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samedi 23 août 2014

Oncle DanDes nouvelles de Salinger

Avez-vous déjà lu une nouvelle de Jérôme David Salinger, ou, si vous préférez, J. D. Salinger ?

C'est quelque chose qui m'est arrivé très récemment. Un moment de lecture surprenant qui contribue tant à ce plaisir de lire. Mais commençons par le début. Autant vous dire d'emblée que je suis tombé sur Salinger par hasard. J'aime bien fouiner dans les librairies et je suis attiré par les nouvelles en raison de ma paresse naturelle qui m'interdit les longs romans où l'ennui me guette bien avant la page 99 (*).

Lorsque j'ai vu ce livre de Jérôme David Salinger intitulé "Nouvelles", j'ai tout de suite pensé à des nouvelles, car je suis une personne d'observation profonde et de déduction sûre. Il est vrai que Jérôme David Salinger ne s'est pas fatigué pour trouver un titre à son livre. D'ailleurs Jérôme David Salinger n'a jamais vraiment cherché à être publié et de très nombreuses nouvelles écrites de sa main ne sont toujours pas publiées à l'heure où je m'apprête à diffuser ce billet, car Salinger (je suppose qu'à présent, vous savez qu'il se prénomme Jérôme David) était un écrivain un peu particulier, qui n'a fait aucune apparition ni accordé aucun interview durant quarante années au cours desquelles il a refusé toute publication. La notoriété le fatiguait sans doute. Cette notoriété qu'il avait connue avec son roman"L'Attrape-cœurs" (titre original : The Catcher in the Rye).

J'ai donc fait l'acquisition pour un prix modique de "Nouvelles" publié dans la collection POCKET (n° 10031). Un livre qui ne dépasse guère les 280 pages dans un petit format, ce qui me va bien. J'ajoute ici, pour être tout à fait honnête avec vous, que le fait que ces pages soient en "papier fabriqué à partir de bois provenant de forêts gérées de manière responsable" n'a aucunement influencé mon choix. D'ailleurs, je ne sais pas ce qu'est une forêt gérée de manière responsable. Je suppose que l'éditeur, honteux de participer à la déforestation, essaie de se justifier, mais cette mention au début de l'ouvrage ne réduit pas les 80.000 km² de forêts qui disparaissent chaque année de la surface du globe, soit l'équivalent de l'Autriche, et cela depuis plus de quinze ans. (Une réflexion au passage qui devrait nous orienter vers le livre électronique. Fermons la parenthèse).

Avant d'atteindre, en page 27, le début de la première nouvelle, il faut également parcourir ou s'affranchir de la préface. Je n'ai aucune attirance pour les préfaces. Les préfaces m'ennuient. Je les parcours en diagonale et n'en lis la plupart du temps qu'une ou deux pages. La préface de "Nouvelles", écrite par Jean-Louis Curtis, ne fait pas moins de quinze pages ! Mes carences étant plus nombreuses que les étoiles du firmament, j'ignorais naturellement que Jean-Louis Curtis était le pseudonyme de Louis Laffitte, qu'il avait étudié à la Sorbonne, qu'il était agrégé d'anglais, avait obtenu le prix Goncourt en 1947 pour son deuxième roman, Les Forêts de la Nuit, et qu'il avait été membre de l'Académie française. J'en passe et des meilleures. Je n'ai donc rien changé à mon habitude de "sabrer" la préface pour atteindre au plus vite la première nouvelle intitulée "Un jour rêvé pour le poisson-banane".

Ne vous attendez pas à un résumé de ma part. Les nouvelles de J. D. Salinger ne se résument pas, c'est une de leurs caractéristiques. Le lecteur est angoissé du début à la fin, baigne dans un climat oppressant et trouble qui le tient en haleine. Je vous dévoilerai seulement que la fin est très surprenante. Tout allait (à peu près) bien jusque-là, alors je suis passé à la deuxième nouvelle, puis la troisième. Et bien, c'est plutôt déroutant ! J'avais l'impression d'aller nulle part, en m'égarant sans cesse avec de minuscules détails qui n'avaient absolument aucune importance. Alors je me suis dit "Mon gars (je suis assez familier avec moi-même), tu ne peux plus continuer comme ça, tu n'y comprends rien, il te faut une explication de texte". J'avais lu quelque part que les critiques de J. D. Salinger étaient très partagés, certains criant au génie alors que d'autres le traitaient de fumiste et de violoniste manchot.

Méfions-nous des verdicts péremptoires des critiques. Et s'il était un fumiste génial !?

