Dans le billet du dessous nous avons été obligés de supporter le spectacle avilissant de deux vieux chevaux de trait piémontais sur le retour qui aimeraient bien retourner dans l'écurie neuve du temps de leur vingt ans, oui mais voilà, Madame Annie remplit toujours les verres, mais l'orthographe des susdits a changé.

De l'avis de tous les charognards de cimetière, elle restait, même en ayant changé de gastos, la reine de la tortore à travailleurs car ne vous y trompez pas, sous leurs dehors lymphatiques, les vers, iules et autres cloportes ne rechignent pas devant la tache. Le lombric, par exemple, que certains pharisiens (oui, j'ai choisi de rajouter une "H", aujourd'hui) essayent d'humilier par le diminutif de "vermisseau", peut faire transiter 20 à 30 fois son volume en terre par son tube digestif.

Par jour. Gros mangeur, le ver de terre.

Extrapolé à l'échelle de Depardieu, ça fait frémir le fournisseur.

Je taquine mes compagnons mais je suis comme eux. Je me suis pris de colère en tombant là-dessus ! C'est que je m'y suis régalé et léché les doigts des dizaines de fois dans ce temple de la cuisine saine et roborative. Un must ! Une ambiance et un sens de l'accueil extraordinaire, le patron, un petit bonhomme hyperactif qui devait lever les bras pour poser les plats sur les tables, y était pour beaucoup. Et la cuisine était l'antre d'un génie. Pour des clopinettes mais il se rattrapait sur le nombre car c'était toujours bondé. Pourtant, c'est au bout du trou du cul du monde, Réveillon, mais il fallait pas insister longtemps pour nous faire faire le détour.

Alors bon j'aime le Jazz, avec le bon vieux Blues rural c'est même ma musique préférée, mais là, voir LE Réveillon, MON Réveillon racheté par un anglophone qui bourre ses clients avec du décongelé yankee, il me monte une vieille envie de recommencer Trafalgar et, à part la mort de Nelson, la fin ne serait pas du tout la même ! Bullshit !

Combien de ces endroits honnêtes, humains, chaleureux, généreux ont-ils disparu ? Véritables anti-dépresseurs et briseurs de grêves, ils donnaient envie de se lever le matin :

- Ha, on est sur Mortagne-au-perche aujourd'hui, on va pouvoir manger AU Réveillon....

- Chouette !

- Troize !

- Super, ça faisait un bail !

Que sont mes amis devenus ? Que c'est triste, Mortagne... au temps des boudins-pommes... Me voici gai comme un week-end pluvieux sur le lac Rymal et pourtant, pas plus tard que Lundi dernier, on a trouvé par hasard le même genre d'endroit préservé du temps, des modes et des indexations tarifaires.

Je cuvais mon week-end passé avec Françoise et Blutch , conduisant d'instinct, le regard plus qu'à moitié occulté sur cette A75 dont nous aimons la gratuité et les paysages grandioses. Non mais comment peut-on descendre dans le midi par cette horrible A7 ? La nationale , passe encore, à l'époque de Trénet, elle était bordée de platanes, je la lui concède, mais se farcir le monotone canal rhodanien, le tunnel de Fourvière, non merci ou alors les péages seraient là pour me rembourser le désagrément ?

Où en étais-je ? Oui, un peu après Saint Flour, la faim se faisant remarquer, je prends la sortie "Saint Chély d'Apcher", à la frontière entre Aubrac et Margeride, ça sent le terroir profond, vous ne risquez pas d'y croiser Andiamo, une carence en CO ou en SO2 est si vite arrivée, c'est qu'il lui faut sa dose quotidienne et il est pas beau à voir en état de manque, notre Agecanonix !

Enfin, je me gare entre 3 restos et l'instinct, toujours lui, que j'ai re-aiguisé toute ma vie en le frottant à celui des bêtes, me fait choisir le plus minable d'aspect. Je passe devant les 2 autres en crachant sur leur paillasson, ne me demandez pas pourquoi, je ne les sentais pas. On pousse la porte de la gargotte élue, la petite salle est pleine, 2 longues tables remplies d'habitués, que des hommes d'un chantier d'à côté sans doute, et merde, on est en retard, les prolos se mettent à table à midi dix, l'heure du pastis, d'ailleurs, tout à l'heure, quand ils se lèveront pour retourner au turbin, les plaisanteries ne manqueront pas d'être lancées vers nous : "ah yen a qui ont de la chance d'être en vacances !" ou "Venez avec nous, on vous embauche...". On s'était fait remarquer.

