1955... Ils sont trois. Ce ne sont plus trois petits enfants qui s'en vont glaner aux champs, mais trois vieillards qui glandent dans un "mouroir", on les appelait "hospices" autrefois, ça y sentait la pisse effectivement. De grands dortoirs séparés par un couloir, un côté pour les femmes, l'autre pour les hommes.

Eugène, Louis et Fernand : un peu comme dans les "vieux de la vieille". Ils sont dans cette grande bâtisse, ça n'est pas "Gouyette" comme dans le roman de René Fallet adapté par Gilles Grangier à l'écran, mais ça lui ressemble !

Ah ! On s'emmerde ferme chez les sœurs de la charité, dans ce coin de la Picardie près de Grandvilliers, quand on a arpenté la grand' rue, fait une petite halte chez Robert histoire d'écluser un canon et taper le carton une paire d'heures en ressassant les mêmes histoires...

Celles de la grande guerre, la vraie ! La seule qui vaille, où l'engagement au corps à corps était de mise, à la baïonnette nom de Dieu ! Tu voyais crever le mec en face, les yeux dans les yeux, l'horreur, lui en vert de gris, toi en bleu horizon ! De quoi faire de jolis rêves toute ta putain de vie... Enfin si on appelle ça une vie, après tant de saloperies.

L'horizon ? Il n'allait pas bien loin, une largeur de tranchée et basta ! Les feuillets à l'odeur pestilentielle, la dysenterie, la vermine, les poux, les puces, eux bouffaient à leur faim, ce sont bien les seuls ! La bouffe infecte qui arrive froide, quand la "roulante" a du retard, le pinard, les quarts en alu dont on a élargi la circonférence en tirant dessus comme des malades afin d'en augmenter la capacité (authentique). Les heures de glande à graver des douilles d'obus de "75" qui orneront la cheminée du pauvre logement de Ménilmuch' ou la pièce unique de la ferme de Boue sur Vase...

Le perlot, l'herbe à Nicot, qu'on roule consciencieusement afin de n'en pas perdre une miette ou que l'on bourre dans un brûle-gueule. Les briquets à essence qui fument noir...

C'est tout ça qu'ils se racontent, à longueur de parties, je coupe, je surcoupe, tiens le 12 avril 17 à Verdun on leur a coupé les couilles aux boches quan ksé ki z'ont voulu...
- La ferme ! On la connaît par cœur, l'histoire de la grange reprise aux Fridolins !

En 1914, "ils" ont été rappelés, il en fallait bien de la "viande" pour gaver les tranchées, nourrir les canons de "75" ! Eugène avait vingt-neuf ans, Louis trente-et-un et Fernand vingt-huit.

Ils n'ont pas toujours été de "vieux croûtons", ces trois-là ! Eugène pratiquait même le plongeon de haut vol, saut périlleux, vrille et tout le toutim !

Louis avait même fait le tour de France en 1913. Oh, bien sûr, il a juste terminé, et on n'a jamais parlé de lui, mais fallait l'faire à l'époque, vélo à pignon fixe qui pesait une tonne ! C'est au cours de la fameuse étape de Luchon, que Eugène Christophe avait cassé sa fourche dans le "Tourmalet", et avait parcouru 14 kilomètres bécane sur le dos, afin de réparer la dite fourche dans une forge à Sainte-Marie de Campan, et ce sans assistance aucune ! Ça ne rigolait pas ! Cette année-là, le Tour avait été remporté par Philippe Thys (je vous vois venir... NAN, je n'y étais pas ) !

Et enfin Fernand. Lui, c'était le saut en longueur, le triple saut était sa spécialité... Ses potes le charrient :

- T'aurais dû pratiquer le saut en largeur, hé couillon, p'têt' que t'aurais été meilleur !

Seize heures. Ils se sont levés, arpenter une dernière fois la grand'rue avant le retour au bercail. La sempiternelle soupe aux pois cassés, ou aux lentilles, deux patates, une noix de beurre ranci, et le broc de flotte... La flotte qui pue le chlore. Le gâteau de riz et le verre de pif, c'est pour le dimanche, et le dimanche seulement.

Au carrefour, une traction avant, une "onze légère" est garée à cheval sur le trottoir, le moteur tourne, son proprio doit être au tabac d'en face en train d'acheter un ballot de foin.

Eugène s'arrête soudain.

- J'en ai conduit une de traction il y a trois ans, le fils d'un copain m'avait passé le volant, j'ai mon permis, MOI ! dit-il en bombant le torse où ne brille aucune médaille.

Tour à tour il regarde ses copains.

- Ça vous dirait d'aller voir la mer ?

- Et comment, à pied ?

- Ben non ! Elle n'attend que nous, répond Eugène désignant la "onze".

- Vendu ! répondent en chœur Louis et Fernand..

Eugène au volant, Louis à son côté, et Fernand derrière, le titulaire du permis enclenche la première, ça craque un peu..

- Tu ébavures les pignons ? demande Louis.

"Ta gueule !" pour toute réponse. La onze démarre.

- On va où ? demande Fernand.

- Au Tréport : c'est tout droit !

Deux heures plus tard, ils traversent le pont levis enjambant la Bresles, ce petit fleuve côtier qui se jette dans le port. Il fait encore grand jour : nous sommes début juin, les journées sont longues.

La petite route qui serpente jusqu'en haut des falaises oblige à rester en première.

- La pente est raide, déclare Eugène.

- Pas comme nous, a surenchérit Louis, ce qui a fait marrer les deux autres.

La onze est garée le long de la petite route, point de parking à l'époque. Tous trois s'avancent au plus près des falaises qui plongent à pic. Cent mètres environ en contrebas, la Manche caresse amoureusement la falaise, patiemment, lentement, "elle" sait qu'elle en viendra à bout, elle a tout son temps la mer... tout son temps.

En silence, ils admirent à leur droite les falaises de Mers-les-bains, à leur gauche celles de Criel. La côte d'Albâtre est magnifique dans la lumière d'une journée d'été finissante, la mer a pris une multitude de teintes qui va du bleu profond à l'ocre en passant par des verts émeraude de toute beauté.

- Et si on ne rentrait pas ? Plus jamais, murmure Eugène en fixant tour à tour Louis et Fernand...

- Oui, plus jamais, répondent-ils en chœur.

Alors, sans se concerter ils se sont donné la main et ont plongé pour le plus magnifique triple saut que Fernand n'aurait osé imaginer.


Les falaises du Tréport.

Les falaises de Mers-les-Bains.

(Daguerréotypes Andiamo)