Août à Paris, c’est comme qui dirait dans ces années cinquante le Ténéré sans les connards à moto, en bagnole ou en camion du Paris-Dakar ! Le calme… Même les rares feux rouges sont au clignotant, en mode « pause ».

Comme à son habitude, Chauguise est descendu à la station Châtelet et c’est à pied qu’il continue son chemin jusqu’au 36. Au passage, il a acheté « Le Parisien libéré » à son crieur de journaux habituel, au coin du quai de la Mégisserie et de la rue Saint Denis. La tour pointue de la Conciergerie se dresse, silhouette inquiétante et noire*, sous le ciel plombé de la capitale.

Il est neuf heures et la chaleur est écrasante, l'orage n'est pas loin. Il traverse s’apprêtant à traverser le Pont au Change, quand il voit une femme enjamber le parapet et se précipiter dans la Seine…

Son instinct le fait foncer. Dans sa précipitation, il laisse choir son journal, ôte sa veste tout en courant, arrive près de l’endroit où il a vu sauter la femme. A son tour, il enjambe le parapet et saute là où il a vu émerger une tête aux cheveux noirs collés sur le visage. Il arrive non loin de la femme, quelques brasses, et sans ménagement il la tire par les cheveux et la ramène contre lui. Il souffle comme un bœuf, les « Boyards » papier maïs remontent de ses éponges en feu, il s’est mis sur le dos tout en maintenant la tête de la jeune femme hors de l’eau. Des badauds se sont attroupés tant sur le quai que sur le pont, tandis qu’il voit arriver la vedette de la fluviale…

Quelques instants plus tard, on l’a hissé à bord ainsi que la jeune femme, qui est hors de danger.

L’un des marins d’eau douce à bord l’a reconnu, autrefois il était « planton » au 36.

- Ça va, Commissaire ? Tout est bien ?

- Ouais, fait chier, j’ai paumé mon bada dans l’histoire !

Putain, son bada fétiche ! Celui qui avait été troué par une bastos de 9 millimètres qui lui était passée à ras du bocal, lors d’un braquage qui avait mal tourné. C’était « Lulu l’enfouraillé » qui avait voulu le plomber, ce demi-sel n’avait pas eu le temps de raconter son exploit : Chauguise, alors jeune inspecteur, lui avait fait un troisième œil, juste au milieu du front, façon Bouddah !

- Et mon canard, paumé lui aussi ! Putain, Paul Droguet, « le fusilleur » de Vincennes, y faisait la une ! C’est Charles Bouzin, mon pote le commissaire de Vincennes, qui l’a serré.


Couverture d’une revue de l’époque



- AAAAtchoum ! J’vais m’enrhumer, nom de Dieu ! Reconduisez-moi à ma turne, rue du Mont Cenis, je vais me changer.

Julien a appris la nouvelle par la fluviale. La 15 attend garée quai de la Mégisserie et c’est à toute vitesse que le commissaire est conduit chez lui.

- Monte Dugland, Juju est là aujourd’hui !

- Merci patron !

- MMMMH ….

- Qu’est-ce qui t’arrive, mon pauvre Papa ? s’exclame Juliette en voyant arriver son père ruisselant, dégoulinant, une pauvre berlue sur l’alpague…

- Ça s’voit pas ? J’viens de m’baquer pardi ! Tu verras ma Juju, un de ces quatre ils feront une plage à Pantruche , j’te l’dis tu verras !

Chauguise disparaît dans la salle de bains, nous deux tourtereaux en profitent pour se faire un ramonage en règle des amygdales et de la luette.

- Hé les tourtereaux, c’est pas fini la séance d’échange de microbes ?

- Si patron, excusez-moi !

- Hummmm, bon Dugl… Julien tu m’emmènes illico à l’hôtel Dieu**, là où on a hospitalisé la jeune femme, je voudrais bien savoir ce qui l’a poussé à vouloir faire le grand saut.

Arrivés au carrefour du Boulevard de la Chapelle et du Boulevard Magenta, dans le plus bel arrondissement de Paris, le Xème (là où je suis né forcément), juste à l’angle : le cinéma LOUXOR, (je ne sais pas s’il existe encore) et à l’affiche l’excellent film en noir et blanc d’Yves Allégret "Les orgueilleux". Avec, excusez-moi du peu : Michèle Morgan et Gérard Philippe !


Sympa, tonton Andiamo vous a dégotté l’affiche !



- J’emmènerai Juliette le voir s’exclame Julien en passant devant le cinoche.

- En attendant, tâche de voir la route Dugland, understand ?

Un « à droite » Boulevard de Strasbourg (à double sens à l’époque). Dix minutes plus tard (les veinards), ils ont garé la pompe devant l’Hôtel Dieu sur l’île de la Cité. Un lardu en kébourre s’approche :

- Faut pas s’garer là, z’avez pas vu l’panneau ?

Chauguise sort son sésame

- Et c’panneau-là, tu l'as vu ?

- Oh pardon, Commissaire ! suivi d’un salut dans les règles de l’art.

A la réception, on leur a indiqué le « dortoir » où était couchée la femme. Une grande salle haute de plafond, des grandes fenêtres à petits carreaux, et une vingtaine de lits à barreaux blancs alignés de part et d’autre. Au centre, des tables roulantes portant le nécessaire aux soins à prodiguer. On est loin des piaules individuelles ou à deux lits d’aujourd’hui !

La jolie brune paraît toute menue au milieu de cette grande salle, deux grands yeux verts lui dévorent le visage, elle a vingt-cinq ans environ.

- Bonjour Mademoiselle

- Madame.

