Dieu que le cuir de son fauteuil paraissait doux et sensuel à la main de Bruno Tartin ! Il savourait pleinement ces premiers instants passés dans son nouveau bureau. Son nouveau bureau de chef de service pour lequel, avec le départ annoncé de Monsieur Piécette à la retraite, il avait dû faire montre d'un dynamisme et d'une efficacité redoutable dans son travail ces derniers mois, les candidats potentiels à la succession étant nombreux dans le service.

Mais maintenant, c'était fait, le Directeur l'avait convoqué pour lui proposer le poste qu'il s'était bien évidemment empressé d'accepter.

Tout à son bonheur et à sa volonté de marquer rapidement son territoire, il décida de provoquer une série d'entretiens avec chacun de ses ex-collègues, désormais subalternes, pour leur assigner des objectifs ambitieux dans leur activité. Et aussi un petit peu pour le plaisir de les sentir verts de jalousie, assis sur une simple chaise, en très léger contrebas de son imposant fauteuil, digne d'un ministre.

Bruno Tartin passa ainsi une semaine sur son petit nuage. Puis cela se gâta quelque peu, par toutes petites touches.

Oh, ce ne fut vraiment pas grand chose au tout début, il eut juste l'impression que les choses lui échappaient par moment : un dossier qu'il retrouvait à un endroit tout autre que celui où il croyait l'avoir posé, un stylo déniché dans la corbeille à papier après l'avoir vainement cherché partout, des tâches étranges qui apparaissaient sur la moquette...

Sa première réaction fut d'engueuler sa secrétaire. Sa seconde fut de faire poser une serrure sur la porte de son bureau, afin de s'assurer que personne ne puisse y pénétrer en son absence.

Mais cela ne changea rien. Bruno Tartin commença peu à peu à douter insidieusement de lui-même, à se demander s'il ne fallait pas mettre cela sur le compte d'un petit surmenage passager. Car il faut dire qu'il se dépensait sans compter depuis sa prise de fonction, alignant des journées de quinze heures, emportant du travail chez lui pour ne pas perdre une seconde de son précieux temps. Dans ces conditions, quoi de plus normal que la fatigue lui fasse parfois louper une marche ? Il avait tellement de choses en tête qu'il pouvait bien de temps en temps ne plus se rappeler où il avait mis un dossier !

Il consulta un médecin, se fit prescrire quelques médications ravigorantes, essaya même de se ménager quelques petites pauses pour souffler, rien n'y fit. Au contraire, il semblait même que les choses empiraient. Il retrouva un jour sa veste sur la moquette de son bureau et non dans son vestiaire, son fauteuil en position basse, un gobelet empli de café froid dans son tiroir de bureau... Bruno Tartin ne savait plus trop que penser de tout cela. La raison lui disait clairement qu'il avait affaire à des malversations orchestrées contre lui, mais une petite angoisse sourdait en lui. Et si...

C'est un soir, alors qu'il était le seul encore présent dans les locaux de l'entreprise, que tout se précipita. Il était au téléphone avec un important client italien, à mettre la dernière main aux termes d'un contrat juteux qui allait, il en était convaincu, constituer son premier coup d'éclat dans son nouveau poste.

- ...so, if we refer to the memorandum of understanding, we should agree on these specifications. That's why I propose you to join an annex with the memorandum. Do you agr...

- Bruuuunooooo !

Un murmure s'était fait entendre au milieu de la conversation. Un étrange murmure qui semblait...

- Bruuuunooooo !

...oui, qui semblait prononcer son prénom, comme une plainte lointaine, très lointaine. Et ce n'était pas la voix de son client potentiel. Celui-ci avait l'air également surpris par la tournure des événements.

- Mister Tartin ? Is there any problem ?
- Heu... no... no... I just told you that we could...

- Bruuuuuuuuuuunooooooo ! Reeeeejoins-moi... Reeeejoins l'ombre !... Bruuuuuuunooooo !

Cette fois, il n'y avait plus de doute : une voix sépulcrale, dans le combiné, l'appelait dans un souffle sans vie...

- Bruuuuunoooooooooooooo ! Je suis mort, viens me rejoindre !

- ...
- Mister Tartin ? Is there any trouble with the line or is this a stupid joke ?
- Heu... No, Mister Manini, c'est un... heu... it's... je ne sais pas... je pen...

- Bruuuuuuuuuuuuuuuuunooooooooooooooooooo ! Paaaasse sur l'autre rive ! Viens !

- Well, Mister Tartin, I think it's no use having any further discussion. Good bye !

Le client italien venait de raccrocher. Un contrat perdu, vraisemblablement. Bruno Tartin regardait encore avec hébétude le combiné téléphonique dans sa main.

Le ver était cette fois dans le fruit, qui allait le bouffer peu à peu. Après s'être fait copieusement sermonner par le Directeur pour la perte inexpliquée du contrat italien, Bruno Tartin eut comme un ressort définitivement cassé en lui. Même si son solide cartésianisme voulait toujours croire à un mauvais coup, ses tripes se tordaient à la pensée d'être dans un bureau hanté.

- Dites, Mademoiselle Racledot, vous savez s'il y a déjà eu un mort dans les locaux ?
- Pardon, Monsieur Tartin ? Vous voulez savoir quoi ?
- Heu... non, rien...

Bruno Tartin retourna s'asseoir dans son bureau, le regard absent.

Le soir même, alors qu'une fois encore il était le dernier présent dans les locaux, mais cette fois pour essayer d'écluser le retard accumulé par manque de concentration, il leva un instant le nez de son écran, pour constater que la lumière du jour tombait et que la pénombre avait déjà envahi son bureau. Il tendit le bras pour allumer la lampe de bureau.

