Quand l’heure fut venue pour Radegonde Laverrue de rendre son dernier soupir, son âme était en paix et emplie de sérénité : Gédéon, son cher époux, était là, à son chevet, qui lui tenait la main et l’assurait de son amour éternel. Elle était en outre tellement convaincue de l’existence d’une vie après la mort que mourir ne l’affolait nullement : ce n’était juste qu'un passage obligé vers autre chose, voilà tout !

Certes, elle regrettait de quitter cette vie si prématurément, à 48 ans à peine, et de ne pouvoir vieillir aux côtés de son Gédéon, mais elle saurait l’attendre de l’autre côté : leur séparation de serait que provisoire.

- Gédéon ?
- Oui, ma douce ?
- Tu sais, je reviendrai te faire un signe…
- Un signe ? Mais quand ça ?
- Quand je serai morte. Je…
- Ne parle pas de malheur ! Tu ne vas pas mourir, le docteur a dit que…
- Ne prends pas cette peine, Gédéon, je sais très bien de quoi il retourne. Je sens le mal qui gagne en moi et je sens bien que c’est pour très bientôt. Mais sois-en sûr : je reviendrai te faire un signe, pour te dire que ça continue au-delà de la mort, pour te dire que je t’aime et que je t’attends…
- Ne parle pas, ma chérie, repose-toi plutôt.

Le soir-même, Radegonde Laverrue passait de vie à trépas.

Et elle fut très émue de voir son Gédéon pleurer sur son corps sans vie.

Oui, car elle avait bien eu raison d’y croire : son essence n’avait pas disparu avec son dernier souffle. Si elle n’avait plus d’enveloppe charnelle, elle avait encore une conscience qui lui permettait de voir, ou plutôt de sentir les choses du monde matériel qu’elle avait quitté. « Sentir » n’était d’ailleurs pas le mot exact et elle se dit qu’il eût fallu en créer de nouveaux pour exprimer cette étrange faculté. Percevoir ? Ressentir ? Bah ! Peu lui importait ! Elle savait que Gédéon avait de la peine et cela la renforça dans son intention de lui faire un signe.

Elle voulut lui caresser les cheveux. Mais très vite, elle réalisa que la chose était tout sauf évidente lorsque l’on n’est plus que pur esprit. Elle se concentra, tenta de réunir toute son énergie, mais sans le moindre effet.

Cela la contraria au plus haut point. Mais elle se dit que, le temps aidant, elle apprivoiserait mieux sa nouvelle condition et qu’elle finirait bien par développer une forme de force psychique qui lui permettrait de tenir sa promesse.

Radegonde avait pu, deux jours plus tard, assister à son propre enterrement, sonder les cœurs de ceux qui pleuraient ou prenaient des poses contrites autour du cercueil. Elle pardonnait les larmes feintes et l’hypocrisie des cousins éloignés : ce n’étaient après tout que des êtres de chair, de douleur et de veulerie, qui ignoraient tout de la vie immatérielle qui les attendait après la mort. Et Gédéon l'ignorait également. Cette pensée fit souffrir Radegonde : il fallait qu’elle le prévienne, qu’elle lui fasse ce petit signe promis.

Elle essaya de diriger toute sa force psychique vers ce but, tenta de pénétrer dans le corps d’un petit moineau perché sur une pierre tombale, à deux pas de là. « Si un moineau se pose sur son épaule pendant mon enterrement, Gédéon comprendra que c’est moi », se disait-elle. Mais hélas, il y avait comme un mur infranchissable qui barrait la route de la matérialité à son être éthéré. Ce fut un nouvel échec.

Et les jours passèrent.

L’esprit de Radegonde avait suivi Gédéon jusque dans leur pavillon de banlieue. Elle pu ainsi voir (ou plutôt ressentir) son cher époux au prise avec la vie de célibataire. Elle eût même souri, si elle avait eut une bouche, de le voir accumuler catastrophe sur catastrophe devant les fourneaux, véritable terra incognita pour lui. Et aux plats calcinés répondaient les chemises brûlées lors de séances de repassage tout aussi épiques.

« Pauvre Gédéon, se disait-elle, il faut vraiment que j’arrive à lui faire un signe pour le réconforter ». Mais toutes ses nouvelles tentatives se révélèrent vaines : il y avait un océan entre la matière et son incorporalité que sa puissance psychique ne pouvait traverser.

Quelques mois s’écoulèrent ainsi pour Radegonde, partagée entre la joie d’accompagner son Gédéon et la frustration de ne pouvoir communiquer avec lui.

Et puis il y eut ce jour funeste où Gédéon rentra du travail, comme tous les jours de la semaine.

A part qu’il n’était pas seul cette fois-ci.

Une accorte jeune femme l’accompagnait, qui gloussait beaucoup, d’un rire de crécelle qui eût vrillé les nerfs de Radegonde si elle en avait encore disposé.

Ce fut un cataclysme pour elle : son Gédéon avec une greluche ? Son Gédéon qu’elle attendait patiemment pour une vie éthérée et heureuse à deux ? Elle fulminait.

Car le Gédéon en question, lui, paraissait bien plus enclin à savourer une vie on ne peut plus matérielle : après un savoureux dîner aux chandelles (le traître avait fait appel à un traiteur !) suivi de quelques coupes de Champagne (lui qui n’achetait que du mousseux, même pour le nouvel an !), il entraîna sa cocotte vers la chambre à coucher. Vers LEUR chambre à coucher !

Radegonde était hors d'elle. Les deux tourtereaux s’étaient allongés dans le grand lit et commençaient leur effeuillage dégoûtant entremêlé de caresses obscènes. Il fallait que cela cesse ! Il fallait ABSOLUMENT que cela cesse tout de suite !

Un maelström de fureur emportait le pur esprit de Radegonde, sa rage enflait, vibrait, résonnait, grondait jusqu’à emplir toute la chambre à coucher. Et puis soudain, ce fut comme si elle explosait brutalement. Radegonde sentit comme un flux d’ondes sortir de son être immatériel. Le bouddha de bronze, qu’elle avait installé, dans sa vie antérieure, sur une étagère au-dessus du lit, se mit à avancer imperceptiblement tout seul, jusqu’à atteindre le bord et basculer.

Le crâne de Gédéon explosa sous l’impact de la lourde statuette. La femme, éclaboussée par le sang de son amant affalé sur son corps, passa des gémissements de plaisirs aux hurlements d’horreur.

Radegonde était ravie : elle avait enfin tenu sa promesse et pouvait attendre sereinement que son Gédéon agonisant la rejoigne, ce qui ne serait plus long. Dieu que la mort était belle !