T'en mets trop, Paul !
Par Saoul-Fifre, samedi 28 janvier 2006 à 00:25 :: La vraie vie :: #229 :: rss
La ferme était complètement perdue dans la jungle périgourdine. Celle où tous les étangs se ressemblent et ne peuvent servir de points de repère. Celle où les frondaisons des grands chênes cachent le soleil et font tourner le pauvre gars égaré en cercles concentriques. Ce qui n'est pas une mauvaise technique pour trouver les cèpes. Celle où les sangliers descendent la nuit en bande vers les habitations, juste pour faire du dégât, parce qu'ils s'ennuient, mais aussi un peu pour se nourrir. Celle où les anglois viennent disputer aux indigènes les gentilhommières, granges et autres anciennes maisons de serfs, en faisant monter les prix, dans l'unique but de venger le roi Richard Cœur-de-lion. Celle où les oies et les canards se mettent à claquer des dents quand arrive la froidure de décembre et les odeurs de cuisine.
Enfin, c'était une ferme "paumée de la vie", comme dit ma fille. C'était notre île déserte, et je la parcourais dans tous les sens, ivre d'odeurs, de sensations, d'images, de bruits. L'été, je squattais l'étang, en améliorant d'une année sur l'autre le modèle de mon radeau, en bois, avec des bidons vides comme flotteurs, et je me baignais. Ou j'organisais des courses entre des bateaux-bouts-de-bois dans le lit du ruisseau. L'hiver, si il gelait, on allait y glisser, avec cette pointe de nervosité à l'idée de la glace à l'épaisseur aléatoire. Le reste du temps, je m'enfonçais dans les bois, je construisais des cabanes dans les arbres, je faisais du vélo pour aller voir les potes, jusqu'à des quarante bornes aller-retour. On glanait, on glanait un max : des champignons, des châtaignes, des fraises des bois, des poires sauvages, des raisins, des mûres, des fleurs de sureau, de chèvre-feuille... J'étais capable de rester une heure immobile, à contempler le trafic d'une fourmilière, ou de mettre au point des tests de QI pour dindes. Je me dilatais la rate à les regarder tendre le cou dans un trou de grillage, essayant d'atteindre un tas de maïs proprement inaccessible, alors que la porte était grande ouverte, à vingt centimètres sur leur droite...
Je me suis gorgé de senteurs, j'ai stocké des couleurs, des bruissements, des appels au plaisir. La Nature m'a hypnotisé et m'a dit : "Tu m'appartiens.". Dans les lacs de ma maîtresse, j'étais un esclave heureux.
C'est dans ces eaux-là que mon père est mort, que ma mère a bradé la luxuriance et qu'elle nous a emmené dans ses bagages à la grande ville. J'ai envahi cette ville à la "donc il rotait" . Ce miracle immobilier m'était personnellement réservé de toute éternité. Je l'ai découverte comme un jeune enfant encore endormi se jette sur ses cadeaux sous le sapin. Ça réveille brutalement. Cette complexité des plantes et des bêtes, qui m'était fraternelle, je la retrouvais ici. La ville est aussi une jungle et la Vie est partout. À la Grande Bibliothèque du centre, tous les livres du monde m'attendaient, et tous les quotidiens, hebdos, mensuels, en lecture gratuite ! Déjà à l'époque, une discothèque de prêt existait... La ville regorgeait de Galeries de peinture. Comme il y avait marqué "Entrée libre", j'entrais. Quand je tombais à l'heure du vernissage, ça me faisait mon goûter. J'épluchais tous les entrefilets de "Sud-Ouest" et je me pointais à l'assemblée générale des cinéastes du Dimanche ou des potiers d'Art et d'essais, et partout où était précisé "Ouvert à tous". Une fois par an, le Grand Théâtre faisait "Portes Ouvertes" pour un de ses opéras. J'ai squatté les permanences rupines ou turlupines de tout l'éventail des partis politiques. Je m'infiltrais dans des réunions anarchistes où l'on voulait tout casser, en force, à sec, et chez les non-violents qui préféraient y mettre une noisette de vaseline. J'allais frapper aux portes des sectes, j'assistais à leurs sabbats, à leur "parlers en langues", à leurs baptêmes/concours de tee-shirts mouillés. J'acceptais des invitations dans des familles de barjots qui ont sûrement dû faire la Une quelques années plus tard. Je m'asseyais rue Ste Catherine et je regardais le défilé de mode de l'humanité, fasciné par tous ces visages, et avide de saisir comment se goupillaient les connexions dans nos crânes condamnés d'avance. Je rencontrais mes semblables et ils se demandaient après quoi ce gosse de 14/15 ans plutôt silencieux pouvait bien courir.
Puis j'ai fait la connaissance de Toulouse, cette porte de l'Espagne et du Sud, avec ses patios, ses repas de quartiers dans la rue et le rythme lent de ses quais. Je suis monté à la capitale, si belle, si nerveuse et si diverse. Si grande que le moindre déplacement prend un temps fou, et si grande gueule que les politiques y ont élu domicile. Je suis à l'aise à Marseille, où mijote à gros bouillons l'énergie de ceux qui y arrivent plein d'espoir, où la Bonne Mère couve de son regard protecteur tous ses petits, tout autour. Ou à Limoges, où les maisons de granit, et leurs habitants du même, résistent courageusement aux gels, à la gnole-maison et aux mini-déluges quotidiens.
La ville m'épate, m'embrouille et me refile ce qu'elle veut. Et j'adore me laisser faire. Si j'ai choisi de travailler à la campagne, c'est aussi pour le plaisir de retrouver la ville comme au premier jour, la redécouvrir sans me lasser, prendre mon bain de foule et repartir sans déception. Sur le long terme, je sais que je craquerais. Au jour d'aujourd'hui, il y a une seule ville dans laquelle j'accepterais l'immersion à plein temps, et je vous en parlerai une autre fois.
Commentaires
1. Le samedi 28 janvier 2006 à 00:32, par procrastin
2. Le samedi 28 janvier 2006 à 01:03, par Anne
3. Le samedi 28 janvier 2006 à 03:01, par Pascal
4. Le samedi 28 janvier 2006 à 08:44, par antenor
5. Le samedi 28 janvier 2006 à 09:04, par Twig
6. Le samedi 28 janvier 2006 à 09:15, par Tant-Bourrin
7. Le samedi 28 janvier 2006 à 10:05, par Epictete
8. Le samedi 28 janvier 2006 à 10:10, par doctole
9. Le samedi 28 janvier 2006 à 14:12, par Bakemono
10. Le samedi 28 janvier 2006 à 15:10, par Saoulfifre
11. Le dimanche 29 janvier 2006 à 11:59, par Byalpel
12. Le mercredi 11 février 2009 à 10:52, par Andiamo
13. Le mercredi 11 février 2009 à 12:06, par Saoulfifre
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