Octobre 1952, dans le petit cimetière qui surplombe un méandre de la Marne, la pluie fine et glacée tombe sur les visages tristes de la plupart des habitants de ce petit village de Seine-et-Marne, perdu au milieu des champs de betteraves, entre Meaux et la Ferté-sous-Jouarre.

Nine a regardé Sophie descendre dans le trou creusé.

- "Bien comme il faut", a déclaré Julien, le fossoyeur.

La dernière pelletée de terre lourde, jetée sur le petit cercueil blanc, la dernière rose blanche recouverte de mottes ruisselantes. Nine, que la pluie inonde maintenant, n’a même pas songé à ouvrir son parapluie.

Elle s’appuie sur le manche si fin qu’il se courbe sous le poids de la jeune femme. Aucune larme ne mouille ses yeux, seule la pluie ruisselle sur ses joues creusées, un léger tremblement agite sa lèvre inférieure.

Un peu à l’écart, le commissaire Dangard, flanqué de l’inspecteur Marcheuille, observe la scène.

C’est la procédure lors des obsèques de la victime d’un crime. Et ce crime-là a été particulièrement odieux.

La petite Sophie a été retrouvée dans le bois situé derrière le café "chez Nine", tenu par sa maman, après deux jours de recherches. Le corps grossièrement recouvert de feuilles et de branchages.

Après autopsie, les conclusions sont effroyables : Sophie violée, puis étouffée sans doute à l’aide d’un chiffon ou, plus vraisemblablement, contre la poitrine de son assassin. En témoignent les contusions relevées sur le visage de la fillette.

Dans ces années-là, on ne savait pas extraire l’A.D.N. La seule chose dont on était sûr, c’est que le groupe sanguin de l’assassin était : O+. Autrement dit, le plus courant des groupes sanguins !

Le curé a tout fait pour convaincre Nine de faire au moins bénir le corps de Sophie, alors elle s’est emportée comme jamais elle n’en se serait crûe capable :

- Ton bon Dieu, curé, tu sais où tu peux te le mettre ?

- Mais… Mais enfin, Janine, tu déraisonnes, la douleur t’emporte, on se connaît depuis l’école primaire, tu as toujours fait tout comme il faut.

- Ah oui ? Et Dieu, il a tout fait comme il faut ? Hein, curé ? Mon Pierre tué en 40, il n’aura même pas connu sa fille, les balles des boches lui ont fermé les yeux avant qu’il ne la voit ! L’an dernier ma Sophie elle avait fait tout comme il faut : une jolie première communion, comme elle était jolie… AVE, AVE, AVE MARIA… Elle a hurlé plus que chanté. Et Marie elle s’est vengée parce qu’on lui a tué son fils ?

- Arrête Janine, tu blasphèmes !

- Rien à foutre, Michel, casse-toi… Casse-toi !

La dernière phrase, Nine l’a hurlée, les rares buveurs sont partis, laissant sur le comptoir le prix de leur verre de rouge.

Nine est rentrée seule, elle n’a pas voulue qu’on la raccompagne. Seule avec ces griffes qui lui rongent le ventre, seule avec cette grosse boule dans le fond de la gorge, seule avec ces mains qui ne caresseront plus les longs cheveux bouclés, seule avec l’image d’un immonde entraînant Sophie à la sortie de l’école. Un familier sans doute, ont dit les policiers, venus de Meaux. La pauvre petite l’aura suivit sans se méfier.

Elle a tourné la clé dans la serrure du petit café gris, à l’enseigne écrite en lettres rouges, "CHEZ NINE", baissé le bec de cane et elle est entrée dans la salle aux rideaux à carreaux vichy. L’odeur du tabac froid flotte dans la pièce. Il fait un peu frisquet, ce matin, elle n’a pas allumé le Godin en fonte trônant au milieu de la grande salle. Elle a tiré une chaise au bois lustré à force d’accueillir les corps fatigués par les rudes journées aux champs.

Beaucoup de Polonais venus en France, le pays de l’égalité. Venus s’user les mains et se casser le dos à "démarier" les betteraves !

Et tout à coup, elle s’est effondrée, loin des regards, seule dans son horreur, seule dans ce deuil qui ne finira jamais.

Elle est là, le dos agité de soubresauts, quand elle entend la porte s’ouvrir.

- C’est FERMÉ ! hurle-t-elle.

Je suis le commissaire, Madame, mon adjoint et moi sommes venus vous présenter nos condoléances. Vous savez, ça n’est pas une simple politesse, je suis… Nous sommes très sincèrement affectés par ce qui est arrivé. Les meurtres d’enfants, ça ne passera jamais, Madame, jamais.

- Asseyez-vous. Je vous sers quelque chose ? Je vous l’offre.

- Non merci.

Marcheuille allait l’ouvrir, un seul regard du commissaire… Et il admire ses pompes.

- Voilà, Madame Langlois, il y a une petite chose qui nous gêne : vous nous avez signalé que votre fillette portait un petit appareil dentaire destiné à contraindre les incisives à s’aligner avec les autres dents ?

- Oui commissaire….

