C’était une « petite vieille » bien comme il faut, Madame Rodatti. Elle habitait un petit pavillon, situé dans une petite rue d’une petite banlieue à vingt minutes d’autobus tout au plus du grand Paris.

Un petit jardin entourait le petit pavillon, une petite allée de ciment lui permettait depuis la petite rue d’accéder à sa petite maison sans crotter ses petits pieds.

Une petite vieille bien comme il faut, vous dis-je. Elle avait gardé de sa Toscana natale un petit accent chantant, et quelques mots d’italien émaillaient sa conversation, surtout quand les paroles sortaient un peu vite de sa bouche. Elle n’était pas peu fière de répéter qu’elle avait vu le jour à Firenze, Florence comme vous dites, vous les Français.

Madame Rodatti tout habillée de noir était veuve. Son Mario était parti depuis deux ans maintenant, emporté d'urgence à l'hôpital un soir du mois d'août, il n'en était pas revenu.

Elle n’aimait pas les conflits Madame Rodatti. Ainsi, un jour, son plus proche voisin se plaignit que la branche de son cerisier dépassait largement la limite de propriété, occasionnant par le fait une ombre préjudiciable à la bonne pousse de ses tomates. Il la pria un peu vertement, il est vrai, de bien vouloir faire pratiquer l’ablation pure et simple de la branche « ombragère ».

Madame Rodatti le gratifia de son désarmant sourire et l’invita à venir réfléchir au problème devant un verre de « Marsala all’uovo ».

- C’est moi-même qué jé lé fabrique, assura-t-elle, j’achète solamente lé vino, dou « Marsala » un vino de Sicilia sussurait-elle sur le ton du secret, et lé reste c’est oune preparazione, qué jé garde, elle se transmet dans la mia famiglia dépouis lontane... Lontane.

S’en suivait un sourire à liquéfier le pire des querelleurs.

Monsieur Pierron, le voisin un peu colérique accepta l’invitation, un verre puis deux…

- Hummm ! Il est bon, votre apéritif, Madame Rodatti, toutes mes félicitations ! Et puis, vous savez, pour la branche, rien ne presse, nous verrons cela en novembre ou en décembre... Si vous voulez je pourrai le faire, ainsi il ne vous en coûtera rien, un p’tit apéro peut-être ?

- Que felice ! C’est trop gentil, signore Pierron, grazie mile.

Chacun rentra chez soi. Les journées d’été passaient tranquilles, les grandes vacances étaient arrivées. La rue, pourtant calme d’ordinaire, semblait en ces temps de chaleur encore plus endormie.

On était aux environs du 14 juillet, la lourde chaleur de la journée n’était pas encore dissipée. Madame Rodatti, qui sommeillait plus qu’elle dormait, entendit, par sa fenêtre laissée ouverte à cause de la chaleur, un remue-ménage insolite. Machinalement, elle regarda l’heure : l’antique réveil aux aiguilles phosphorescentes indiquait une heure trente.

Elle se leva, se tenant le dos, puis alla ouvrir sa porte. Une ambulance était garée devant la maison de Monsieur Pierron. Tout en claudiquant à cause de ses vieilles douleurs, elle alla jusqu’à la porte du jardin.

- Ma qué passa, Madame Pierron ? demanda-t-elle à l’épouse de son voisin qui se tordait nerveusement les mains en voyant son pauvre mari écumant, gémissant et tordu par la douleur, se débattre sur la civière que l’on chargeait dans le mille kilos Renault servant d’ambulance.

- C’est mon Claude, il a été pris de violentes douleurs au ventre, le médecin de garde a fait venir une ambulance, « on » l’emmène à l’hôpital !

- Mamma mia, pauvre Monsieur Pierron, jé vais dire ouna prière à la Madonne per lui.

Deux jours plus tard, le bon Monsieur Pierron décédait. Les médecins de l’hôpital Saint Louis, n’avaient pas su identifier le mal qui avait emporté leur patient.

Madame Pierron leur avait expliqué que la veille il avait simplement mangé des tomates de leur jardin, les premières de la saison, et tous deux s’étaient régalés. Avaient suivi des œufs sur le plat, ces œufs provenaient de leurs poules, des « extra frais ». Non, vraiment, elle ne voyait pas ce qui avait pu le rendre malade au point de le faire mourir.

Quelques semaines passèrent. Son voisin d’en face, Monsieur Chapuis, venait de s’acheter une automobile, une quatre chevaux Renault grise toute neuve, la première voiture de la rue et sans doute du quartier. Il l’avait garée devant la porte de Madame Rodatti. La rue étant étroite, il avait arrêté sa voiture à cheval sur la rue et le trottoir.

Si près de la porte de Madame Rodatti que cette dernière eût toutes les peines du monde à sortir de chez elle afin de se rendre au marché. Mais au retour chargée d’un grand cabas rempli de ses provisions, elle fut encore plus embétée, elle ne réussissait pas à faire glisser son sac entre l’auto et sa clôture.

Elle traversa, sonna à la grille de Monsieur Chapuis. Ce dernier déboula avec sa mine des mauvais jours…

- Ben quoi, qu’est-ce que tu veux, la vieille ?

- Monsieur Chapouis, pouvez-vous pousser votre macchina, perqué jé né peux pas rentrer à la casa !

- Vieille peau, tu peux pas « causer » français comme tout le monde ? Et puis j’espère que tu n’as pas rayé « ma » peinture avec ton cabas pourri.

- Vous fachez pas, Monsieur Chapouis, vénez plutôt prendre l’apéritif, on sé calméra un peu ! Madame elle peut vénir anche ?

- Non, elle a du boulot !

Après avoir poussé sa voiture, c’est en grognant qu’il entra chez Madame Rodatti.

- Allons, détendez-vous, Signore Chapouis ! Tenez, buvez et donnez-moi des nouvelles comme on dit chez vous.

- MMMH ! Effectivement, c’est bon, c’est quoi au juste ?

- Du « Marsala all ‘uovo » qué jé prépare moi-même.

- Je me suis un peu emporté tout à l’heure, mais que voulez-vous je suis un sanguin.

- Un autre ?

- C’est pas d’refus…

Quelques jours plus tard, on emportait Signore Chapuis à l’hôpital. Une ambulance était venue le prendre sur son lieu de travail, il était tourneur chez « Cazeneuve » une usine dans laquelle on fabriquait des machines-outils, cette usine était située à la Plaine Saint-Denis.

L’hôpital Bichat tout proche l’avait accueilli. Trois jours plus tard, il y décédait.

Les médecins avaient interrogé ses collègues : qu’avaient-ils mangé le midi à la cantine ?

- Des tomates en salade, puis du boudin aux pommes... Mais vous savez, à part Paulo, personne n’a été malade, c’est pas là qu’il faut chercher !

Novembre, puis décembre ont passés. La branche du cerisier est toujours là. Il n’y a désormais plus de voiture garée devant chez Madame Rodatti, sa veuve l’a vendue, qu’en ferait-elle ? Elle ne sait pas conduire !

Madame Rodatti, ce matin-là, se rend à la sécurité sociale, elle va se faire rembourser une visite chez « son » rhumatologue .

- Votre nom Madame ? demande l’employée au guichet.

- Madame Rodatti.

- Nom de jeune fille s’il vous plaît ?

- Borgia, Gabriella Borgia….

Il est des poisons comme ça qui, une fois absorbés, sont parfaitement inoffensifs, mais associés à un autre produit, ils deviennent foudroyants… Le double effet kiss cool en quelque sorte!