On y voyait le chanteur, dans une pièce enfumée, entouré d'une faune étrange. Très vite, à l'écoute du disque, on comprenait qu'il s'agissait des personnages des chansons : l'auteur et ses créations en quelque sorte. Le jeu consista alors vite pour moi à reconnaître chacun d'entre eux. Évidemment, la fée était facilement identifiable, tout autant que le lanceur de poignards, la danseuse nue ou l'homme à la carabine. Mais comment distinguer la jolie Louise de la belle Isabelle ?

Et puis il y avait ce nom sur la pochette : David McNeil. Rien d'autre. Aucun nom d'album (et non "Hollywood", comme l'affirme par erreur Wikipedia).

David McNeil. Le nom avait un petit goût d'Amérique et de mystère. D'où sortait ce type ? Je n'en savais alors rien. Mais ses chansons recelaient une couleur, une ambiance, une texture différentes de ce que j'entendais alors chez les Maritie et Gilbert Carpentier ou les radios grandes ondes, seules fenêtres sur la musique que je pouvais ouvrir.

Ses chansons m'emportaient loin et près à la fois, au confluent de la chanson française et du folk, du rêve américain et de la poésie bien de chez nous. On y allait à Hollywood, à Cap Canaveral, à Buffalo, de Los Angeles à San Francisco en passant par Beverly Hills et les Appalaches, mais aussi à Paris et à Anvers. On y croisait Chuck Berry, Crosby, Stills & Nash, une sosie de Jean Harlow, un group captain répondant au doux nom de Crash, mais aussi une Louise, une Isabelle, Charlemagne et quelques abbés. On y trouvait des Cadillac, des Dodge, du hasch, de l'Acapulco gold, des avions Apache, mais aussi de la sauce provençale, des verres à moutarde, du champagne, de l'Alka-Seltzer et des ascenceurs Roux-Combaluzier.

Ce n'est que bien des années plus tard que j'allais en apprendre plus sur le parcours atypique de David McNeil : né en 1946 à High Falls, dans l’État de New York, il est le fils adultérin du peintre Marc Chagall et de Virginia McNeil. Dès 1948, la famille s'installe près de Vence, là où vivent également Picasso, Cocteau et Matisse, mais cela ne dure pas : la mère de McNeil en a vite marre de jouer « l’hôtesse parfaite pour l’accueil des invités du célèbre peintre », elle prend ses cliques, ses claques, ses deux enfants, quitte Chagall et va s'installer en Belgique où il va vivre une enfance modeste, qu'il évoquera plus tard dans son livre « 28 boulevard des Capucines » :

(...) cette chanson parle du temps, quand j’étais enfant, où je souffrais de ne pas être bien habillé. À l’école communale, avenue Simon-Bolivar, ce n’était pas trop grave, tous les gamins étaient des gosses de pauvres, certains n’avaient même pas de chaussettes en hiver. Les rares enfants issus de familles aisées, comme ceux du docteur Abitbol, allaient à l’école dans d’autres quartiers. Mais quand ma belle-mère a voulu qu’on me mette au collège du Montcel, une pension pour riches du côté de Versailles, ce fut un calvaire qui a duré six ans. La première année que j’ai passée là-bas, j’ai porté le même vilain col roulé rouge-orange que ma tante Mona nous avait envoyé de sa ferme en Écosse, après que mes cousins l’avaient usé jusqu’à la corde.

L'absence de son père, qu'il ne verra plus que pendant les grandes vacances, lui pèse alors beaucoup. Il écrira tout l'amour qu'il avait pour lui bien des années plus tard, dans son livre : « Quelques pas dans les pas d’un ange ».

Enfin, peu attiré lui-même par la peinture, il se tourne vers la musique et commence à composer au début des années 70, jusqu'à la sortie de ce disque miraculeux en 1972, sur la fameux label Saravah (« Il y a des années où l'on a envie de ne rien faire »), fondé par Pierre Barouh. Au crédit, parmi les musiciens et copains qui ont participé à l'enregistrement, on trouve ainsi un certain Jacques Higelin et le talentueux Jack Treese.

Mais assez circonvoluté ! Passons à l'écoute du disque en commençant par la face A !


