- Monsieur Delmont ! C'est le quatrième acheteur que vous refusez ! Êtes-vous sûr de vouloir vendre votre maison ?

L'homme qui s'adresse à Claude Delmont est un jeune vendeur, employé chez le marchand de biens ayant pignon sur rue dans la petite ville de Villefranche-de-Lauragais, à une trentaine de kilomètres de Toulouse.

Claude Delmont n'est plus très jeune, soixante-dix ans aux vendanges, un cœur un peu fatigué, par une vie un peu débridée, mais dans le sud-ouest con, on aime bien la fête.. con !

- Vous savez, Monsieur Delmont, vous en voulez cent cinquante mille francs de votre maison. Elle est grande certes, mais il y a pas mal de travaux à effectuer, et puis nous sommes en 1963, et avec la ceinture que le grand Charles nous resserre chaque jour, il faut faire des concessions. Tenez, le dernier visiteur vous a fait une offre à cent trente-cinq mille francs, c'est très raisonnable, Monsieur Delmont ! Très raisonnable !

- J'ai dit cent cinquante, un point c'est tout !

- Bon, c'est votre droit, Monsieur Delmont, mais si vous persistez, mon patron va rouspéter et ne s'occupera plus de vous, c'est notre droit également.

- On verra bien, jeune homme : à diù siatz !

Une fois seul, Claude marmonne, "il" m'a envoyé un couple ! Lui, il est boutonneux, elle est mal fagotée, sapée comme une serpillière. Ah non ! Je ne veux pas de ça pour "ELLE" !

Il s'est fait réchauffer un bol de soupe, genre garbure, quelques morceaux de pain dur à tremper afin que "ça tienne au corps" comme on dit, une large tranche de pain de campagne, un morceau de fromage de chèvre, arrosé avec le "chabrot" ! Et au lit...

L'orage qui menaçait depuis hier s'est enfin déchaîné, apportant un peu de fraîcheur et d'eau pour le maïs qui en avait bien besoin. Claude s'est réveillé, il est assis dans son lit, il n'a pas allumé.

Le bruit de tôle froissée tant attendu s'est fait entendre, Claude se lève, enfile ses bottes de caoutchouc, alpague sa canadienne avant de sortir.

Dehors, le platane de la terrasse est secoué par les bourrasques, et contre le muret il aperçoit, à travers l'encre de la nuit, deux phares curieusement dirigés vers le ciel.

Un sourire illumine sa face, c'est ELLE... Oui, c'est ELLE !

Il ouvre le portillon, un grincement sinistre se fait entendre, nul alentour pour capter ce bruit, il vit un peu à l'écart sur la route de Gardouch.

Contre le muret, une 404, dont on ne distingue pas bien la couleur, est encastrée. Claude ouvre la portière côté conducteur, une jeune femme est affalée sur le volant, elle est seule dans la voiture.

Avec d'infinies précautions, Claude a extrait la jeune femme de la voiture, l'a prise dans ses bras et commence à l'emporter chez lui.

L'effort est considérable pour un homme de son âge, il sent une douleur monter dans sa poitrine, il respire lentement, fait le vide dans sa tête, ne pas paniquer, ne pas s'affoler, inutile d'en remettre une couche !

La porte entrebâillée lui facilite l'entrée, il dépose la jeune femme sur le grand canapé, il ôte ses bottes et sa canadienne, lentement en portant sa main à la poitrine, il reprend son souffle, puis se penche sur la femme.

Elle a la quarantaine tout au plus, des cheveux coupés assez courts, elle est très belle. Claude lui sourit, il sait que dans dix minutes elle ouvrira ses jolis yeux couleur noisette, se passera la main dans les cheveux et demandera...

- Où suis-je ?

Depuis la cuisine, Claude l'a entendue, il arrive une tasse de thé à la main...

- Tenez Madame, c'est du Darjeeling !

- Oh, mon préféré, vous êtes devin ?

- Nooon, mais c'est mon préféré également !

Elle trempe ses lèvres dans la jolie tasse de porcelaine, la dernière d'un service magnifique, cadeau de sa Marraine pour son mariage, c'est si loin, si loin, sa Michèle partie il y a près de vingt ans bouffée par le crabe.

Elle va me dire...

- C'était bien bon, merci, Monsieur... ?

- Claude. Appelez-moi Claude, et vous ?

- Je ne sais plus, je ne me souviens plus de rien ! J'ai ouvert les yeux dans cette pièce, je vous ai vu, c'est tout ce dont je me souviens...

Ça fait combien de fois que je la vois ? Douze, quinze fois ? C'est toujours à peu près le même scénario, bien sûr quelques mots changent, un "je me rappelle" au lieu de "je me souviens" mais vraiment des détails. Je faiblis, mon cœur ne va pas trop fort, ce soir, j'ai bien cru... Qui peut prendre le relais ? Tous ceux qui se sont présentés étaient soit trop vieux, soit trop cons, soit pas assez "couillus" !

Il se souvient de la première fois : c'était il y a quinze ans, le bruit l'avait réveillé, il s'était levé une lampe torche à la main. Une 404 encastrée dans le mûr de clôture, la cœur serré, la peur de découvrir des blessés, des morts peut-être ? Juste une jeune femme infiniment belle et seule. Il l'avait portée chez lui, préparé un thé, le téléphone coupé à cause de l'orage, il n'avait pas pu prévenir les gendarmes. Leur nuit magnifique, suivie des deux autres, et un matin...

Il lui a présenté sa chambre, ensemble ils ont mis des draps propres, et au moment de la quitter : elle va me dire...

- Pourquoi vous partez ? tout en faisant glisser sa robe.

Elle sera là durant trois jours, magnifique, allant, venant, virevoltante, ils prendront des bains ensemble ! Elle se mettra même aux fourneaux, afin de lui préparer une tarte Tatin puis, au troisième jour, quand il se réveillera, la place près de lui sera vide, seul subsistera un peu de son parfum, Shalimar de Guerlain...

Durant mes longues journées d'attente, je la dessine infiniment...

(ch'tiot crobard Andiamo)

(Cette petite histoire m'a été inspirée par des B.D, des films, des bouquins que j'ai lu, mais depuis la Bible qu'a t-on vraiment inventé) ?