vendredi 16 novembre 2012
Un baiser, mais à tout prendre qu'est-ce ?
Par Andiamo, vendredi 16 novembre 2012 à 00:03 :: Jus de cervelle
Nicolas Serdonne, bel homme, la quarantaine grisonnante, occupait un emploi fort peu courant : il était premier embaumeur dans la très respectable entreprise « Thanatos and consort », la T.A.C pour faire plus simple. Leur devise était :
Mourez, nous nous occupons du reste
C’était lui qui était chargé de parer les corps des défunts qui lui étaient confiés, afin de les rendre présentables à la famille. Certains « clients » étaient plus faciles que d’autres, décédés dans la fleur de l’âge, peu de retouches ou de maquillage s’imposaient. Par contre, ce que Nicolas redoutait le plus, c’étaient les accidentés de la route… Inutile que je vous fasse un dessin (quoique) ou que je vous décrive par le menu l’état dans lequel arrivaient certains de ses clients.
Ce matin-là, le fourgon couleur bordeaux portant en lettres d’argent le bandeau de la société « Thanatos and consort » s’arrêta devant la lourde porte de chêne. Deux hommes en descendirent, ouvrirent la porte arrière du fourgon, puis extirpèrent une longue boîte grise en matériau synthétique, dans laquelle se trouvait un corps prêt pour embaumement.
Après avoir fait signer le bon de livraison (si j’ose dire) et déposé le corps sur la longue table en inox de la pièce réfrigérée servant de laboratoire, les deux hommes prirent congé.
Resté seul, Nicolas entre dans la salle. Sur les murs, de la faïence, des carreaux au ton légèrement verdâtre, céladon pour être précis. Le corps, celui d’une jeune femme d’après la fiche qu’il tient entre ses mains, est recouvert d’un drap.
Précautionneusement, Nicolas soulève le linceul, découvrant le visage d’une très jeune femme. Botticelli, c’est le nom qui lui vient immédiatement à l’esprit, « la naissance de Vénus », il revoit le tableau du maître de Florence à la galerie des offices de cette ville. Deux ans plus tôt, en compagnie de son épouse et pour fêter leurs dix années de mariage, ils s’étaient offert un joli voyage à Firenze.
Il est là, médusé, ne pouvant détacher son regard des traits finement ciselés de la jeune femme, morte par overdose, indique la fiche. Quel malheur ! songe Nicolas, une si belle jeune fille…
Alors, doucement, sa main caresse le visage. Le froid de la mort, Nicolas le sent au bout de ses doigts. Il se penche et dépose un baiser sur les lèvres de la morte. Jamais il n’a fait cela, alors pourquoi ? L’étrange beauté sans doute.
Oh, ça n’est pas un baiser appuyé, non, un simple effleurement tout au plus, un dernier hommage en quelque sorte. Sur ses lèvres, il ressent comme un petit choc.
- Voilà que tu te fais peur tout seul, dit-il à voix haute !
Après avoir remis le drap en place, Nicolas sort de la pièce et va se servir un café. Le froid du baiser persiste sur ses lèvres.
Bah ! C’est suggestif, songe-t-il. Une tasse de kawa me réchauffera.
La chaleur de la tasse puis celle du café n’y ont rien fait : le froid persiste, il s’est même accentué, lui semble-t-il. Il retourne dans son laboratoire, commence le maquillage puis l’habillage grâce aux vêtements fournis par la famille.
Trois heures plus tard, la jeune femme est « prête ». Nicolas admire son travail, elle est vraiment très belle, légèrement maquillée, un peu de rose aux joues, elle se réveillerait qu’il n’en serait pas étonné. Toujours ce froid qui maintenant lui a pris tout le bas du visage, et le cou qui commence à se refroidir. J’ai dû rester un peu trop longtemps dans le labo, songe-t-il, il faut en sortir de temps en temps, mais là j’étais tellement accaparé par cette femme que je n’ai pas vu le temps passer.
La famille est venue, la mère en larmes, le père plus digne. Ils ont remercié longuement Nicolas pour le travail accompli, vous êtes vraiment très doué Monsieur, a ajouté le père.
A dix-sept heures, Nicolas est rentré chez lui, le chauffage à fond dans la Clio en plein mois de juin, température extérieure vingt-cinq degrés.
- Putain, je suis gelé murmure-t-il tout en claquant des dents, j’ai dû choper une saloperie, je dois avoir une fièvre carabinée.
Tant bien que mal, il gare sa voiture dans la cour du pavillon qu’il occupe avec sa femme et leurs deux enfants. Un joli village au nord de Paris, Survilliers pour ne pas le nommer.
- Christine ! C’est moi, dit-il en entrant, prépare-moi quelque chose de chaud s’il te plaît, et appelle le Docteur Marceau, je grelotte comme un chimpanzé sur la banquise !
Christine s’est approchée…
- Ouh lala ! Tu n’as pas l’air bien, tu n’es pas chaud pour quelqu’un de fiévreux, tu es glacé ! Tu as fait quoi ? Tu as travaillé en slip dans ton labo ? ajoute-t-elle avec un sourire en coin.
- Ne dis pas de conneries, appelle plutôt le toubib.
Une heure plus tard, le Docteur Marceau est là.
- C’est assez inhabituel en effet, je vais vous prescrire des antibiotiques à large spectre, et si demain ça ne va pas mieux, j’aviserai.
Christine a rapporté les médicaments, Nicolas a bu un grand bol de tisane bien chaud, puis il s’est couché, la couette remisée durant l’été, a été ressortie.
Deux heures plus tard, il peut à peine parler, sa mâchoire claque, tremble comme les jours de grand froid, son corps est glacé !
- J’appelle le SAMU, déclare Christine, ça ne va pas du tout, mais alors pas du tout !
Sirène hurlante, la voiture fonce sur l’autoroute A1 direction porte de la chapelle, puis Bichat.
Deux heures plus tard, malgré l’équipe réunie de toute urgence, Nicolas décède.
Hypothermie ! Les médecins aussi incroyable que cela paraisse ont conclu à une mort par hypothermie, en plein mois de juin par vingt-cinq degrés !
Le lendemain, Christine est venue, elle a confié la garde des enfants à sa sœur. On la conduit à la morgue de l’hôpital, l’aide soignante qui l’accompagne la console du mieux qu’elle peut.
Une double porte à battants, un hublot circulaire dans la partie haute des portes, un éclairage néon très cru, une rangée de tiroirs, sur deux d’entre eux, un nom.
Les yeux de Christine accrochent celui de Nicolas Serdonne. L’aide soignante amène le tiroir à elle, puis soulève délicatement le linceul, découvrant le visage de Nicolas.
Christine se penche et dépose un baiser sur les lèvres de son mari. En même temps que le froid, elle ressent un petit choc…
(Ch'tiot crobard Sandro Botticelli 1485) Ce qui me scie : c'est la "modernité" du trait, et ça a plus de cinq cents berges !