GROUP CAPTAIN CRASH

David McNeil - Group Captain Crash

Le premier morceau met tout de suite dans l'ambiance : une couleur folk et des textes ciselés à la perfection. Dans celui-ci, David McNeil joue à l'envi avec le son "ache" (jouer sur les sons sans tomber en panne de sens, un art dans lequel il a toujours excellé) pour compter l'histoire d'une sorte de docteur Folamour, qui va larguer ses bombes sur une ville après une déception amoureuse. Un must, un classique, une tuerie (dans tous les sens du terme) !


AU TEMPS OÙ LES ABBÉS

Alors là, attention, chef-d’œuvre ! Cette chanson, depuis 40 ans, me fout instantanément les poils dès que résonnent les premières notes. L'atmosphère de douce mélancolie qui s'en dégage m'a toujours pris à la gorge, en laissant vagabonder mon esprit sur l'étrange poésie des paroles. David McNeil joue encore avec les mots, prenant plaisir à fabriquer des rimes millionnaires (très riches, si vous préférez) : « (...) en cellophane qu'un / Joli mannequin (...) » ou « (...) D'oranges diamants / Et quand je dis amants (...) ». Une des plus belles chansons de McNeil, assurément.


CHUCK BERRY STRIKES AGAIN

Bon. là, j'imagine déjà les ligue de vertu s'étranglant à l'écoute de cette chanson dans laquelle le narrateur, « avant que les roses ne se fanent », les a « cueilli sur son chemin ». Dans laquelle il invite plus explicitement une fillette à venir « jouer à la femme » et ne redevenir enfant que le lendemain. Mais pour éviter quelques crises d’apoplexie, il suffit de bien lire et traduire le titre : « Chuck Berry a encore frappé ». Chuck Berry, artiste majeur du rock, emprisonné deux ans en 1961 pour avoir fait des choses avec une jeune Apache de 14 ans et l'avoir fait travailler dans son club de nuit (oui, pour un genre de travail bien particulier). Bref, David McNeil se met dans la peau d'un personnage, c'est tout. Et ça n'empêche pas ce morceau d'être somptueux.


LA LAMENTABLE AVENTURE DE SIMON WIESENTHAL

Un autre morceau que l'on imaginerait mal sortir à notre époque où l'on est prompt à s'enflammer pour tout et n'importe quoi ! Il s'y amuse à faire vivre des aventures rocambolesques et ridicules au célèbre chasseur de nazis, avec, en bouquet final, sa satellisation dans l'espace (allusion à la contribution de Von Braun à la conquête spatiale américaine ?).


ISABELLE

Une mini-chanson (1'25"), mais elle fait le maximum : en deux couplets légers (comme le ballon auquel est accrochée la nacelle en osier), elle nous donne à vivre cet amour rêvé pour la gentille Isabelle. Qui a dit qu'une chanson d'amour devait être lourde et pompeuse ?


BEVERLY COLLINES

David McNeil - Beverly collines

La face A se clôt avec un morceau tout en mélancolie, un de mes préférés. Encore une histoire d'amour déçu, dans laquelle la fumée du cigare se charge d’amertume et devient l'instrument de la vengeance. L'écriture de McNeil est décidément terriblement efficace. Un must, encore un.


Après une telle première face, on se dit qu'il sera dur de maintenir le niveau sur la face B. Eh bien non, au contraire ! La preuve !


HOLLYWOOD

Le « tube » de David McNeil, une chanson superbe, tant musicalement que dans la force de l'écriture, qui conte un sorte de road movie avec une star déchue d'Hollywood. Dans « 28 boulevard des Capucines », McNeil en dit plus sur sa gestation : « (...) je voulais parler de la déchéance d’une étoile de cinéma, prenant pour modèle la pauvre Jayne Mansfield qui venait de mourir dans un terrible accident de voiture. Elle avait fini sa carrière dans des boîtes minables, au fond du Midwest, où elle signait pour quelques dollars des cartes postales sur lesquelles elle exhibait sans voile sa célèbre poitrine ». Il y raconte aussi comment il avait confectionné une sorte de xylophone avec des verres dans la cuisine pour amuser son fils de trois ans, ce qui lui a donné l'idée géniale de ces types qui apprennent à jouer « tout Gerschwin sur des verres à moutarde ».

