Sarah est partie.

Abandon.
Solitude.
Lassitude extrême.
Silence.

De pièce en pièce, je me traîne inutile : Sarah est partie.

Où es-tu à cette heure ? Dans quel univers nouveau commences-tu une nouvelle vie ? Sarah, ô ma Sarah ! Ma seule lueur, ma petite âme, mon dernier espoir, tu es partie...

Le train roule sans fin dans le noir, et toi, tu es dedans, assise sagement, et le train roule et roule encore.

La pendule rythme lentement le temps. Le temps s'égrène, long chapelet de prières. Le temps dégouline. Le temps est un triste suaire. Le temps est si long...

L'horloge tictaque comme un pauvre coeur solitaire. Te souviens-tu comme les nôtres battaient si bien ensemble ? Comme ils étaient forts? Comme rien ne semblait pouvoir leur résister ? Le monde était à nous, Sarah, et ma vie ne se réduisait pas alors au battement d'une horloge dans une maison vide.

Douze étages plus bas, la vie des hommes continue. Grouillante, trépidante, définitivement absurde. Milliards d'insectes dérisoires rampant sans but sur une toupie folle. Chiures de mouche, epsilon dans l'univers, ils se traîneront dans la merde jusqu’au bout de la vanité de leur existence vide.

Je fus des leurs naguère et Sarah était ma force. Ma couleur dans la grisaille. Nous riions, nous chantions, nous faisions l'amour. Nous narguions la mort, nous clamions notre jeunesse. Avec elle à mes côtés, j'étais fier, j'étais debout, je crachais à la gueule de tous les dieux.

Mais Sarah est partie...

N'est-ce pas son soupir que j'entends ? Le souffle de sa vie ? N'est-ce pas son reflet que je crois voir encore dans le miroir ? Mais non, les miroirs réfléchissent, mais ils sont sans mémoire. Aucun bruit, aucune image, ne vient m'apaiser. Le silence est tombé sur la maison, et le dégoût sur ma vie.

Chaque objet me parle pourtant de toi, du temps si proche et si loin à la fois où nous étions l'un à l'autre. Un bâton de rouge à lèvres, une paire de ballerines, une vieille photo de toi, en noir et blanc... Sortir ! Sortir de cette pièce à défaut de pouvoir sortir de mes souvenirs !

Je reviens à la fenêtre, comme un poisson rouge à la paroi de son aquarium. La vie est dehors, la vie des autres, la vie grouillante. Mais je sens déjà que je n'en fais plus partie. Mon existence s'est achevée quand Sarah m'a quitté, et tout le reste n'est qu'illusion.

La nuit vient et je pense à ce train qui file dans le noir. Sarah, sur la banquette, est immobile. Son regard se perd au loin, bien au-delà des choses. Seule passagère de ce train qui s'enfonce toujours plus loin dans l'obscurité.

La nuit. L'interminable nuit. Essayer de dormir, d'oublier la vie. Sommeil-amnésie, mort provisoire. Mais impossible. Ton visage est là, que je devine dans le noir. Derrière ton visage, le néant. S'enfoncer. Inexorablement. Lentement. Irrémédiablement. Et nager. Surnager. Faire durer l'agonie. Je cherche ma mort dans tes yeux. Tu es ma belle solitude, mon goût de cendres, mon amertume finale. Mais la nuit t'engloutit et déchire ma mémoire.

Matin blafard. Krach boursier chez les neurones. S'arracher du lit. Draps froissés suant l'envie de dégueuler. Sarah est partie.

Seul, perdu parmi les bruits du silence, je lance ton nom contre les murs. Mais les mots ne veulent plus rien dire, la lumière titube, le temps s'écoule en une flaque grise sur le sol, la vie s'écroule à mes pieds.

Je n'en peux plus de ton absence, Sarah. Je t'aime. Je t'aime à l'imparfait du souvenir. Je t'appelle encore, et ton nom résonne dans les pièces vides comme une prière sans espoir.

