S’il est un qualificatif qui avait toujours fait peu d’usage à Bruno Tritan, c’était bien celui de « sérieux ». La vie n’était en effet à ses yeux qu’une vaste plaisanterie dont il fallait s’empresser de rire, faute de mieux.

Aussi, depuis sa prime enfance, avait-il développé un goût – et un talent – pour les blagues de toutes sortes et nul doute que le chiffre d’affaires du marchand de farces et attrapes de son quartier eut été divisé par deux sans lui.

Il dépassa toutefois bien vite le stade des dragées au poivre, coussins péteurs et autres verres baveurs pour laisser sa créativité donner sa pleine mesure. Et il n’en manquait pas, le bougre ! Ses anciens camarades de classe, plus de quarante ans après, se souvenaient encore avec émotion de ses meilleurs exploits, comme la fois où il avait réussi, à la faveur d’une récréation, à uriner dans la bouteille d’encre violette qu’avait préparé l’instituteur et qui emplirait, un peu plus tard, tous les encriers de la classe. Inutile de préciser que les devoirs ce jour-là dégagèrent un fumet bien particulier et que cela valut à Bruno, après qu’il eût été démasqué, une punition bien sentie.

D’aucuns considéraient plutôt que son acmé farceuse avait été atteinte le jour où, après que le maître eût invité la veille les élèves a emmener en classe quelques champignons trouvés dans les bois alentours pour une leçon de choses, Bruno Tritan avait fièrement sorti de son cartable un satyre puant, dont l’odeur avait aussitôt commencé à chatouiller douloureusement les narines présentes. Et quand le maître avait demandé à Bruno d’aller balancer dehors cette « saloperie-et-plus-vite-que-ça-nom-de-Dieu ! », celui-ci avait laissé le champignon échapper de ses mains et avait marché dessus par mégarde. Ou, du moins, c’est ce qu’il prétendit, car ses camarades de classe avaient bien noté le sourire en coin qui illuminait sa face ce faisant. Du coup, cela avait valu une récréation impromptue à tout le monde, le temps de nettoyer le sol et de laisser l’odeur pestilentielle se dissiper un peu.

Mais ses mauvais coups étaient aussi souvent le fruit d’une soudaine impulsion, comme la fois où, alors que le maître venait de passer près de lui entre les deux rangées de bureaux, il avait trempé son porte-plume dans l’encrier et avait fouetté l’air avec. Une salve de gouttes d’encre violette en avait jailli et était allé mitrailler, dans le dos, la blouse grise de l’instituteur qui ne s’était aperçu de rien. Inutile de dire que le délire fut complet ce jour-là et que ses camarades de classe firent un triomphe à Bruno lors de la récréation (triomphe qui prit fin le lendemain quand le maître, qui avait entre temps découvert les dégâts sur sa blouse, punit collectivement tout le monde).

Mais alors que nombre d’enfants farceurs s’assagissent à l’adolescence, Bruno, lui, conserva ce goût immodéré pour les plaisanteries, dont certaines lui valurent une côte de popularité proche de 100% parmi ses camarades de lycée.

Il réussit ainsi un jour à s’introduire discrètement en salle de classe avant le cours de biologie et à remplacer dans le rack quelques-unes des diapositives consacrées à l’étude du système nerveux par d’autres d’un genre… particulier ! La pauvre Mme Lapipette, professeur à l’ancienne à quelques années de la retraite et qui n’envisageait nullement de dispenser un cours d’éducation sexuelle à ses élèves, faillit en faire une crise d’apoplexie.

On aurait pu penser que la sagesse lui viendrait avec la maturité. Il n’en fut rien. Il s’en fallut même d’un cheveu pour qu’il remplace, le jour de son mariage, l’alliance de son épouse par un anneau de rideau, mais son ami et témoin, mis dans la confidence, réussit, non sans peine, à l’en dissuader au dernier moment, arguant que sa promise pourrait vraiment très mal le prendre. Il attendit donc quelque temps avant de se livrer à quelques petites plaisanteries ménagères anodines : colorant rouge sang dans le réservoir de la chasse d’eau, Vache qui rit enfoncé avec un crayon dans le tube de dentifrice, etc.

Mais c’est surtout au travail qu’il libéra pleinement sa créativité. Un de ses plus beaux faits d’armes fut de préparer un faux document confidentiel à propos d’une profonde restructuration de l’entreprise et de le laisser sur la vitre du photocopieur, comme si quelqu’un l’y avait oublié par inadvertance. L’ambiance fut ce jour-là particulièrement effervescente au bureau !

Bref, Bruno Tritan était arrivé à 47 ans en riant de la vie en toute occasion. C’est pourquoi ses collègues furent très surpris quand, au fil des jours, il se mit subitement à afficher une face morose. Tous imaginèrent de prime abord qu’il montait encore un canular, mais il apparut bien vite que ce n’était cette fois-ci pas une de ses innombrables plaisanteries.