Pour en avoir le cœur net, je me suis résolu, avant de poursuivre, à lire plus attentivement la préface de Jean-Louis Curtis. Elle est très éclairante et je ne saurais trop en conseiller la lecture, une fois n'est pas coutume. Elle m'a surtout rassuré. En effet, n'avais-je pas plus de bon sens qu'une boule de billard à ne pouvoir me détacher de ces histoires sans queue ni tête ? Mon esprit se retournerait-il sur lui-même et basculerait-il "comme un bagage mal attaché dans le filet d'un compartiment" (selon une expression de Salinger) pour que je me contente subitement de dialogues de sourds dont les interlocuteurs ne finissent jamais leurs phrases ?

La réalité est que l'on devient addict des nouvelles de Salinger parce que cet écrivain est extraordinairement habile. L'ambiguïté et l'insaisissabilité de ses histoires vous prennent en otage, vous entrainent sur des sentiers visqueux, vous font prendre des vessies pour des lanternes. C'est le jeu du chat et de la souris. Votre imagination tourne à plein régime. Vous aimez ces personnages pleins de tics et de gaucheries. Ils sont tellement normaux lorsqu'ils se grattent un petit bouton sur le mollet ou se font sauter un reste de nourriture entre deux dents. Ils sont tellement sympathiques, naïfs et fragiles que le lecteur se surprend à partager avec eux leurs inquiétudes et leurs énervements.

Mais avant tout, Jérôme David Salinger a l'art de vous faire imaginer l'innommable. Il sait comme personne faire osciller votre pendule intérieur entre la pire détresse et l’espérance la moins plausible, et finalement, il vous étonnera. Toujours.




(*)« L’éditeur anglais Ford Madox Ford (1873-1939) aurait un jour prétendu qu’il pouvait juger de la qualité d’un manuscrit à la lecture de sa seule page 99, comme un coup de sonde en plein cœur du livre ». (Lire)

mercredi 6 août 2014

Oncle DanLe mange grenouilles

1ère partie : Beaucoup de bruit pour rien

Actuellement, mes carnets sont pleins de phrases inachevées, suspendues, stoppées, telles des frégates qui attendraient une marée d'équinoxe pour se désensabler.

Cependant, étant un homme de parole, ma franchise et mon honnêteté (ainsi que beaucoup d'autres qualités que ma modestie m'interdit de citer ici) m'obligent à contribuer à la survie de Blogborygmes tenu à bout de bras par Andiamo, tel un étendard effrangé et fatigué par tant de batailles et autant de victoires, par tous les temps et à tous les temps.

Bien que redoutant l'apparition sur ce blog de mon avatar qui me fait passer pour un fou échappé de l'asile (comment ont-ils su ?), j'ai conscience que sa conception représente un investissement colossalpour l'équipe de Blogbo, au regard de mes deux petites participations qui se perdent dans l'épaisse couche du passé, puisque cela remonte aux 23 octobre et 23 novembre de l'année dernière. Rien le 23 décembre ni aucun autre 23 d'ailleurs.

Je suis donc allé à la pêche dans le vivier de ma mémoire. A la pêche à l'inédit (ou à l'e-nédit) en quête d'une histoire vécue, bien réelle, et de préférence incroyable. Et bien je peux vous dire que ça ne s'agite plus beaucoup dans le bocal.Que du jus de cervelle impropre à la consommation, du fâcheux, du gênant, du saumâtre et autres qualificatifs pleins d'accents circonflexes. En tout cas, rien de nature à sortir le lecteur de Blogborygmes de la torpeur où il végète.

Et puis, je me suis souvenu du Mange Grenouille. Bande de chanceux.

L'auberge nous avait été chaudement recommandée par la patronne du "Château de la Terrasse" (à Québec, juste à côté du château Frontenac). Elle est située dans la petite ville de Bic, en bordure de la Gaspésie et de la route.

C'est une grosse maison rouge cassis et framboise écrasée, surmontée d'un toit vert. L'entrée, protégée des intempéries par le balcon qui longe tout le premier étage de la bâtisse, bien que dissimulée en contrebas de la route derrière des plantes auxquelles on a savamment orchestré le désordre, se repère par les deux ifs d'environ trois mètres de hauteur qui l'encadrent, lesquels sont flanqués de deux grenouilles géantes dressées sur leurs pates arrières et tenant dans leur dos une espèce d'amphore. L'attention est également attirée par une collection d'énormes citrouilles orange vif.

