Le voyage dans le temps a été découvert en 1967.

Vos yeux s'écarquillent, je le vois, et vous imaginez déjà que je vous raconte une histoire à dormir debout, sortie tout droit des tréfonds de mon imagination.

Et pourtant, c'est la stricte vérité : la première machine à voyager dans le temps a été mise au point en juin 1967 par le Professeur Andrius Laikinumas, un physicien d'origine lituanienne, établi à Genève après avoir fui son pays et réussi à franchir le rideau de fer, recruté par le CERN au sein duquel il menait des recherches fondamentales sur l'antimatière, visant à améliorer les techniques de production et de stockage des noyaux d'antideutérium.

Ce ne sont toutefois pas ces travaux-là qui allaient directement le mener à son extraordinaire invention, mais plutôt ceux auxquels, en parallèle, il consacrait tous ses week-ends et ses congés. Car Andrius Laikinumas avait une marotte : il était fasciné par les trous de ver, ces concepts mathématiques basés sur une géométrie spatio-temporelle dynamique. Depuis les premières publications de John Wheeler en 1956 et les travaux de Stephen Hawking et Richard Coleman quelques années plus tard, l'idée que l'espace-temps pouvait être soumis à un effet tunnel excitait Andrius Laikinumas au plus haut point. Les trous de ver de Lorentz, franchissables dans les deux sens (contrairement à ceux de de Schwarzschild - infranchissables - ou ceux de Reissner-Nordstrøm - à sens unique), enflammaient tout particulièrement son imaginaire.

Le grand Einstein lui-même pensait que des connexions spacio-temporelles pouvaient créer des ponts entre différents endroits de l'univers, y compris en cheminant dans la dimension du temps, mais il estimait que de telles connexions ne pouvaient être maintenue bien longtemps du fait de l'instabilité des fluctuations quantiques : seule de la matière exotique, comme de l'antimatière, serait théoriquement à même de maintenir un trou de ver de Lorentz ouvert. Mais voilà, le problème de la production et du stockage de l'antimatière n'était pas résolu, Andrius Laikinumas était bien placé pour le savoir.

Alors, dès qu'il regagnait son pavillon après sa journée de travail, ce n'était que pour se replonger dans des recherches et des expérimentations à titre purement personnel. Il engloutissait un sandwich avant de s'enfermer dans une pièce aménagée en laboratoire. Andrius Laikinumas, inutile de le préciser, était un célibataire endurci que la bagatelle n'intéressait nullement. Son seul rêve : faire du temps une dimension similaire aux autres, que l'on peut parcourir en tout sens.

Nul ne sait comment il accomplit ce miracle. Il semblerait qu'il travaillait alors sur des processus membranaires catalysés par un alliage de bore, de silicium et de néodyme, mais on doit hélas en rester au stade des supputations. Toujours est-il qu'ayant résolu le problème de la production d'antimatière, celui de la création et du maintien en position ouverte de trous de ver temporels ne le mobilisa que quelques mois, tant il avait déjà tourné et retourné la question dans sa tête.

Vint ainsi bientôt le moment où il fallait tester concrètement son invention. Seulement voilà : Andrius Laikinumas craignait une chose par dessus tout, c'était le paradoxe temporel. Que se passerait-il si, allant dans le passé, ses actes l'altéraient et modifiaient par là-même le présent ? Vous avez tous lu ces histoires de science-fiction, où un voyageur temporel imprudent va, par exemple, tuer accidentellement son père et se condamner à disparaître. Eh bien là, il ne s'agissait plus de fiction : toute imprudence de sa part pouvait lui être vraiment funeste !

Bien sûr, il aurait pu commencer par envoyer une souris de laboratoire dans le passé, mais allez donc dicter sa conduite à un rongeur ! Inutile d'espérer qu'elle réemprunte le trou de ver pour regagner le présent ! Qui sait si ses faits et gestes dans le passé ne seraient pas de nature à bouleverser le monde actuel ?

