Simone était simple et aimante. Née dans un milieu modeste, élève effacée, adolescente timide, sa vie fut celle, sans éclat, de millions de jeunes femmes après-guerre : elle commença à travailler en usine, se maria jeune et eut trois enfants. Rien de bien romanesque, non, juste l'existence ordinaire d'une jeune fille devenue femme puis mère et qu'une rude condition d'ouvrière n'excluait pas d'une certaine forme de bonheur.

Car Simone était plutôt heureuse. Malgré la fatigue, malgré le manque de temps, malgré le diable tiré par la queue, elle trouvait l'harmonie dans le cocon de sa famille : elle aimait profondément son mari, adorait ses enfants, avait gardé des liens très forts avec ses deux soeurs, et tous le lui rendaient bien. Et malgré l'usure des années de labeur, elle tint le cap de son amour tranquille.

Les enfants, comme tous les enfants, grandirent. Vint le temps où, l'un après l'autre, ils quittèrent le nid familial pour aller à leur tour vivre en couple. Simone, bien sûr, en fut un peu affectée, mais leur bonheur passait avant le sien et puis elle allait pouvoir vivre de nouveau en amoureux avec son René de mari.

Le destin ne lui en laissa hélas pas le loisir : René mourut prématurément d'un cancer généralisé à l'âge de 54 ans, laissant Simone désespérée.

Et tout l'amour que lui prodiguèrent ses trois fils, comme en écho à tout celui qu'elle leur avait donné dans années durant, ne fut pas de trop pour l'aider à surmonter ce terrible déchirement. Ce fut long, ce fut noir, ce fut douloureux. Simone ne fit jamais le deuil de son mari - peut-on jamais faire le deuil de quelqu'un que l'on a profondément aimé ? - mais le temps finit par rendre la peine moins vive, moins purulente. Les souvenirs qui lui venaient à l'esprit finirent par être ceux des jours heureux, qui la faisaient sourire, sans que ne viennent immédiatement s'y superposer la vision de la face cireuse et sans vie de René.

Simone avait beaucoup pensé à la vie, à la mort. La vie ? Elle déboulait de nouveau en force : en quelques années, quatre petits-enfants s'étaient posés en douceur dans l'édredon moelleux de son amour. La mort ? Elle était toujours présente dans un coin de son esprit, elle s'y préparait déjà, même si elle la souhaitait la plus lointaine possible. Tout ce qu'elle espérait, disait-elle souvent, c'était de mourir entourée de ceux qui l'aiment. Ses fils protestaient, disaient "voyons, ne parle pas de ça, Maman !", mais elle insistait. "Mourir entourée de ceux qui m'aiment, disait-elle, quelle belle mort cela doit être. Hélas, votre pauvre père n'a pas eu cette chance, lui qui est parti seul à trois heures du matin dans cet hôpital gris"...

L'âge de la retraite finit par sonner. Simone pu certes s'occuper plus encore de ses petits-enfants, mais elle, qui toute sa vie durant n'avait pas eu une seconde à elle, se retrouva désemparée de tout ce temps qui lui était désormais donné et qu'elle ne savait comment combler.

Deux ans encore s'écoulèrent, jusqu'à ce Noël où ses trois fils lui firent un cadeau incroyable : alors qu'elle n'avait jamais quitté la France de sa vie, ils lui offraient un safari-photo au Kenya. Simone en fut émue jusqu'aux larmes. Ses fils ne s'étaient pas trompés : ils savaient l'attrait de leur mère pour les documentaires animaliers, pour ces bêtes sauvages magnifiques dans des paysages de savane somptueux.

"Vous êtes fous, il ne fallait pas !" Simone embrassa tout son petit monde avec chaleur, fils, belles-filles, petits-enfants. "Merci, merci, merci !". Et, bouleversée par tant d'amour, elle se dit encore une fois, dans une prière intérieure, "le jour où je mourrai, mon Dieu, faites que ce soit entourée de ceux qui m'aiment"...

Le voyage, quelques semaines plus tard, ne fut pas de tout repos : les fils ne roulaient pas sur l'or eux non plus et, même en s'y mettant à trois, ils avaient dû se rabattre sur un séjour à bas prix avec voyage en avion charter et organisation quelque peu indigente sur place.

Mais, malgré le trajet épuisant, malgré l'hôtel peu reluisant, malgré les guides désinvoltes, elle profitait de chaque seconde comme s'il s'était agi d'une éternité. Peu lui importait le flacon du tour operator pourvu qu'elle ait l'ivresse de l'Afrique !

Et quand, après trois heures passées dans un bus bringuebalant en compagnie d'une quarantaine d'autres touristes low cost dégoulinants de sueur, elle aperçut son premier lion, son coeur fit comme un salto arrière de joie dans sa poitrine. Elle n'avait plus soixante-deux ans, elle en avait dix ! C'était les images de ses livres d'école qui s'animaient sous ses yeux. Pour de vrai.

Oh, bien sûr, le lion était loin, bien loin là-bas, mais il paraissait si proche dans sa paire de jumelles. Et elle en vit un autre, et puis encore un autre. Toute un clan, allongé dans l'herbe. Elle en pleurait presque d'émotion.

Ce fut le guide qui la ramena sur terre : "je vous laisse encore cinq minutes, et puis on repart. Il ne faut pas traîner si on veut être de retour à Nairobi avant la nuit". Le bus s'étant garé à la lisière d'un gros bouquet d'arbres, la plupart des safaristes allèrent s'y soulager la vessie à l'abri des regards. Simone, que des troubles intestinaux perturbaient depuis deux jours, s'avisa qu'il serait sûrement préférable d'en faire autant.

Cela lui prit plus de temps que prévu. Et ses tripes, pourtant déjà tordues par la douleur, se nouèrent plus encore quand elle entendit le bruit du bus qui redémarrait. Oubliant toute pudeur et toute hygiène, elle se redressa et courut du plus vite qu'elle pouvait. Mais, revenue à la lisière du bouquet d'arbres, elle ne vit plus le bus. Ou plutôt, si : c'était ce petit point jaune, là-bas, au loin, qui s'éloignait dans une nuée de poussière.

Simone, interloquée, la lèvre tremblante, se remit à courir dérisoirement sur la piste, faisant en même temps des moulinets désespérés de ses bras. Mais, bientôt, elle sentit un point de côté, son souffle se fit court. Elle s'arrêta, le regard perdu, pétrifiée de terreur. Plus de bus. Plus rien. La savane. Et elle au milieu. Seule.

Seule ? Non, pas vraiment. Un bruissement derrière elle.

Elle eut à peine le temps de se retourner pour apercevoir la lionne qui lui bondissait dessus, avant de s'écrouler lourdement sous le poids des 150 kg rugissants du fauve, vite rejoint par le reste du clan.

Les dernières images que Simone emporta dans la mort furent celles d'un bout de ciel africain et de crocs rougis de son propre sang.

Toute sa vie, elle avait ardemment souhaité mourir entourée de ceux qui l'aiment. En regardant le clan des lions allongés au soleil autour des restes de Simone et se pourléchant encore les babines après leur repas, qui pourrait dire que son voeu n'avait pas été exaucé ?