Descendez quelques marches jusqu'à la porte d'entrée encadrée de deux lanternes d'époque. Un oiseau et un chat en pierre vous accueillent au pied d'une pancarte en fer forgé vous disant "BONJOUR". Vous apercevez des clochettes superposées, également en fer forgé, qui pourraient faire office de sonnette si elles n'étaient pas qu'un simple élément de décoration. Mais ce qui vous surprend avant tout, et vous n'êtes qu'au début de vos surprises, est un très vieux landau en fer et en bois avec une capote de cuir, oublié le long du mur près de la porte, dans lequel un baigneur en celluloïd plus que centenaire dort sous une maigre couverture. Le ton est donné. Avec ce petit côté "antiquaire", vous savez déjà que vous n'êtes pas devant une auberge ordinaire. D'autant plus que derrière les vitres, des masques barbus éclairés par des candélabres vous surveillent à travers une forêt de plantes vertes.

Poussez la porte recouverte d'une couronne de fleurs sur laquelle est écrit "Entrée des voyageurs" puis écartez l'épais rideau de velours noir et grenat qui forme un sas de protection contre les courants d'air. Alors, ainsi que vous le supputâtes un instant auparavant, chers lecteurs, et comme nous le supputâmes nous-même, nous pouvions affirmer en chœur avec l'énergie de cent mille chevaux vapeur, que nous étions dans une auberge extraordinaire.

J'ai bien conscience que je ne vais pouvoir vous donner ici qu'une idée bien fragile et incomplète de ce qui constitue l'auberge du Mange Grenouille, tant il y avait trop de choses à voir. En tout cas bien plus que deux yeux humains placés du même côté de la tête et servis par une pauvre petite cervelle-passoire peuvent emmagasiner.

Un petit salon baroque à gauche de l'entrée était constitué d'un canapé et deux fauteuils entourant un petit guéridon recouvert de dentelles ainsi que d'un piano droit sur lequel étaient posés quantité de bustes et statuettes. De riches et lourdes tentures encadraient les fenêtres. Chandeliers, lampadaires, multiples coussins, tapisseries gris-perle et épais tapis renforçaient l'impression de confort et de chaleur. De très nombreuses plantes, dont certaines étaient artificielles apportaient des touches de couleur sur le foncé des boiseries qui dominaient l'ensemble. Devant une fenêtre, une grenouille tenait à bout de bras des brassées de fougères.

De l'autre côté de l'entrée, en face de la réception de l'hôtel, était aménagé un coin bibliothèque, lecture, documentation touristique, livre d'or… Les nombreux livres anciens qui garnissaient la bibliothèque et paraissaient aussi précieux que le livre de Kells, étaient accompagnés, eux aussi, de statuettes, angelots, bougeoirs, baromètre, photographies d'ancêtres, chandeliers, pots-pourris, miroirs et fleurs, le tout sous le regard hautain de deux grenouilles jumelles en déshabillés et sandalettes rouges.

Nous n'avions pas réservé et la réceptionniste nous annonça qu'il ne restait plus que deux chambres sur les vingt deux que compte l'hôtel. La chambre des jeunes mariés et la chambre numéro 5, la chambre rouge. Nous avons opté pour la chambre rouge, allez savoir pourquoi. On nous conduisit jusqu'à notre chambre au premier étage qui faisait partie des chambres du "Haut côté". Il y a en effet quatre catégories de chambres à l'auberge du Mange Grenouille. Les chambres du "Haut Côté", du "côté cour", du "côté jardin" et du "grenier". Il n'y a pas deux chambres identiques et elles sont toutes décorées sur un thème particulier. C'est ainsi qu'il y a, par exemple, la chambre du peintre, la chambre de l'écrivain ou la chambre du pêcheur. La chambre rouge, quant à elle, est… rouge. On s'en rend compte dès le premier coup d'œil. Il n'y a pas tromperie. La tapisserie à losanges est à dominante rouge, la moquette est rouge, le lit à baldaquins est rouge, les tentures sont rouges, le ciel de lit est rouge, les rideaux sont rouges, les coussins sont rouges, les fleurs sont rouges, le napperon du guéridon est rouge. Tous ces rouges se marient bien entre eux. Il y a des tissus damassés, quelques brocarts et lampas et des velours de Gênes. La moire de ces tissus aux reflets changeants et chatoyants est du meilleur effet. Des fleurs, des photos anciennes, un peigne et des brosses côtoient sur une table de maquillage les bustes verdâtres d'un couple de singes habillés, perruqués et emperlousés. Des livres ont été déposés sur les chevets, les tableaux sont des reproductions de Renoir et Rembrandt et une paire d'antiques jumelles est posée sur une table à côté d'un bouquet de fleurs séchées. Lampes et éclairages indirects dissimulés derrière de fausses fenêtres participent à une ambiance raffinée et sophistiquée.