- C’était un genre de petit appareil en fil d’inox ?

- Oui.

- Voyez-vous, ce qui me gêne, Madame Langlois, c’est qu’on ne l’a pas retrouvé. Cependant nous avons fouillé minutieusement l’endroit où on a retrouvé votre fillette.

A l’énoncé du mot fillette, Nine a éclaté en sanglots. Paternellement, Dangard a posé sa main sur l’épaule de la femme, la berçant calmement.

- Pleurez, Madame, ça soulage… un peu. Vous connaissez le nom et l’adresse du dentiste, Madame Langlois ?

- Oui, bien sûr, hoquète Nine : le Docteur Lannet à Meaux.

Marcheuille a noté, les deux hommes ont pris congé, tentant de réconforter la femme une dernière fois.

Le docteur Lannet a confirmé, il s’agissait bien d’un petit appareil en métal, un genre de fil d’inox, prenant appui sur les canines, et contraignant les incisives à s’aligner. On ne collait pas des plots à l’époque, un simple fil d’acier, revu régulièrement afin d’être resserré un peu plus à chaque visite.

Le café a ouvert de nouveau. Petit à petit, les clients sont revenus, un peu retenus au début par pudeur. Les semaines passant, on a moins "causé" de l’affaire.

Parfois appuyés contre le zinc, Georges et Maurice en reparlent volontiers, surtout après une ou deux chopines.

- Si je l’tenais c’t’ordure, lâche Maurice…

- Moi, j’y f’rais bouffer ses couilles à c’t’enculé ! renchérit Georges.

- Oh ! Pardon, Nine, ça m’a échappé, j’voulais pas êt’ grossier, x’cuse-moi !

- C’est rien, Georges, c’est rien, répond Nine dans un murmure.

Le premier Noël sans Sophie, le petit sapin dressé dans la salle à manger du premier, aucune guirlandes, aucune boules. Au pied du petit "Nordmann", une photo de la fillette, dans un cadre de bois tout simple, les yeux écarquillés, tirant la langue à sa photographe de mère.

Nine se souvient de cette journée : elles étaient parties toutes les deux pour quelques jours de vacances au Crotoy, sur la côte Picarde. Une petite chambre d’hôtel face à la mer, les petits bateaux qui le soir remontent la Somme à marée haute, avec à leur bord la pêche de la journée.

Parfois, elles achetaient aux marins des crevettes, qu’elles faisaient bouillir ensuite sur un petit réchaud "Butagaz" dans leur chambre à l’insu du patron ! Deux cornets de frites achetés sur le port, une baguette toute chaude, et une pêche en guise de dessert, elles s’ étaient beaucoup amusées de ces pique-niques improvisés.

La photo avait été prise le soir à la rentrée des bateaux.

- Tiens, regarde : je ressemble à Martine Carol, avait dit la fillette en écarquillant les yeux, tout en tirant la langue. Ce qui les avait fait rire toutes les deux.

Les semaines, et les mois qui s’étirent sans fin et, ce jour d’octobre, l’anniversaire de la mort de sa petite Sophie.

L’enquête pourtant méticuleuse menée par les policiers de Meaux n’a pas aboutie.

- Nous ne désespérons pas, Madame, a assuré le commissaire Dangard, nous le coincerons, je vous le promets.

Pour toute réponse, Nine a soupiré, une grosse larme a coulée sur sa joue. Dangard a fait rouler son chapeau dans ses mains, puis a bredouillé un au revoir.

Nine a disposé dans un vase un bouquet de roses blanches, bien en évidence sur le comptoir. Ces roses, elle veut les offrir à ses clients en souvenir de sa petite.

Les premiers clients reçoivent la fleur, avec un merci confus et gêné.

- Bien sûr qu’on a rien oublié, M’Dame Nine, une si jolie fillette vous pensez… Quel malheur !

Puis, le soir, Georges et Maurice font leur entrée. On les appelle Laurel et Hardy, car Georges est grand et plutôt sec, tandis que Maurice est bien grassouillet.

- Salut la compagnie !

- Deux chopines, la patronne ! commande Georges.

- Voilà, mais d’abord acceptez ceci en mémoire de Sophie.

Nine a tendu une rose blanche à chacun des hommes. Le sourire jovial qui illuminait encore leurs trognes vermillon a disparu, un voile de tristesse est passé dans leur regard.

Chacun a saisi une fleur, cherchant un endroit où l’accrocher, Maurice en forçant un peu a réussi à la ficher dans la boutonnière de sa grosse veste en velours côtelé.

Georges lui porte une canadienne, point de boutonnière, mais dans le haut de cette canadienne une petite poche, Georges y glisse la fleur… Et pousse un cri, il ressort vivement la main, un curieux appareil en fil de fer est planté dans son pouce.

- C’est quoi c’machin ? gueule-t-il en le retirant de l’extrémité de son pouce, d’où une goutte de sang commence à perler.

- Ce machin, articule lentement Nine, dont le visage est devenu soudain tout pâle. Ce machin, Georges, c’est l’appareil dentaire de Sophie.



(ch'tiot crobard Andiamo )