Une autre solution aurait consister à se projeter dans l'avenir, mais cela terrifiait Andrius Laikinumas plus encore : quelle assurance pouvait-il avoir de ne pas se matérialiser dans un objet qui se trouverait là dans le futur, une cloison, un meuble... ou lui-même ? Sa structure moléculaire n'y résisterait pas ! Non, mieux valait viser le passé, et encore ! Ne pas aller au-delà d'un passé assez récent et bien connu de lui, afin d'éviter toute mauvaise surprise.

Le premier voyage temporel de toute l'histoire de l'humanité eut lieu le 22 juin 1967. Le professeur Andrius Laikinumas fit un saut de soixante heures dans le passé. Ce choix avait été dicté par la prudence : il se projetait à une heure de la journée durant laquelle il travaillait au CERN. Ainsi, son moi présent ne risquait pas croiser son moi passé, ce qui limitait les risques d’altération temporelle.

Le cœur battant, il fit son premier "saut".

Rien ne fut moins spectaculaire que cette grande première : son laboratoire personnel était toujours là, seuls quelques objets avait changé de place. La transformation la plus frappante était la luminosité : il était parti à 22 heures passées, il arrivait, un instant plus tard, à 10 heures du matin.

D'instinct, il s'efforça de respirer le plus faiblement possible : il lui semblait qu'en brûlant de l'oxygène du passé, il allait provoquer, au travers d'une chaîne de causalités incontrôlable, un cataclysme temporel. Mais rien ne semblait se produire : il était toujours là, son corps ne disparaissait pas, gommé par quelque paradoxe temporel. Il alla, avec prudence, consulter l'éphéméride près de l'entrée. Il indiquait la date du 19 juin.

Il avait réussi. Il était le premier voyageur temporel de l'histoire de l'humanité !

Andrius Laikinumas regagna vite le 22 juin sans trop traîner. Rien n'avait changé dans le présent qu'il avait brièvement quitté. Ses craintes s'étiolèrent quelque peu : le temps avait donc un certaine plasticité ! Les petites modifications du passé qu'impliquait le voyage temporel ne semblaient pas avoir de répercussion sur le présent ! Bien sûr, il fallait que celles-ci demeurent infimes : la prudence restait de mise !

Le professeur refit ainsi deux courts sauts dans le passé pour s'assurer de la robustesse de ses premières conclusions, puis décida de faire une excursion dans un passé plus ancien. Oh, il ne s'agissait pas d'aller se promener dans la Préhistoire ou au Moyen-Age, non : juste de remonter de quelques semaines en arrière, car Andrius Laikinumas ne se départait pas de son extrême prudence.

Il décida de revenir au 18 février 1967, un peu plus de quatre mois en arrière. Pourquoi cette date précisément ? Pour une raison fort simple : une collision entre deux véhicules avait eu lieu ce jour-là quasiment sous les fenêtres du pavillon, qui se trouvait à l'intersection de deux rues. Le professeur travaillait au CERN à cette date et il n'avait appris la chose que dans la soirée. L'occasion était donc belle de vérifier à la fois le bon fonctionnement de son appareil sur de plus longues portées et la relative plasticité du temps sur des chaînes temporelles de causalités plus longues.

Le saut fut parfait : en arrivant, il alla vérifier l'éphéméride, celui-ci indiquait bien la date du 18 février. Quatorze heures allaient bientôt sonner à l'horloge de son laboratoire : l'heure vers laquelle avait eu lieu l'accident. Il alla faire le guet à la fenêtre.

L'attente ne dura d'un quart d'heure : il vit soudain un voiture, une Panhard, rouler à vive allure en direction du lac, alors qu'une Aronde surgissait de la rue perpendiculaire. Un énorme fracas, et le silence de nouveau, bientôt entrecoupé de cris. De la fumée s'élevait des capots entremêlés. Un des conducteurs avait été blessé, il le savait déjà. Ce qu'il voyait était en tout point semblable au récit qu'en avait fait la gazette locale.