C'était parfait. Il ne restait plus qu'à aller chercher nos bagages dans la voiture. Nous quittons l'établissement par une petite porte latérale donnant sur un escalier en bois qui nous dépose au bord de la route. C'est précisément à ce moment-là que je l'ai entendu pour la première fois. Le bruit !

THE bruit.

Impossible de le situer quelque part. Impossible de déterminer d'où tombait ce bruit. Les voitures qui passaient ? Non, les voitures paraissaient normales. Ce camion qui s'approchait, peut-être ? Non plus. Ce camion, tout gros qu'il fût, n'était pas responsable. Un mariage devait s'approcher, sans doute, avec son cortège de tintamarres. Non, pas de mariage, pas de sirène, pas d'avion qui s'écrase. Rien. Pourtant, le bruit se renouvela, une fois puis deux, de plus en plus puissant, de plus en plus énorme, de plus en plus monstrueux. Un érable perdit ses feuilles. Au loin, les animaux du parc naturel de Bic se turent, ainsi que les animaux ont l'habitude de le faire à l'approche d'une catastrophe majeure. Les grenouilles stoppèrent tout coassement et les taons annulèrent tous leurs vols.

Mes chaussettes me lâchèrent et je dus tenir mon pantalon à deux mains. Ma vue se brouilla et de l'autre côté de la rue je crus apercevoir une dame entièrement déshabillée sous l'effet de l'énorme, formidable, extraordinaire vibration sonore. Une vibration qui se propageait jusqu'aux vêtements les plus intimes.

Il nous semblait que toutes les catastrophes imaginables (et même les autres) pouvaient s'abattre sur nous si ce bruit devait encore se répéter avec plus d'intensité, ce qui nous paraissait inconcevable. Je croisai le regard de ma femme, un regard où l'effarement tournait à plein régime. Des cercles noirs commençaient à se former autour de ses yeux et sa respiration eut intéressé un spécialiste de l'asthme. Elle prenait progressivement une teinte mauve et maigrissait à vue d'œil. (Je dus admettre ultérieurement que ce dernier point relevait davantage de l'impression que de la réalité).

Inutile de dire que l'on broyait une quantité assez considérable de noir et il ne fait pas de doute que si nous avions été des encornets, notre inquiétude aurait immédiatement déclenché une importante éjaculation d'encre noire.

Notre stupeur se mit à ignorer toutes bornes lorsque le bruit se répéta une troisième fois. Un bruit à être plaqué au mur et à chercher refuge sur un arbre ou un lustre, c'est selon. On se sentait aussi remués que des œufs battus en neige.

A un moment ou à un autre de leur vie, tous les individus sont amenés à coller leurs mains sur leurs oreilles. Pour nous, il semblait que ce moment soit venu, mais l'exercice était compliqué par le fait qu'il fallait en même temps tenir son pantalon et beaucoup d'autres choses encore.

Une épée de Damoclès est déjà désagréable quand on la voit (cependant, on peut encore espérerl'éviter avec un pas de côté au dernier moment) mais elle devient carrément insupportable quand on ne la voit pas. Malgré nos cellules grises en ébullition, nous ne savions à quoi nous attendre. Cela pouvait provenir d'une créature de Frankenstein, d'un quelconque King Kong, d'un brontosaure diplodocus sorti de Bic-Park, ou peut-être même d'un Transformer de l'âge de l'extinction, si les Transformers de l'âge de l'extinction sont bien ce que je pense qu'ils sont… Tout, vous dis-je.La lune serait-elle devenue couleur de sang, aurions-nous baigné dans une lumière de fin du monde ou la civilisation se serait-elle mise à trembler, que cela nous aurait paru compatible avec cet incompréhensible bruit. Mais rien de tout cela. Pas le moindre nuage dans le ciel et à part la dame nue de l'autre côté de la rue,personne ne s'alarmaitdu phénomène qui ne semblait incommoder que les animaux.

Pourtant, le monstre existait bien. Dissimulé jusqu'à cet instant par une abondante végétation, il surgit à cinquante mètres de nous et passa à grande vitesse en déroulant ses interminables anneaux de ferraille dans un infernal tohu-bohu de boggies de wagons.

Avant que ce vacarme ferroviaire ne s'évanouisse totalement, le gigantesque train de marchandises nous gratifiad'un ultime coup de sirène et sa corne de brume cracha une fois de plus ses terribles décibels à deux kilomètres à la ronde, provoquant un nouveau double-salto arrière de nos trompes d'Eustaches qui n'en pouvaient mais.

(à suivre)