Envie de casser tous les miroirs, de murer toutes les fenêtres, de crever mes yeux, mes tympans, de lacérer mon corps, mon âme, ma mémoire. Renier le passé. Se convaincre que des temps nouveaux arrivent, qu'un homme neuf avance, que je suis cet homme, que la vie m'appartient, que le bonheur m'attend !... Non, inutile : décidément, quelque chose est mort en moi. Quelque chose qui me faisait vivre. Le futur est mort quand tu m'as quitté. Le futur est un désert stérile qui ne m'intéresse plus. Les souvenirs sont mes dernières balises, le néant, mon but ultime.

Le train glisse dans le noir. Pas de contrôleur, pas de conducteur, pas de passagers, sinon ma Sarah, frêle, pâle, livide, silencieuse.

Pourquoi ? Pourquoi est-elle parti ? POURQUOI ? Le désespoir se dilue dans la haine du monde entier. Je me précipite à la fenêtre, l'ouvre : les insectes fourmillent toujours, douze étages plus bas. Et mon cri jaillit, inextinguible, douloureux. Hurlement inintelligible. Douleur. Je crache ma peine, mes larmes, mon fiel, qui se perdent dans le bruit des voitures. Et les insectes restent insectes, et gesticulent sans fin dans leur course qui les amène lentement mais sûrement à la mort.

Je voudrais que tout cela cesse. Je voudrais la mort, ma mort. Je voudrais retourner dans le ventre de ma mère, et qu'elle-même retourne dans le ventre de sa mère. Je voudrais que toute l'humanité retourne dans son propre ventre, redevienne la cellule de vie originelle. Je voudrais que cette cellule redevienne minérale, que la terre redevienne boue, magma, fusion. Je voudrais que l'univers se replie sur lui-même, jusqu'à n'être plus qu'un point infime. J'aimerais tant que ce point dérisoire jamais ne fût...

Mais ce point fut, et Sarah est partie.

Le train roule sans jamais s'arrêter. Il roule dans le froid glacial, dans des ténèbres sans fond. Il roule et emporte ma Sarah loin de cette vie misérable. Pas de gare, pas de terminus pour le train fantôme : il roule simplement dans le noir.

Je reviens dans la petite pièce bleue : ton corps y est toujours, Sarah. Il gît comme je l'ai laissé hier. Pourquoi m'as-tu quitté, Sarah ? Etendu, calme, ton corps pourrait sembler vivant sans cette pâleur et ce froid qui en ont pris possession. Ton corps est là, devant moi, et j'ai mal : ce n'est plus toi, Sarah, non, ce n'est plus toi. Ce n'est plus qu'une enveloppe vide, vide de tout notre amour, vide de tous nos souvenirs. Toi, tu es loin, dans un train pour nulle part.

Ton sang a déjà noirci, ton sang est partout, sur les draps, sur le sol, sur les murs, sur ton coeur, sur mes souvenirs. Ton sang noircit aussi sur cette valise que tu avais commencé à remplir. Et les mots d'hier me reviennent, cruels, cinglants. Ils me lacèrent le coeur comme ils l'ont fait hier. Pourquoi voulais-tu me quitter, ma Sarah ? Pourquoi ? Tu n'aurais pas dû, non, tu n'aurais pas dû.

J'étouffe. Un goût de charogne envahit ma bouche. L'air me manque. Je vais dégueuler dans la cuisine. J'y retrouve le couteau, maculé du sang de ma Sarah. Le lécher, faire entrer en moi un peu de ton sang, faire miennes tes dernières cellules. Ton sang a séché, ton corps s'est raidi, tu es partie.

Je ne peux plus lever mes yeux de ce couteau, ton billet de train. J'ai mal. L'espoir agonise. Oublier à tout prix. Boire. Se saouler la gueule. Perdre conscience.

Partir aussi.

Oui, maintenant, je le sais. Je dois partir aussi, prendre un autre train fantôme. Plus rien ne me retient sur cette terre que je hais, dans cette vie qui n'a plus aucun sens.

Et je reste là, à compter mes dernières secondes, en cherchant dans une bouteille d'alcool le courage de labourer mes propres tripes.