Ses traits se creusaient, il perdait du poids. Bruno dut un jour lâcher le morceau : il avait une tumeur cancéreuse près de la colonne vertébrale. Une semaine plus tard, il dut se résoudre à partir en arrêt maladie et quitta définitivement son bureau.

Définitivement, car les choses tournaient mal : la chimiothérapie n’y avait pas suffi, les métastases étaient là, partout dans son corps. Et lui qui avait pourtant tant aimé la vie n’avait plus envie de se battre. Il voulait au contraire faire bon accueil à la mort : il décida de construire lui-même son cercueil.

Quand les livreurs furent venus livrer le bois, les accessoires, et après qu’il eut annoncé son projet à son épouse, celle-ci accusa le coup : elle avait vécu plus de vingt ans avec un boute-en-train, et voilà qu’elle se retrouvait à partager les derniers jours de celui-ci dans une ambiance qui promettait d’être de plus en plus morbide.

Bruno mit ses dernières forces dans la construction de sa dernière demeure et c’est peu dire qu’il en peaufina la finition : quelques jours plus tard, le cercueil était achevé et il était superbe, d’une belle couleur acajou, avec un rembourrage intérieur habillé d’un épais velours rouge, de lourdes poignées dorées. Bruno avait en outre serti le bois de complexes ornements, eux aussi dorés, sur tout le pourtour du cercueil.

Il était épuisé. Ravi d’en avoir fini, mais à bout de forces. Il n’attendait plus qu’une chose : qu’on l’y couche dedans.

Ce fut le cas une quinzaine de jours plus tard. Son état s’était brutalement dégradé et, en l’espace d’une semaine, il perdit ses dernières forces. Il mourut à l’hôpital aux premiers jours de février et fut, comme il l’avait souhaité, enterré trois jours plus tard dans le cercueil qu’il avait mis tant de soin à construire.

L’histoire de Bruno Tritan aurait dû s’arrêter là. Mais elle connut un étrange épilogue quelques jours plus tard.

Alors qu’elle s’était rendue au cimetière pour arroser les fleurs sur la tombe de son mari, Lise Rouffa, 87 ans, entendit, malgré un début de surdité, des cris dans le cimetière. Elle chercha d’où ceux-ci pouvaient provenir. A mesure qu’elle approchait de leur source, elle distinguait peu à peu le sens des mots : « Au secours ! Sortez-moi de là ! Je ne suis pas mort ! J'ai été enterré vivant ! Au secours !… »

Lise Rouffa sentit son chignon se hérisser sur sa tête ! Aucun doute : les cris sortaient de cette tombe qui semblait bien récente. Elle déchiffra le nom sur le marbre, Bruno Tritan, ainsi que la date du décès : cela faisait moins de dix jours ! Il y avait quelqu’un encore vivant dans le caveau !!! Et les hurlements continuaient de plus belle !

Elle poussa un petit cri d’horreur et partit prévenir le gardien du cimetière.

Une heure plus tard, une petite foule se pressait autour de la tombe : il y avait là trois policiers, deux urgentistes, quelques curieux, deux employés du cimetière et l’épouse de Bruno Tritan, plus pâle qu’un linge. Car c’était bien la voix de son Bruno qu’elle entendait, elle en était certaine ! Son Bruno dont elle portait le deuil depuis une semaine !

Quand le caveau fut enfin descellé, plus aucun doute n’était permis : les cris résonnaient avec puissance, Bruno Tritan était revenu du royaume des morts !

Mais à l’ouverture du cercueil, ce fut un choc encore plus terrible, car le spectacle d’un corps en pleine décomposition s’offrit à leurs yeux alors que les appels à l’aide déchiraient toujours l’espace alentours.

Vous l’avez bien sûr deviné : Bruno Tritan avait voulu partir sur une dernière farce et avait bricolé un cercueil farceur. Celui-ci avait un léger double fond, masqué par le rembourrage, dans lequel il avait camouflé un magnétophone, un amplificateur et un programmateur. Le cercueil était percé de trous pour laisser passer le son et c’est pour les camoufler que Bruno Tritan avaient serti par dessus de complexes motifs ornementaux.

Son épouse partit alors d’un rire hystérique, étrange mélange de gloussements et de sanglots spasmodiques. Décidément, son Bruno ne changerait jamais, même dans la mort !

Ses chairs décomposées, sa peau déjà asséchée donnaient au visage inerte de celui-ci une sorte de rictus hilare, comme celui d’un farceur fier du bon tour qu’il vient de jouer. Un ultime rire à la face de la vaste plaisanterie qu’était la vie.