Le plateau de Peyrebeille, le haut Vivarais. L’hiver a été rude, Mathilde a surveillé avec un soin jaloux les graines qui ne sont autres que les œufs du Bombyx du mûrier.

Pour les tenir au chaud, afin de favoriser l’éclosion, elle a disposé ces œufs dans un petit sac de toile fermé par un lacet : une coulisse, servant également de lanière, puis précautionneusement elle a glissé le petit sachet entre ses seins généreux. « Bien au chaud » comme elle dit, en riant aux éclats !

Quand les œufs écloront, donnant naissance à des vers blancs que l’on nomme ici : magnans (goinfres en Provençal), commencera le véritable travail. Il faudra les nourrir, car ils sont voraces, et leur nourriture c’est la feuille du mûrier. Il faut en cueillir énormément, à s’en arracher la peau des mains.

Quatre repas par jour, c’est leur ration !

Quand ils se nourrissent, leurs mandibules font un tel vacarme qu’on les entend dans toute la maison. Il est vrai que seul un plancher de châtaignier, sépare le grenier du reste de l’habitation.

Ce châtaignier, le bois dans lequel l’Ardéchois naît, le bois dans lequel l’Ardéchois meurt. Ce bois sert aussi bien à fabriquer les berceaux, que les cercueils ! Et entre deux, il les nourrit, c’est l’osmose parfaite entre l’homme et cet arbre.

Pourtant cette tâche est nécessaire, même vitale, dans ces régions désolées aux hivers si rudes, où la terre est peu généreuse.

Les « échamps » comme on les nomme par ici, ce sont les terrasses cultivées, taillées à flanc de montagne. Au moindre orage, il faut remonter la terre, à dos d’homme pour les plus pauvres, à l’aide d’un âne ou d’un mulet pour les plus nantis.

Lorsque les vers auront tissé leurs cocons, un long fil de soie, de huit cents à mille deux cents mètres de longueur ! Il faudra les ébouillanter, pour tuer la larve, et récupérer les cocons de soie, puis les envoyer à Lyon. Cette soie qui vêtira les bourgeoises de la « haute », après être passée entre les doigts habiles des canuts.

Ce travail épuisant, harassant, rapporte quelques sous. Cet argent sert à se procurer les choses que l’on ne produit pas soi-même, comme les outils ou un âne pour aider aux tâches. Pour le reste, c’est l’autarcie, quelques poules ou lapins, un cochon, sa pauvre terre pour les légumes. La vie des paysans à la fin du XIXème siècle, ça n’était pas celle des images toutes faites, dans l’esprit des gens d’aujourd’hui, qui pensent que c’était une vie « saine » au grand air à bouffer bio.

Que nenni, on ne bouffait pas à sa faim ! Les pommes et patates qui passaient mal l’hiver, et qu’il fallait manger, quand bien même elles étaient un peu moisies, sous peine de crever de faim ! La viande pas tous les jours… Loin s’en faut.

Les soirs d’hiver, on se serrait devant la cheminée, le ventre cuit, le dos glacé, les mêmes histoires ressassées cent fois, les mains toujours occupées, éplucher les châtaignes pour la soupe du lendemain ou le filage pour les femmes. Sur ces plateaux du haut Vivarais, il fait « un froid de loup » à la mauvaise saison, le reste de la maison n’est pas chauffé, alors on ne traîne pas pour aller au lit, récupérer un peu de chaleur.

Mathilde a surveillé les magnans avec un soin jaloux, après leur éclosion, aidée en cela par sa fille Cécile, la cadette Nicolette est encore trop jeune pour aider.

Un matin, alors qu’elle distribue les feuilles de mûrier récoltées dès potron-minet, elle aperçoit dans le grouillement blanchâtre, un magnan plus gros que les autres et légèrement orangé.

Il ne se nourrit pas de feuilles, mais attaque et mange les autres vers. Elle le prend délicatement, puis s’apprête à l’écraser d’un coup de talon, craignant une maladie quelconque, pouvant anéantir le reste de l’élevage.

Le magnan entre son pouce et son index, elle le porte à hauteur de ses yeux. Elle ressent une douce chaleur à l’extrémité des ses phalanges. Étonnant, car habituellement ils sont froids !

Elle renonce à le jeter à terre, elle est comme « vapée », des images multicolores s’enchevêtrent dans sa tête, un bien-être l’envahit. Délicatement, elle repose le ver parmi les autres.

Les magnans ont bien « profités », ils ont quasiment augmenté leur taille initiale de près de quatre-vingts fois ! Alors ils s’agrippent aux branches que l’on a arrimées, et commencent à tisser leur cocon de soie.

C’est la phase la plus délicate. Ils tissent leur cocon durant quarante-huit heures environ, et ce sans interruption. Un orage peut tout gâcher, le bruit les dérangent, ils peuvent interrompre leur tissage à tout moment.

