En passant dimanche par la ligne de partage des eaux, au col des Vaux, j’ai été interpellé par une goutte d’eau. Ben oui, à chacun ses interlocuteurs, moi, c’est une goutte d’eau qui m’a apostrophé.

- Blutch… Blutch ! J’ai un problème et toi seul peux m’aider à le résoudre.

Je dis que j’ai été interpellé par une goutte d’eau, c’est vrai, mais à ce stade, je n’en savais encore rien. C’était juste une petite voix cristalline de petite fille. J’ai failli passer mon chemin sans y prendre garde tant il peut être dangereux de vouloir porter assistance à une petite voix cristalline. Et pour tout dire, une voix petite et douce, je la préfère, et de loin, dans les tons suaves, et là, ce n’était pas le cas.

- Blutchhhhhhh ! J’ai un problèèèèèèèèème ! S’il te plaîîîîîîîîîîîîit !

Purée, là, l’affaire se corse car je ne connais qu’une personne capable d’utiliser un ton pareil et je ne la vois pas, mais vraiment pas aller se perdre sur la ligne de partage des eaux.

Je suis illico presto entré dans un état que le père Plexité n’aurait pas snobé pour deux sous.

Je tente une manœuvre, à la fois de contact et d’intimidation, car on ne sait jamais….. Eh bien je n’aurais pas dû, car la suite allait me livrer à d’intenses interrogations auxquelles même Chexpire n’aurait pas osé penser.

- Tu es bien gentille, mais qui es-tu ?

- Je suis une petite goutte de pluie et j’ai un problème.

Un problème de goutte de pluie, je n’avais encore jamais dû y faire face. Pour ma perte, je lève un sourcil interrogateur. Bon d’accord, je dramatise, disons alors pour la perte de ma tranquillité momentanée, mais c’est déjà beaucoup.

- C’est quoi ton truc existentiel ?

- Ben tu penses pas si bien dire…. Je suis une goutte de pluie venue d’Atlantique, comme presque toutes mes sœurs. A chaque fois que je peux, en montant dans les nuages, je prends la direction de chez toi, parce que j’aime bien ton champ qui n’est pas pollué par des cochonneries chimiques.

- Mais tu ne vas pas me dire que la pluie peut choisir où elle se pose, parce que dans les coins de merde, il y ferait toujours beau !

- Maiiiiiiis noonnnnn ! Je suis une goutte d’eau philosophe. Voilà ! Avant je ne savais pas, alors il m’arrivait des tas de trucs pas marrants du tout. Une fois je me suis retrouvée dans un labo où ils mettaient des tas de machins dans de l’eau qu’ils faisaient bouillir. Ça puait et ça me grattait partout. On se poussait toutes pour sortir de là au plus vite. Je suis partie une des premières, la fenêtre était ouverte, et après un très long vol plané, j’avais atterri chez toi. C’est de là que m’est venue l’habitude de toujours chercher ton champ pour m’y poser. Mais hier, les vents étaient trop violents et j’ai été emportée bien plus loin. J’étais désespérée lorsque je t’ai vu, alors je me suis posée sur ton front. Mais putain, tu n’es pas cadeau tout de même parce qu’à cause de toi, je vais perdre à jamais mes repères, mes sœurs et mes habitudes.

- Mais en quoi puis-je être responsable d’un coup de vent trop violent ?

- Ce n’est pas ça qui est grave car je me suis posé juste avant la grande barrière.

- La grande barrière ?

- Ben oui, idiot…

- Merci !

- Heu, ben oui ! Tu étais juste sur la limite du partage des eaux. En me posant sur toi, j’étais encore du côté Atlantique. Via la Loire, j’allais me retrouver au large de Nantes, là où se trouve ma famille. Mais tu n’as pas été fichu de t’arrêter lorsque je t’ai appelé et depuis, tu as passé la grande barrière. Ça signifie que je ne vais plus pouvoir retrouver l’Atlantique et ce n’est pas la joie. Cette grande barrière qui va nous, me pousser au sud via le Rhône.

- C’est bien le Sud, non ? Il y fait beau et chaud. Chez les bipèdes, ça se pousse au portillon pour trouver une place au soleil…

- Les bipèdes, c’est rien que des cons. Tu as essayé de boire l’eau du Rhône ? Mes copines en sont malaaaaaades. L’eau du Rhône est tellement dégueulasse qu’EDF ne veut même plus l’utiliser pour refroidir ses centrales atomiques, ils disent que ça rouille leurs tuyaux et que c’est pour ça qu’il y a des fuites…. Les gouttes qui arrivent sauves dans la mer finissent leur vie tartinées de cochonneries anti-solaires dès qu’elles arrivent. En plus, elles se font engueuler à chaque fois qu’elles touchent le sol. A peine dans le train de nuages, elles sont toutes débarquées en même temps dans le même coin de champ, alors forcément ça fait trop d’un coup et le paysan les engueule. En plus, Toutes celles que j’ai rencontrées qui venaient de par Marseille avaient l’haleine empestée d’anis et elles étaient tellement saoules qu’elles ne pleuvaient même plus droit. Dans ton pays, les gens ne sont pas si barbares avec nous. Vous ne nous mettez pas de vin dans votre eau…

- Ben non, faut pas gâcher…… heu, l’eau, bien sûr. Mais je ne vois pas le problème…

- Tu es bouché ou quoi !  Depuis dix minutes, tu as passé la grande barrière, maintenant toutes les gouttes d’eau qui tombent au sol vont irrémédiablement finir leur vie chez les salopeurs de rivière, les buveurs de pastis et les bouffeurs d’ail, et ça, c’est pas une vie de goutte d’eau. Alors je suis malheureuse, parce que j’ai mes habitudes et que j’aime bien ton champ qui sent bon le foin naturel.

- Et selon toi, qu’est-ce que je devrais fai….. Oh, et puis merde pour ces cons qui me font traverser la France pour avoir des explications concernant ma récupération d’eau de pluie.

J’ai fait demi-tour en veillant à ce que la goutte ne prenne pas la tangente durant le virage. Je l’ai faite monter sur mon doigt et j’ai été la déposer délicatement de l’autre côté du col. Machinalement je m’essuyais  les mains avec un torchon lorsque je l’ai entendue me dire :

- Ne me serre pas si fort.

J’ai délicatement posé le torchon dans l’herbe, à côté d’une rigole. De là, je l’ai vu prendre le ru vers la Loire. Depuis, je sèche mes mains au vent pour ne pas risquer d’écraser une goutte d’eau. Il me restera à expliquer à des fonctionnaires des eaux et forêts que je suis en retard car j’ai pris soin d’une goutte d’eau…

Avant moi, personne n’avait approché de si près la désespérance philosophique d’une goutte d’eau. Personne pour clamer haut et fort les conditions d’existence in aquatique (ben tu ne vas pas parler d’inhumanité pour une goutte d’eau, non ) ! Imposées à chaque goutte d’eau de la Terre. Pourtant on ne ferait rien sans elle. Elle est un morceau de l’océan, et en même temps, c’est elle qui fait déborder le vase. Je trouve même qu’il en faudrait plus pour remplir ce rôle. Tiens ! Elle me doit bien ça, faudra que j’en parle à ma goutte d’eau. Je vais peut-être être à la tête d’une armée de gouttes d’eau débordeuses de vase.

Prochaine dissertation sur la métempsychose des gouttes d’eau ou la preuve irréfutable que la réincarnation existe.