Rentrée de collège 1970. Je rentre en 4ième. Je viens de faire le plus grand grand écart psychologique de ma vie . J'ai troqué la nature, sa rudesse, son calme, sa simplicité, contre la jungle urbaine dont je ne connais aucune règle. Ma mère est une veuve de guère (sic) : une fois ses dettes payées, les charognards de créanciers rassasiés, Crédit Agricole en tête, il n'est rien resté de la vente de la ferme.

Peu importe, il lui suffit de quitter cet endroit maudit où elle a été si malheureuse, et je la suis dans ce Bordeaux encore plus immense que mes grands bois périgourdins chéris.

La rentrée se passe sans anicroche. Juste effrayé par le nombre de lignes de bus, j'ai préféré aller au collège à pieds, en traversant le grand cimetière de la Chartreuse. Mes nouveaux camarades ne sont pas désagréables, seulement ils se connaissent de l'année dernière, le plan de classe est fait et je me retrouve relégué au fond de la classe, ce que je déteste. Je me fais remarquer en changeant de place plusieurs fois. Dès que je vois "un espace vide", je le squatte, tel un coucou sans gène. Les profs n'apprécient pas ces devoirs supplémentaires demandés à leur mémoire. Je finis par trouver mon nid dans "le coin des filles", je ne quitterai plus de toute l'année ce doux endroit.

Ma timidité maladive, la période un peu particulière que je traverse, avec ses efforts intenses d'adaptation, font que je reste très solitaire. J'ai des activités, je vais aux scouts , j'aide Frères des Hommes , je visite ma nouvelle ville, j'écume plusieurs bibliothèques, comme d'habe. Je fréquente plein de monde, mais personne ne vient chez moi et je ne vais pas chez eux. J'en déduis que ça se passe comme ça, à la ville.

Je lis le Sud-Ouest tous les jours et je tombe sur une info intéressante : il y a Fête foraine à Bordeaux ! Je sais pas si vous connaissez, mais la Foire aux plaisirs de Bordeaux, sur la grande place des quinconces, débarrassée pour l'occasion de ses voitures, c'était quelque chose ! Rien à voir avec les 2, 3 attractions que j'ai pu connaître dans ma petite ville de Dordogne. Là, il y a une grande roue, grande, immense, et puis toutes sortes de manèges, des circuits où les voitures peuvent se doubler, elles ne sont plus bêtement fixées sur leurs rails, et puis des chenilles, des combats de catcheurs, des monstres humains exhibés, on ne sait trop s'ils sont réels ou le résultat de trucages, enfin des baraques qui me font ouvrir de grands yeux.

Le hic c'est que je n'ai pas trop de sous, alors je déambule plus que je ne m'amuse, quand, chance, je me fais aborder par une espèce de titi bordelais de mon age, beaucoup plus déluré que moi. Il n'a cure de mes soucis pécuniaires, "Suis-moi !" me dit-il. Il me tire dans une auto tamponneuse, attend le coup de klaxon du départ de la partie, fait semblant de mettre un jeton dans la fente, et tape dessus avec beaucoup d'aplomb, tout en appelant un chef de piste qui, résigné, peu confiant dans la fiabilité de son matériel, sort un jeton de sa poche et fait démarrer la voiture.

Waw ! Je regarde mon héros avec admiration. Ça c'est du copain rentable et intéressant à connaître ! Nous nous amusons d'autant plus que ce goût d'interdit pimente notre plaisir. C'est l'avantage d'une grande foire : des autos tamponnantes comme celle-ci, il y en a une demi-douzaine, disséminées sur tout le périmètre, et nous remettons le couvert plusieurs fois, dans une impunité totale. Bon je sens bien que je lui suis redevable de notre bonne fortune et je lui paye quelques tours de manèges plus sophistiqués dont les tickets sont relevés juste avant le départ, interdisant toute arnaque.