Le magnan orangé lui continue de se nourrir, n’ayant plus de vers à sa disposition, il s’attaque aux cocons et dévore les larves présentes à l’intérieur. Mathilde l’a isolé dans un coin du grenier, c’est son petit secret, pourquoi fait-elle cela ?

Elle-même n’en a aucune idée, elle le fait : c’est tout !

Le « collecteur », comme on le nomme ici, est passé, il a pesé la récolte, cinquante kilos seulement, c’est une toute petite année ! Il a estimé la qualité, a donné quelques pièces, emporté les cocons…

Ce matin, Mathilde, comme à son habitude, se rend au grenier. Surprise ! SON magnan a commencé à tisser son cocon, une teinte orangée comme lui, il est énorme. Il faut dire que le vers était gros lui aussi, deux fois plus imposant que ses congénères !

Le soir avant de se coucher, Mathilde, prétextant un rangement, lampe à pétrole à la main, se rend au grenier. Le cocon est là, énorme, de la taille d’un bonnet de dentelle, comme ceux que l’on met aux nouveaux-nés.

Elle est comme fascinée. Sa main se porte vers l’étrange pelote, puis son geste s’arrête. Dans sa tête, les mêmes images qu’il y a un mois : kaléidoscope de couleurs enchevêtrées. Elle reste prostrée.

- Alors, qu’est-ce que tu fiches ? Tu vas descendre, oui ?

C’est la voix de Fernand, son mari, qui l’appelle depuis le bas de l’escalier.

Fernand, ça n’est pas un malin. Aujourd’hui, on dirait qu’il est brut de décoffrage, un peu rustre, primaire, mais courageux. A la tâche, il vaut deux hommes dans la force de l’âge.

Avec Mathilde, il est gentil, pas prévenant, ça n’est pas bien la coutume que les hommes se laissent aller à montrer leurs sentiments, mais il l’aime bien, Mathilde le ressent.

- Ho !

Elle se secoue.

- J’arrive ! lance-t-elle.

Les jours suivant, rien ne change, le cocon est là, figé, lente métamorphose...

Puis au matin du trente-deuxième jour, Mathilde comme à son habitude se rend au grenier. Le cocon orangé est éventré.

Dans la caisse, une chose bizarre : quinze centimètres de haut environ, un œil unique et noir comme le jais, qui la fixe. L’étrange kaléidoscope se remet en route dans sa tête, des images de sang, de viande, de nourriture, de sang frais : manger… Tout de suite…

Mathilde se rend au poulailler, elle est dans un état second, Fernand est aux champs, sa fille garde les trois malheureuses chèvres. Elle se saisit de l’une des poules.

La volaille tenue par les pattes, elle rejoint le grenier, dépose le poulet dans la caisse hébergeant la drôle de créature. D’un mouvement brutal et rapide, cette dernière a bondit sur la galline et l’a saignée comme le ferait une belette.

Mathilde est horrifiée, mais aussitôt des images colorées et apaisantes envahissent son esprit, elle se calme, se détend, et sourit même à l’étrange chose qui se délecte du sang de sa victime, que quelques soubresauts agitent encore.

Le lendemain, Mathilde occupée à « tremper » la soupe, ressent tout à coup l’impérieux besoin de se rendre dans la remise, là où sont alignés les clapiers. S’essuyant les mains sur son tablier, elle cesse son travail et, tel un automate, se dirige vers les petites cages. Elle ouvre l’une d’elles, saisit un beau lapin par les oreilles, puis entre dans la maison, toujours dans un état second, grimpe l’escalier menant au grenier et, devant la caisse de son magnan, elle pose le lapin devant la "chose" qui se précipite sur sa proie et la saigne immédiatement.

Deux jours se sont écoulés, Mathilde « entend » à nouveau l’appel de la bête. Lentement, elle gravit l’escalier, retrousse sa manche, s’approche de la caisse.

La bouche collée à la pliure de son avant bras, les dents aigües ont facilement trouvé la veine, la "chose" se repait du sang de la femme.

C’est alors que Nicolette, sa fille cadette surgit, sa tête est coiffée d’une casserole en cuivre, elle joue à la guerre, avec le Toine, le fils du voisin.

- Maman ! Qu’est-ce que tu fais ?

Mathilde ne répond pas, elle est dans un état second.

La chose veut prendre possession de l’esprit de la fillette, malgré ses efforts elle n’y parvient pas, le « casque » en cuivre fait obstacle ! Horrifiée, Nicolette s’approche…

- Laisse ma Maman ! hurle-t-elle. Puis se saisissant de l’un de ses esclops, elle commence à frapper l’horrible bestiole, qui lâche prise, se pelotonne sous les coups furieux de la fillette.

Un coup plus violent, le crâne éclate, un dernier soubresaut, la « chose » est enfin immobile.

Mathilde revient à elle…

- C’est quoi ça ? murmure-t-elle en regardant la bouillie informe allongée dans le fond de la caisse.

- J’sais pas M’man, mais elle te faisait bobo !

(ch'tiot crobard Andiamo 2011)