Il quitta son poste d'observation, ravi de la réussite de cette nouvelle expérience. Il allait pouvoir commencer à écrire une publication scientifique qui lui vaudrait à coup sûr le prix Nobel et la postérité.

Son estomac gargouilla. Dans l'excitation des préparatifs, il n'avait pas songé à s'alimenter depuis une douzaine d'heures. Bah, il mangerait dès son retour ! Mais il se rappela qu'il avait omis de s'approvisionner, détaché des contingences matérielles qu'il était, et que les magasins seraient tous clos à son retour dans le présent.

Un souvenir lui traversa l'esprit, comme un flash. La tranche de jambon ! Oui, c'était bien le soir où il avait appris l'accident de la bouche du voisin, quatre mois auparavant, qu'il avait eu la surprise, au moment du repas (si l'on pouvait appeler repas un sandwich avalé dans la laboratoire), de ne pas retrouver dans son réfrigérateur la tranche de jambon qu'il était convaincu de posséder encore. Il se souvenait même qu'il avait dû se contenter de quelques biscottes en guise de souper !

Il alla, le cœur battant, ouvrir le réfrigérateur. Il contenait bien une tranche de jambon.

Son esprit se mis à tourner très vite. Serait-ce donc lui - enfin, disons le lui du présent - qui lui avait dérobé cette tranche quatre mois plus tôt ? Il était donc écrit qu'il viendrait du futur se dépouiller d'un peu de nourriture ?

Après une longue réflexion, il conclut qu'il valait mieux prendre la tranche de jambon : s'il ne la prenait pas, il provoquerait une altération du passé plus importante que toutes celles, infimes, qu'il avait pu générer jusqu'à présent. Mais il se sentait saisi d'un vertige métaphysique : il ne prenait cette tranche que parce qu'il se souvenait parfaitement de sa disparition et qu'il fallait donc qu'elle se volatilise pour ne pas altérer le passé ; autant dire qu'une boucle temporelle s'était formée dont on ne pouvait démêler l’écheveau et dire où se situait le commencement.

Il engloutit la tranche de jambon avec un morceau de pain en se disant que les paradoxes temporels avaient quand même leur vertu : il se sentait nettement mieux avec l'estomac rempli ! Et puis, cette tranche de jambon disparue ne l'avait pas perturbé plus que ça, quatre mois plus tôt. Et comme il était écrit qu'elle devait absolument disparaître pour que son présent demeure parfaitement inchangé, alors...

Il emprunta le trou de ver en sens inverse, pour revenir dans le présent..

Dès son retour, Andrius Laikinumas se sentit mal. Son front se perla de sueur, il se mit à trembler de tout son être. Il se mit peu à peu à flageoler, avant de s'effondrer sur le sol, incrédule. Non, ce n'était pas possible ! Pas aussi bêtement !

On ne découvrit son cadavre que trois jours plus tard, lorsque ses collègues du CERN s'étonnèrent de son absence.

Andrius Laikinumas n'avait oublié qu'une chose : la tranche de jambon n'était pas originaire du même référentiel temporel que l'origine du trou de ver. En lui faisant emprunter, à l'intérieur de l'estomac, le tunnel vers le présent, elle avait été soumise à un vieillissement accéléré de quatre mois, sécrétant une quantité invraisemblables de neurotoxines botuliques dans l'organisme du professeur. Un bout de viande avariée avait enrayé la marche triomphale de la science.

Comme Andrius Laikinumas n'avait pas de famille, son pavillon fut récupéré par l’État, et sa machine finit à la ferraille, car personne n'avait imaginé que cet assemblage hétéroclite puisse être une formidable invention.

Voilà. Maintenant, vous savez vous aussi que le voyage dans le temps a été découvert en 1967.

Mais vous savez également aussi que le voyage dans le temps a été perdu en 1967. Et seule une machine à voyager dans le temps permettrait d'aller questionner Andrius Laikinumas avant sa mort, pour en retrouver les principes.