Cette chanson est surtout devenue un tube par la reprise d'Yves Montand près de dix ans plus tard. Malgré toute la tendresse et l'admiration que j'ai pour lui, sa reprise m'a fait l'effet d'un coup de couteau dans les tripes : rythme accéléré, conviction flageolante, passage à la troisième personne (ce qui met tout de suite beaucoup de distance avec le personnage)... Bref, une bouse ! Invariablement, je reviendrai toujours à cette version originale qui touche à la perfection.


DANS LA VILLE D'ANVERS

Un autre morceau que j'adore (oui, je sais, il y en a beaucoup sur ce disque !). On oublie l'Amérique le temps d'une chanson. Une histoire d'amour glauque, une version McNeilienne du « Au suivant » de Brel en quelque sorte... Avec en prime Higelin à l'accordéon. Un classique.


CYNTHIA, SA TOUR ET LE SATYRE CENTAURE

David McNeil - Cynthia, sa tour et le satyre centaure

La chanson qui m'a le plus envouté quand j'étais minot. Une étrange histoire, voilée de mystère, dans laquelle un centaure satyrise une jeune fille. Avec en sus un refrain aux accents lyriques, il n'en fallait pas plus pour enflammer mon imagination. David McNeil s'y amuse à jouer avec les sonorités en « S... T... » avec maestria. Une chanson pour laquelle je garde une tendresse particulière.


LA FÉE

Un autre monument de l'album. Et une autre chanson que j'ai écouté en boucle, minot. Une histoire de fée qui vend des donc au porte à porte. « Mon père signa les traites / Déboucha du champagne / Et d'un coup de baguette / On me fit Charlemagne / Mes vingt premières années / J'ai passé sur le dos / D'un cheval attaché / A la selle par des sandows » : tout l'humour et la finesse de David McNeil sont concentrés dans cette chanson. Grandiose !


ACAPULCO GOLD

Cette chanson-là aussi me fout les poils. Elle a la beauté limpide d'un vieux classique venu du fond des âges. Une histoire d'amour obsessionnel mais raté : « Vénus vivait nue sous un manteau de fourrure / Je n'ai jamais pu ouvrir la fermeture ». En deux vers, tout est dit. Je me damnerais pour avoir un tel talent d'écriture ! (pour info, l'« Acapulco gold » est une plante hybride du cannabis)...


LOUISE

David McNeil - Louise

Une petite chanson d'amour vénéneux pour (presque) clore l'album : une petite perle dans lequel le narrateur supplie sa belle de ne pas lui ouvrir la porte même s'il frappe à coups de poing. Certains se font interdire de casino, mais lui voudrait se faire interdire de la jolie Louise.


DEUX MILLE DEUX-CENTS CIGARETTES

Cette fois, on touche à la fin. Une micro-chanson en quatre vers, suivi d'un « Jeux interdits » volontairement massacré à la guitare. Voilà. La fête est terminée. L'artiste reste seul a grattouiller mélancoliquement les cordes de son instrument dans les dernières volutes de fumée.

C'est d'ailleurs ainsi qu'on le retrouve sur le verso de la pochette de cet album mythique.




Et après ?

Huit ans durant, David McNeil a continué son petit bonhomme de chemin, en humble artisan de la chanson qu'il est, peu attiré par les paillettes et la gloire. Cinq autres vinyles vont ainsi être publiés, tous aussi bons les uns que les autres. Avec, pour ma part, un petit faible pour le dernier, « Rucksack-Alpenstock », paru en 1980 et que j'aurais tout aussi pu retenir comme disque de légende.

Hélas, à cette époque, RCA (sur laquelle était sortis ses derniers disques, après que Pierre Barouh eût temporairement arrêté l'aventure Saravah) décide de nettoyer un peu ses catalogues des artistes qui ne vendaient pas assez et se débarrasse élégamment de ceux qui n'atteignent pas la barre des 50000 exemplaires. David McNeil tournait régulièrement autour de 15000 (mes achats n'avaient donc pas suffi) : il fait donc partie de la charrette.

Il doit se résoudre alors à écrire pour les autres, et il a la chance (et la surprise) de recevoir un jour un appel d'un certain Yves Montand qui désire faire appel à son talent pour un album, mais comme c'est l'époque où ce dernier s'aventure en politique, il n'en assure aucune promotion.