La patronne est un peu apeurée à l'idée de recevoir de la clientèle de passage. Des citadins ? Pire : des parisiens, peut-être ? Est-ce que je sais ce que ça mange, ces bêtes-là ? Elle nous montre quand même du menton (elle est en train d'essuyer des verres, au fond du café) une table dressée pour deux personnes, okazou. Okazou mon œil, nous étions bel et bien attendus ! Je sais reconnaitre les signes, mézigue. On s'assoit, impressionnés d'avoir été admis dans ce club sélectif. Elle s'approche, nous demande d'un air dubitatif :

- Vous ne voulez pas de potage ?

- Si si ! Avec plaisir !

Du coup elle revient, un peu rassérénée mais c'est pas encore le top et elle dépose devant nous une grosse gamelle, qu'elle nous laisse. Et puis elle essaye à nouveau :

- Et du vin, vous en voulez ?

- Ben oui, un peu, quoi...

Je me penche, je hume, putain le fumet ! On se sert largement, on goûte, c'est une soupe de patates (pour l'onctueux) avec plein d'herbes, je reconnais du pissenlit à la forme des feuilles mais ya aussi de l'ortie et peut-être de l'oseille (c'est la saison), en tout cas, ça appelle le rab'. J'empile nos deux assiettes et leurs cuillères en bout de table, comme à la cantine et elle rapplique avec un saladier de lentilles / tomates / oignons / vinaigrette. C'est frais, c'est sain, bon, quand ça sera la saison des tomates, ce sera encore meilleur, mais ne boudons pas notre plaisir, les lentilles sont vertes et viennent sans doute d'un voisin du Puy. Elle remballe nos assiettes à nouveau bien rangées au bout d...(voir plus haut) et elle rapplique avec une grosse et oblongue jatte en terre remplie d'endives braisées au jus de viande, plus 2 grosses côtelettes de porc grillées. Comment a-t-elle su que c'était mon plat préféré ? En plus elle sont parfaites, fondantes, colorées, ça c'est du mijoté au coin de la cuisinière ou je n'y connais rien. Là nous commençons à être bien calés. Le vin a un petit côté râpeux qui me ravit et qui s'harmonise parfaitement avec l'esthétique du lieu. Oui car quelqu'un de la famille est un adepte du puzzle et s'est occupé de la déco en suspendant ses œuvres au mur du bar. C'est totalement injuste mais j'ai déjà vu des enquêteurs du Michelin refuser une étoile pour moins que ça.

Le fromage arrive, non : "les" car elle nous laisse le plateau et repart, cela semble une règle intangible de la maison, tout est à volonté et elle file se cacher pour nous épargner la honte d'être regardés nous goinfrant. Cette élégance discrète dans le service, aucun grand chef primé ne la possède puisqu'ils nous flanquent de loufiats indiscrets zieutant le moindre de nos écarts de régime. Les frometons sont d'origine correcte, malheureusement le turn-over de l'endroit est tel qu'elle n'a pas le temps de les laisser vieillir autant qu'il le faudrait. Dommage, son Saint-Nectaire, son Cantal et son bleu venaient aussi de voisins sérieux. Le dessert suit, et de gros éclairs au café, à l'ancienne, arrivent dans notre assiette, loin de cette mode qui consiste à vendre plus cher ce qui pèse moins, avec une étiquette "gâteaux de soirée", "petits fours", "mini-bouchées" etc...

On demande la note : 12 € TTC par personne et tout compris.

Ça mérite bien une petite pub, non ?

Voilà, c'est ici

Vous demandez Ginette, de la part de Saoul-Fifre et de Margotte, Ginette risque de vous regarder bizarrement, mais elle vous servira comme elle nous a servis, comme des rois.