement existés, mais je parle d'un temps que les moins de ...(mets ce que tu veux) ne peuvent pas connaître !