Et puis il écrit quelques textes pour Julien Clerc dont, en 1984, une petite chanson anodine : « Mélissa », dans laquelle on retrouve tout le talent de McNeil à jouer avec les sons. Un succès gigantesque. Pour le coup, sa situation financière change du tout au tout (il peut s'acheter pour la première fois une voiture neuve), d'autant que son père, Marc Chagall, disparait hélas en 1985. Il devient une plume réputée et travaille pour bien d'autres : Alain Souchon, Robert Charlebois, Sacha Distel, Jacques Dutronc, Laurent Voulzy, Catherine Deneuve, etc.

En 1991, il reprend le chemin du studio pour enregistrer ce qui sera son seul album sorti en CD : « Seul dans ton coin ». Le résultat est superbe, encensé par la critique, distingué du grand prix du disque de l’Académie Charles-Cros... mais Virgin, sa maison de disque d'alors, ne fait rien ou presque pour assurer un minimum de promotion. Résultat : des ventes décevantes.

Ici s'achève la carrière de chanteur de David McNeil... ou presque. En 1996, apprenant que la célèbre salle de spectacle va être détruite pour être reconstruite à l'identique à quelques mètres de là, il décide de s'offrir - à ses frais ! - un Olympia avant que les pelleteuses entrent en action. Un vrai : l'original, pas la copie à venir. Bien sûr, même en organisant cela un lundi de relâche, cela va lui coûter la peau des fesses, mais il rêve de faire un Olympia avant de mourir, alors...

Alors la date est bientôt fixée : le 27 janvier 1997. Ce jour-là, qu'il raconte dans son livre « 28 boulevard des Capucines », il interprète sur scène une partie de son répertoire, rejoint successivement sur scène par des amis chanteurs : Charlebois, Clerc, Souchon, Renaud, Voulzy, Le Forestier, J.-C. Petit et Toots Thielemans. Avec en point d'orgue une version collégiale d'« Hollywood »...



Le rideau rouge tombe ensuite définitivement sur le David McNeil chanteur. Quelques mois après, il perd un poumon... parce qu'il n'est pas aussi célèbre que Sardou !

« Quand je me réveillerai j’aurai la bouche pâteuse, une machine près du lit respirera à ma place. Il y aura de gros tuyaux qui sortiront de ma poitrine en un bouquet touffu, j’aurai un goutte-à-goutte au bras gauche et un tube dans le nez, le chirurgien m’annoncera que ma tache au poumon n’était pas un cancer, il aura coupé quand même à cause de l’emphysème.
— Mais je m’en foutais, moi, de l’emphysème ! hurlerai-je. Je préfère un poumon en mauvais état que pas de poumon du tout ! Je suis chanteur ! Chanteur ! J’ai besoin de mes deux poumons !
— Je ne savais pas, répondra le chirurgien. Vous auriez dû me le dire…
Voilà ce que ça coûte d’être peu connu. Si j’avais été Michel Sardou, j’aurais deux poumons. »

Exit définitif du chanteur, dépression, alcool.

L'écriture l'aidera à en sortir. Depuis le début des années 90, l'ex-chanteur parolier est également devenu un brillant écrivain de romans et de récits, notamment de « Quelques pas dans les pas d’un ange », que j'ai déjà évoqué et dans lequel il clame tout son amour pour un père aimant qu'il aura hélas trop peu connu. Le dernier en date, « 28 boulevard des Capucines » m'a beaucoup servi pour écrire ce billet.

Voilà. On en est là aujourd'hui.

Le David McNeil chanteur n'aura jamais eu la reconnaissance du grand public qu'il aurait méritée, même si sa pudeur et sa discrétion naturelle doivent très bien s'en accommoder. Reste que cet album (ainsi que tous les autres !) est une pépite incandescente qui illumine mon cœur et ravit mes oreilles depuis des décennie et qui continuera à le faire jusqu'à ce que tombe le rideau noir sur ma scène personnelle.

Alors je voulais juste dire : « merci David ! ». Et tant pis si tu ne seras jamais la grande dame de la chanson française.

David McNeil - La grande dame de la chanson française