Il ne finit pas son geste : là, en face de lui, sur le mur, une pâle lueur verdâtre. Une tête de mort. Luminescente.

Bruno Tartin, déjà passablement ébranlé par les événements récents, ne voulut pas en savoir plus : il planta tout sur le champ, s'enfuit littéralement de son bureau et rentra chez lui en bras de chemise. Tout plutôt que de rester une minute de plus dans ce bureau hanté.

Le lendemain, l'oeil hagard, harassé par une nuit sans sommeil, il refit son apparition au bureau. Il demanda à sa secrétaire de le suivre dans son bureau, dont il se mit à fermer les volets pour y faire l'obscurité.

- Regardez bien le mur, là, Mademoiselle Racledot, vous allez voir, attendez que j'ai fermé complètement les volets...
- Heu... oui... heu... je ne vois pas grand chose.
- Mais si... heu... non... enfin...

Il n'y avait rien là où la veille au soir il avait vu une tête de mort lumineuse et grimaçante. Il rouvrit les volets et retourna s'affaler dans son fauteuil, sous le regard inquiet de sa secrétaire.

Sa conduite étrange commença bientôt à faire jaser dans l'entreprise. Il fut de nouveau convoqué par le Directeur qui le menaça de le rétrograder, voire pire, s'il ne se ressaisissait pas. Ce fut comme un coup de poignard pour Bruno Tartin, qui ne se sentait plus capable de faire face.

Le soir même, il entendit à nouveau la voix, qui semblait sortir de son ordinateur en un mince râle d'agonisant :

- Bruuuuuuuunoooooooo ! Reeeejoins-moi ! Viens ! Bruuuuuuuunoooooo !

Nouvelle fuite.

Il n'osait plus rester seul le soir dans son bureau, accumulait le retard, perdait définitivement pied.

Jusqu'à ce matin où Mademoiselle Racledot poussa un terrible cri en ouvrant la porte du bureau de son chef de service : Bruno Tartin gisait, affalé sur son bureau, le crâne explosé par la balle qu'il s'était tirée dans la tête.




Dieu que le cuir de son fauteuil paraissait doux et sensuel à la main de Raoul Sieff ! Quinze jours à peine s'étaient écoulés depuis l'enterrement de ce pauvre Tartin et il accédait enfin à son rêve : devenir chef de service, ce poste qui lui était passé sous le nez quelques mois plus tôt à cause de Tartin, justement.

Il caressa avec délice le bois massif du bureau. Magnifique ! Aucune trace de sang n'y demeurait, tout avait été méticuleusement nettoyé après que son prédécesseur s'y soit donné la mort.

Tout s'était si bien passé, encore mieux qu'il n'aurait jamais osé l'espérer. Au début, il avait juste, par dépit et par jalousie, voulu se venger de Tartin et des grands airs qu'il se donnait, en déplaçant ou en volant des objets dans son bureau. Vengeance puérile et stupide, mais la réaction de colère de Tartin l'avait incité à continuer, après avoir réussi à se procurer un double de la clé du bureau.

Ensuite, il avait commencé à pressentir que ce petit jeu pouvait, en le poussant plus avant, rapporter gros. C'est pour cela qu'un soir il était resté caché au bureau et avait attendu que Tartin soit en ligne avec le client italien pour aller hanter la conversation. Rien de bien complexe à mettre en oeuvre : le secrétariat de Tartin était désert à cette heure avancée, et le poste téléphonique de Mademoiselle Racledot pouvait filtrer les appels de Tartin... et accessoirement permettre de s'y infiltrer. Un mouchoir sur le combiné, une voix travestie, et l'effet avait été total : Tartin s'était révélé beaucoup plus impressionnable que prévu.

Encouragé par ce résultat dans son intention de le faire craquer, il avait alors enfoncé le clou : un peu de dessin à la peinture phosphorescente sur le mur de son bureau, soigneusement nettoyé après que Tartin se soit enfui, une petite bidouille sur son ordinateur pour que celui-ci diffuse à heure programmée un petit fichier sonore, et le tour avait été joué.

Bien sûr, il n'avait pas prévu que Tartin se tirerait une balle dans la tête, il espérait juste obtenir son licenciement en le rendant à moitié fou. Mais tant pis pour lui, Tartin était un faible et il n'allait pas pleurer sur son sort des jours et des jours. De fait, Raoul Sieff n'éprouvait aucun regret, aucun remord. Il était même plutôt satisfait de son coup.

Il regarda l'heure. Sept heures quarante-cinq. Mademoiselle Racledot, désormais sa secrétaire, n'était pas encore arrivée. Il imprima les fiches de mission qu'il avait préparées et se rendit à la photocopieuse. Ses ex-collègues, désormais subalternes, allaient voir ce qu'ils allaient voir : chacun aurait des objectifs quantifiés précis et ambitieux à atteindre, il allait leur faire voir ce que c'était qu'un vrai chef !

Mais quand il appuya sur le bouton du photocopieur, celui-ci produisit un étrange bruit, semblable à une plainte. Une plainte presque humaine. Et un étrange halo lumineux verdâtre enveloppa l'appareil, se fondant en mille fumeroles.

Dans sa stupeur, Raoul Sieff eut un mouvement de recul et resta interdit face à cet étrange phénomène. Ce n'est que quand le halo eut disparu, que la plainte se fut tu qu'il osa, d'une main hésitante, prendre la photocopie qu'avait recrachée la machine.

Rien n'y figurait du document qu'il voulait reproduire. Sur la feuille qu'il tenait d'une main tremblante, il pouvait discerner comme des traits. Les traits surexposés d'un visage humain. Celui de Bruno Tartin.

Les traits d'un visage humain grimaçant et qui semblait lui dire : "maintenant, ces bureaux sont VRAIMENT hantés et je te promets bien du plaisir !"