- Pardon. Je suis le commissaire Chauguise, voici Dugl… l’inspecteur Crafougnard mon adjoint. C’est moi qui vous ai tiré de l’eau tout à l’heure, vous savez la Seine ça n’est pas le fleuve idéal pour barboter !

Une larme coule sur la joue de la jeune femme.

- Excusez-moi, Commissaire, je ne voulais pas ça ! Je m’appelle Vanessa Dupuis, épouse Barghaoui.

- Allons Vanessa, pouvez-vous me dire ce qui vous a poussée à vouloir en finir, une si jolie jeune femme, déjà désespérée ?

- C’est à cause de Myriam, ma petite fille.. Mon mari veut me l’enlever, l’emmener chez lui au Boukistan, son pays d’origine. Elle a tout juste cinq ans, et il l’a promise en mariage à un cousin éloigné. Alors jusqu’au moment des noces, « ils » vont veiller sur elle, afin qu’elle garde sa virginité… C’est la coutume chez eux ! Je suis désespérée, Commissaire, c’est pour ça que j’ai voulu en finir !

- Tu parles d’une bande de goyos ! Ils sont déjà partis ?

- Il est quelle heure, Commissaire ?

- Quinze heures trente, Madame.

- Leur avion décolle à seize heures trente du Bourget, c’est un vol U.A.T (à l’époque c’est le nom que portait l’ U.T.A).

- On y go, Dugland, embraye et vite fait… Fissa, on a juste le temps ! Auparavant, vite fait au 36, j’ai un truc à prendre…

Demi-tour sur les chapeaux de roues. Boulevard du Palais, le Pont au Change. Rétrospectivement, Chauguise frissonne se souvenant de son bain réfrigérant ! La place du Châtelet, le Boulevard Sébastopol, la rue du Faubourg Saint Martin jusqu’ à Stalingrad (le tube hein, pas en Russie, bande de nazes). Puis c’est l’Avenue de Flandre, la Porte de la Villette (les abattoirs, abattus aujourd’hui, chacun son tour !) et enfin la nationale deux jusqu’à l’aéroport du Bourget, là où avait atterrit Charles Lindberg !

Julien a garé la chignole juste devant la lourde, un planton s’approche prêt à ramener sa fraise, Julien lui exhibe sa brème et lui tend les caroubles de la traction :

- Tiens, gare-là et fissa !

Puis se tournant vers Chauguise :

- Ça fait drôle de vous voir sans votre chapeau patron, c’est un peu….

- Comme Laurel sans Hardi ou Jacob sans Delafon, hein, Dugland ?

- J’voulais pas dire ça…

- Alors dis rien !

A grandes enjambées, ils traversent le hall tout en longueur de l’aéroport en service à l’époque. Le long du mur un planisphère avec des horloges disposées sur différentes longitudes indiquant l’heure locale ***.

A l’embarquement, Chauguise exhibe sa carte sous le pif du planton.

- Le vol pour le Boukistan ?

- Là, juste en face, dépêchez-vous, ils « embarquent». Par les nombreuses baies vitrées, notre duo infernal aperçoit un "Lockeed Constellation super G", aux armes du Boukistan : un énorme cylindre horizontal, avec à une extrémité deux superbes ballons de foot (car ne l'oublions pas à l'époque le Boukistan soutenait déjà le P.S.G) et l'autre extrémité du cylindre est peinte en rouge vermillon du plus bel effet !

Chauguise et Julien ont bondi, un grand type tenant une fillette, une jolie brunette par la main avance tranquillement. Chauguise l’alpague gentiment par le col de son blouson et lui murmure à l’oreille :

- Eh Barghaoui ! Tu ne fais pas de schkroum devant ta gamine Ducon, ou j’te fume, verstehen ?

Pendant ce temps Julien a gentiment écarté la petite Myriam au prétexte : ta Maman veut te voir avant que tu partes. La fillette un large sourire sur son joli minois, a suivi Julien sans protester.

Chauguise a obligé l’homme à faire demi-tour puis, devant le planton interloqué, a commencé à fouiller les poches du Boukistanais.

- Tiens, tiens, s’étonne Chauguise en exhibant un petit sac en toile, il l’ouvre et en vide le contenu sur une table basse. Quelques diamants étincellent sous les néons.

- Mais on dirait bien les diams volés après le « casse » de la bijouterie « Grodiams » de la rue Chambon !

- Mais … Mais c’est pas à moi, ces pierres, j’vous jure ! balbutie le Boukistanais.

- Jure pas, tu blasphèmes, Ducon !

Les flics sont venus cueillir l’homme à l’aéroport malgré ses protestations, quelques tartines dissuasives l’ont vite calmé. Avec les pièces à conviction retrouvées sur lui, un séjour d’une vingtaine d’années à la santé, histoire de lui retirer toute envie d’emmener sa fille goûter aux coutumes de son pays.

Le lendemain Chauguise arrive dans son « casino » (c’est ainsi qu’il nomme son bureau), et là, bien en évidence, un énorme carton enrubanné. Il l’ouvre et dedans son vieux bada troué, un petit mot épinglé : « ça s’arrose patron »….

Par la porte restée entrebâillée, toute l’équipe entend : « demain à midi, tous dans mon casino, VERSTEHEN » ?



*Avant que André Malraux, le ministre de la culture sous Grand Charles 1er, n'ait eu l'idée de faire "nettoyer" Paris, tous les immeubles et monuments étaient noirs comme de l'anthracite ! Pollution due aux poêles à charbon notamment.

**L'hôtel Dieu, est un hôpital implanté sur l'île de la Cité.

*** J'ai travaillé à l'aéroport du Bourget pour une petite boîte qui révisait les moteurs d'avions, le midi nous allions manger à la cantine d'Air France... Vue panoramique sur les pistes ! Les détails sont authentiques.