J’ai travaillé quarante ans dans des usines : des très grandes, des moyennes, chez des artisans aussi. J’ai travaillé assez dur, cinquante ou soixante heures par semaine, parfois des dimanches quand la situation le réclamait, toujours sur la base du volontariat et fort bien rémunéré !

C’était l’époque où les professionnels n’avaient pas droit au port de l’épée, ni de pénétrer dans les ateliers à cheval certes, mais nous avions droit à un certain respect.

La loi de l’offre et de la demande… Toujours elle ! Des montagnes de boulot et pas assez de pros.

Généralement, l’embauche se faisait à sept heures. En conséquence, le lever s’établissait aux environs de cinq heures quarante-cinq. Très souvent, à l’époque, les gens n’habitaient pas très loin de leur lieu de travail.

Quand vous avez déjeûné à six plombes du mat’, le travail physique aidant, sur les coups de neuf heures, vous avez un petit creux ! C’est le sacro-saint moment du casse-croûte : pain frais, saucisson, pâté et rosé du matin… Entrain ! Et bien sûr la clope après tout ça, de la gauldo pure et dure, sans filtre, mais pas plus dangereuse que les LIGHTS ! Car, pour avoir sa dose, on doit aspirer comme un cachalot qui reprend son souffle. Tandis qu’avec la gauldo nature, une tite taf et t’as fait le plein de nicotine, au passage t’as respiré moins de goudrons !

A Paris et dans sa banlieue, j’ai croisé dans ces usines quelques phénomènes, des vrais titis, des comme on n'en fait plus !

Je vais changer les noms, bien sûr, mais je vous assure que ces individus ont réellement existé!

Commençons par Nénesse : un p’tit bonhomme, 1 mètre cinquante-cinq debout sur une brique, épais comme une tige de frein, la casquette années trente, droite derrière la nuque, la vraie fouillasse des Julots casse-croûte.

La première fois que je l’ai vu, c’était dans son « casino », c’est ainsi qu’il nommait le petit atelier qu’il tenait en dehors de ses heures de boulot. Il venait bosser là afin que sa « gerboise » et ses « rongeurs » lui lâchent la grappe ! Du taf au black, ça va de soi ! Il retapait des mobs et des pétoires. Justement, mon copain cherchait une 125, pas trop chère.

Je l’emmène chez Nénesse. On arrive : c’était l’hiver un soir de semaine, il faisait déjà nuit, présentations…

- Tu viens chercher ta pétoire, môme ?

- Ouais, rétorque mon copain.

- J’en ai une laga, mais j’te préviens, renouche bien l’article, j’te la vends pas dans un sac, faudra pas v’nir chialer : j’rends pas les pions, surtout que j’te la fourgue pas lerchem’ !

Eh bien la moto fonctionnait, mon pote est rentré avec, comme quoi !

Par le plus grand des hasards, je me suis retrouvé à travailler avec ce Nénesse dans une usine.

Il était soudeur et possédait un poste à arc, un engin énorme type rotatif, qui faisait un foin…

Il l’appelait : « mon carillon », belle image !

Un jour, il alpague le chef d’atelier, mon gigale, comme il le nommait.

- Eh ! M’sieur P… Venez voir, regardez-moi ça, mon carillon on dirait l’homme orchestre ! Vous entendez le raffut ? Comment voulez-vous que j’écoute Mozart dans de pareilles conditions ?

Le père P…. était plié en deux, mdr comme on écrit aujourd’hui. D’ailleurs, il nous avait avoué que les jours où il n’avait pas le moral, il venait le voir, l’écoutait, et repartait gonflé à bloc !

Atteint de la maladie de Dupuytren, il avait fallu l’amputer de deux doigts à la main droite, l’annulaire et l’auriculaire. Un jour, il me montre sa pogne et me déclare :

- Tu vois, môme, avec ma patte de poulet, j’peux même plus alpaguer un jacquot ! (un jacquot étant un litre de rouge). Et il est vrai qu’avec les trois doigts restant, sa pogne ressemblait à une patte de poulet !

Cerise sur le gâteau : la visite du cirque de Gavarnie, un poème, pas la chanson de Roland certes, mais plus folklo assurément !

Nénesse raconte (pour le suivre il fallait avoir fait argot en seconde langue) et encore vous n’avez pas l’accent !

On déboule, y’a l’gus qu’a voulu me louer un gail ! Tu me r’nouches sur une bique ? Déjà que sur ma meule j’ai la chopotte qui traîne dans l’caniveau, et pis sur ces bestiaux là y’a pas d’frein à main. Non j’vais vous attend’ au rade, c’est aussi un gastos, on cassera la dalle quand vous serez revenus !

La smala revient, je pense qu’il avait dû lichtronner un peu, en attendant le retour de la caravane.

Il raconte :

- Ah la la ! C’était l’gastos de la tab’ qui r’cule ! Le loufiat nous sert de la ragougnasse de tétons d’négresses en entrée, des rognures à l’échalote comme plat de résistance, j’ai pas attendu l’claquos, ni la tarte aux nouilles ! On s’est levés et on a renaudés vilain, en menaçant l’taulier d’aller porter l'pet chez les kébours !

Je ne me souviens plus comment s’est terminée l’histoire, je pense que je pleurais de rire, et que j’étais incapable de suivre, car il fallait le voir gesticuler… Inénarrable !

Un autre tout aussi folklo, on va l’appeler le piaf.

Le piaf avait récupéré, après la débâcle des doryphores, un casque, il s’était fabriqué une paire de béquilles, puis coiffé de son casque allemand, une béquille sous chaque bras il arpentait l’allée centrale du grand atelier, en marmonnant : grooosss malheur la guerre ! Grooosss malheur ! Quel spectacle : à pleurer de rire !

Sur la porte de son vestiaire, il avait fixé de ces petites plaques métalliques que l’on apposait autrefois sur les pierres tombales. Elles étaient en aluminium, avec des inscriptions en relief, un peu le même système que les plaques minéralogiques.

On pouvait lire :

- A mon époux regretté.

- A notre chère Papa.

- De la part des voisins.

- Les anciens combattants.

Etc….

C’était autrefois, avant 1983, date à laquelle cette magnifique entreprise a fermée. Je n’ai jamais retrouvé une telle ambiance. C’est fini je crois et bien fini, hélas pour vous les jeunes, car lorsque je lis vos billets, je m'aperçois que l'ambiance dans les boîtes, ça n'est plus ça !