Il connait les bons plans : à "La maison du rire", par exemple, il vaut mieux rester dehors que rentrer : il y a un balcon, tout en haut de la construction, spécial "filles en jupe". Quand le trajet intérieur les y mène, un assistant déclenche une soufflerie sous leurs pieds et nous reluquons pour pas un rond un remake de "7 ans de réflexion" avec des candidates à la succession de Marilyn Monroe. Ces stars-minutes sont bizarrement insensibles à la sincérité de nos applaudissements.

Il me fait aussi assister gratuit au "Combat des chefs". Devant la tente sont alignés une belle brochette de primates musclés. Il y a Brutus le gladiateur, il y a le bourreau de Tremblay-les-gonesses, cagoulé, Vauvert le diable, avec des petites cornes, l'Empereur des fortifs etc... Quand tous les spectateurs sont rentrés, il y a tellement de barouf qu'il nous est facile de nous glisser sans nous faire voir en soulevant un coin de bâche, par derrière. C'est rigolo, mais il ne faut pas longtemps pour comprendre que tous les combats sont truqués.

Comme toutes les fines choses ont du bon, nous nous serrâmes la main, mon nouvel ami et moi. Nous ne devions jamais nous revoir.

Et je restais là, encore étourdi par ces merveilles de la ville, le regard intériorisé, à digérer toutes ces nouveautés, quand je me sentis hélé par de grands fou-rires. Merde ! Des filles de ma classe ! Et pas la fine fleur. Des glousseuses, des trop maquillées, des groupies en plein age bête. On aurait été à Marseille, on aurait dit : "des cagoles". Elles m'ont apparemment catalogué dans la série des timides-bien élevés-pas dangereux, ce qui n'est somme toute pas faux.

Saoulfifre ! Tu tombes à pic ! On rêvait d'entrer là-dedans, mais toutes seules, tu comprends, on aurait jamais osé, tu vas nous protéger, toi. Je lève les yeux, nous étions devant "La maison hantée", un attrape-couillon dans lequel jamais je ne serais tombé de mon propre chef. Mais baste, prenons un ticket pour le temple des terreurs frelatées, je ne refuse jamais une expérience, même garantie minable sur facture.

Et nous voilà propulsés dans un tunnel noir comme l'enfer. J'ouvre le chemin, comme de bien entendu, et les 3 nanas entament un concours du plus beau cri hystérique, du plus conventionnel effet. Des ficelles censées imiter des toiles d'araignées nous glissent le long du visage, des rires démoniaques résonnent, avec un max de réverb', des spots verts ou violets flashent de grandes chauves souris qui remuent les ailes, agitées évidemment par des employés que l'on entend se déplacer dans des couloirs parallèles au notre. Les filles en rajoutent tant qu'elles peuvent, dans la peur feinte. Tout ça n'est qu'un alibi pour se coller à moi, me tripoter partout, me frotter leur poitrine dans le dos. Des squelettes font cliqueter leurs os, agitent leurs chaines et les filles se relaient pour me serrer dans leurs bras en me hurlant dans les oreilles : J'ai peeeeuuuurrr, Saoulfifre, sens comme mon cœur bat ?

Quel traquenard ! Voilà un escalier non prévenu, je me casse la margoulette, elles en profitent pour se coucher carrément sur moi, leurs gestes, soi-disant incontrôlés, se précisent, le viol, en cette époque lointaine, n'encourt pas encore la cour d'assises et elles en profitent, ces vierges folles ! Je me débats, me relève et essaye d'écourter le circuit des fantômes aux yeux verts étincelant sous le drap, des draculas aux dents rouges et des minettes à la sexualité surexcitée par l'obscurité et ses frissons.

Revenus à l'air libre, nous accélérons les adieux. Le lendemain au collège, j'aurai à supporter leurs sourires pervers, ces pucelles passeront l'année à ricaner sous cape en me lançant leurs œillades inopérantes car j'étais déjà irrémédiablement tombé amoureux ailleurs que dans leurs rets.

Tout ce que je peux vous affirmer sur cette "Maison Hantée", c'est que Satan l'habite !!!