J’avais 23 ans, toutes mes dents (magnifiques au passage) et j’avais trouvé un boulot à Bagnolet, rue des Champeaux (quartier pourrave au passage)… Coup d’bol, elle existe encore, juste à côté de l’échangeur (monstrueux au passage) de la porte de Bagnolet, à côté des celle des Lilas (au passage).

C’était un quartier qui côtoyait la zone, cette frange de terrains vagues entre Pantruche et la banlieue, un no man’s land où vivotaient des marginaux, des manouches, des ferrailleurs, tout un petit peuple plus ou moins interlope : rapine, vol de matériaux sur les chantiers, etc. Un peu les gugus dans l’excellent film de Claude Sautet : « Max et les ferrailleurs » avec Romy Schneider, Michel Piccoli et Bernard Fresson… Tu te souviens ?

La boîte dans laquelle je travaillais fabriquait des embrayages hydrauliques pour bateaux et péniches. Beaucoup de déplacements, et forcément des heures sup’, des frais de déplacements à rallonge, ce qu’on appelle « la gratte », et du fric durement mais bien gagné. Heureux temps où, quand on te cassait les (couilles) pieds, tu traversais la rue et tu allais gratter en face !

Une petite boîte, une vingtaine d’employés pas plus, bureaux y compris, pas de cantine bien sûr… Alors nous allions nous sustenter dans un joli établissement (trois gerbes au guide Mi-Chemin), un gastos situé un peu plus loin…

Un rade craspouille tenue par une taulière qu’avait plus une chaille dans le clapoir, ou alors en regardant d’un peu près, deux ou trois sursitaires ! Pas grande, une gueule d’empeigne, la tignasse « tas d’rouille »… MADAME ANNIE !

Un cœur d’or, une tortore magnifique, elle nous mijotait des p’tits plats, grande gueule, mais elle nous aimait bien. De plus, elle s’occupait de deux mémées du quartier, sans famille, avec des revenus « a minima ». Elle les nourrissait le midi gratos, sans faire de schkroum ni d’esbrouffe, c’était en 1962 ou 63, les restos du cœur avant l’heure en somme !

On avait une heure pour manger et, parfois, en arrivant, elle n’était pas là ! T’avais pas intérêt à la ramener quand elle arrivait à la bourre, elle jouait aux courses, une enragée du turf ! Et les courtines, c’était sacré, gare à l’imprudent qui lui aurait fait une réflexion !

Je pense que sa thune servait plus à gaver les gaïls qu’à engranger les bénèfs, biscotte elle n’a jamais décroché le gros lot, le tocasson qui rafle la mise !

Un jour, y’a un mec qui lui susurre :

- Madame Annie, j’ai un condé, j’ai un pote qui est lad à Chantilly, il paraît qu’on pourrait acheter un bourrin à plusieurs, et s’il gagne des courses, ça peut rapporter gros !

Elle lui répond du tac au tac :

- C’est ça, on va acheter un ch’val de bois et tu veux que je paie les roulettes ?

Il y avait une bande de ferrailleurs qui venaient à la graille dans son gastos le midi, des « durs », mais des durs qui bossaient. Pas un taf pour chochotes, remuer de la ferraille, pas pour faire de la gonflette : pour bouffer, c’est tout ! Ce qu’il y avait de chouette avec ces mecs, c’est que tu savais tout de suite quand il y avait eu litige, soit avec leur taulier, soit entre eux. Ils se ramenaient le midi avec une tronche au carré !!

J’ai connu un type qui avait eu une entreprise de récup’ de ferraille, il avait une tronche de boxeur ! Je lui avais demandé s’il avait pratiqué la boxe.

- Ouais, dans la rue, m’avait-il répondu. Tu sais, quand t’as une boîte avec une vingtaine de ferrailleurs, les conflits ils se règlent à coups de poings dans la gueule !

Donc mes ferrailleurs de la rue des Champeaux venaient tous les midis chez Madame Annie, respectueux, polis et tout, ils l’aimaient bien notre « Bocuse » à nous !

Mais le plus extraordinaire, c’était sa renommée à cette brave femme.

Au moment des vacances je lui demande son patronyme afin de lui envoyer une carte postale, elle me répond :

- Pourquoi faire ? Tu écris : Madame Annie.. Bagnolet... c’est tout !

Je l’ai fait et quand je suis rentré de vacances, ma carte ainsi que pas mal d’autres était punaisée sur le mur derrière le zinc !