Blogborygmes

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jeudi 21 décembre 2006

Tant-BourrinSmashed potatoes

Si j'avais pu deviner qu'une pépée de ce calibre pénètrerait dans mon agence miteuse ce matin-là, sûr que j'aurais pris une autre posture pour l'accueillir. Mais voilà, mes talents de devin sont à peu près égaux à ma renommée de détective privé : proches de zéro. Et donc je n'avais aucune raison de me conduire différemment des autres jours de la semaine : j'étais à moitié affalé dans mon vieux fauteuil râpé, les pieds sur le bureau, mettant bien en évidence la misère de mes semelles, et je lisais les résultats du base-ball dans le canard en sirotant un peu de gnôle, juste histoire de mettre du carburant dans le moteur pour la journée.

Evidemment, la pose n'était pas flatteuse et aurait eu de quoi faire rebrousser chemin à n'importe quel client pénétrant dans mon agence, qui se résumait à un misérable local de dix mètres carrés poussiéreux et mal éclairé. Mais cela faisait bien trois mois que pas un client n'en avait poussé la porte d'entrée et que je vivais d'expédients : j'avais donc quelques excuses à ne pas être sur mes gardes.

Ah, au fait, je ne me suis pas présenté : mon nom est Rain. Tamboo Rain. Oui, je sais, j'ai un prénom ridicule. Que voulez-vous, à ma naissance, ma mère avait le choix entre me donner beaucoup d'amour ou un prénom grotesque. Que croyez-vous qu'elle a choisi ? Mais bon, je fais avec. Si je n'avais que ça comme blème dans la vie, c'est pas moi qui irais au bureau des réclamations. Mais je n'ai connu que les galères, les rades minables, les cuites, le désespoir et les chaussettes trouées. Et la dernière de mes galères, c'était cette foutue agence de détective privé, Tamboo Rain & Co, que j'avais voulu monter. Le "& Co", entre parenthèses, n'était là que pour donner une illusion d'un gros machin : la seule compagnie que j'avais était celle d'un poster de Marylin Monroe punaisé au mur.

Voilà pourquoi je sursautai quand j'entendis ce matin-là une voix demander : "Monsieur Tamboo Rain ?"

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samedi 9 décembre 2006

Tant-BourrinLe jour où tout bascula

Le regard de Ron Bruttain transperçait la fenêtre de son bureau, survolait les buildings, traversait les quartiers surpeuplés de New York, traversait les Etats-Unis et allait se perdre loin, si loin de là, dans les forêt de son Montana natal.

Car plus rien n'allait dans la tête de Ron depuis quelques mois. Alors qu'il avait fait montre pendant plus de quinze ans d'une énergie et d'un carriérisme forcené, prêt à tuer son prochain pour réussir dans la vie, voilà qu'il n'avait plus goût à rien. Rien du tout. Sa femme l'avait plaqué quelques semaines auparavant, définitivement lassée d'être mariée à un étranger qui passait l'essentiel de sa vie au bureau. Pas d'enfant. "Les enfants, ça bouffe trop d'énergie, on verra plus tard", avait-il coutume de dire. Finalement, il n'y aura pas de plus tard.

Oh, pour ce qui est de la réussite, pas de problème en revanche : il avait dégommé tous les obstacles qui auraient pu ralentir sa brillante ascension hiérarchique dans l'entreprise. Il avait le pouvoir, il avait l'argent. Mais depuis quelque temps, cela ne lui suffisait plus. Il lui manquait le bonheur.

Le bonheur. La plénitude. Juste se sentir bien. Cela faisait si longtemps. A 38 ans, voilà qu'il sentait comme un flot léger couler en lui, un flot dont la source, profonde et jusque-là enfouie, remontait loin, si loin en arrière. Lui qui avait toujours fait fi du passé retrouvait dans sa mémoire lasse des bribes d'une enfance perdue. Une enfance heureuse, avec le recul. Dans les forêts du Montana. Une enfance modeste, sans argent, sans pouvoir, mais heureuse.

Ron Bruttain réalisait peu à peu la vacuité de son existence, dont il emplissait pourtant chaque seconde d'une agitation intense et féroce. Une agitation, oui, mais pourquoi ? Pour faire gagner 0,1% de chiffre d'affaires à sa boîte ? Pour gagner plus d'argent qu'il ne pourrait jamais en dépenser avant sa mort ? Pour être encore plus admiré et haï à la fois par ses subordonnés ? Finalement, qu'avait-il fait dans sa vie ? Qu'avait-il fait de sa vie ?

Son esprit vola encore une fois jusqu'aux forêts du Montana. Il n'arrivait plus à se décrocher de la fenêtre et à se mettre au boulot. Il était pourtant arrivé tôt car son agenda du jour était bien chargé. Il regarda sa montre : 8h47. Déjà. Mais il restait là, le nez collé à la fenêtre de son bureau qui surplombait la grosse Pomme, New York la fourmillante. Et du haut du 83ème étage du World Trade Center, il regardait la douce lumière estivale de ce 11 septembre, qui lui rappelait un peu celle, caressante, du Montana, trente ans plus tôt.

Tout à coup, il se raidit. Là, devant lui, un avion. Son souffle se figea. Un avion qui traversait l'espace, un avion qui venait droit vers lui, droit vers la fenêtre devant laquelle il se tenait, qui allait la heurter dans une fraction de seconde. Il compris subitement que ç'en était fini.

Oui, ç'en était fini de cette vie stupide de work aholic, de drogué du boulot. Le petit avion en papier, en cognant sur la fenêtre, avait sonné le glas de toutes ces années d'aveuglement. Car Ron Bruttain avait vu un signe du destin dans la présence incongrue de ce frêle avion au 83ème étage. Comment avait-il pu atteindre une telle altitude ? Etait-ce une rafale de vent qui l'avait arraché de l'attraction terrestre ? Etait-ce un enfant qui l'avait jeté d'un étage supérieur (Ron pensait pourtant que les fenêtres, dans ces immeubles gigantesques, étaient toutes verrouillées) ? Peu importe ! Ron voyait dans cet avion de papier le symbole de l'innocence, de la légèreté, de l'insouciance. Il y lisait un message céleste qui lui disait qu'il était temps de décoller lui aussi des pesanteurs d'une vie de forcené.

Ron Bruttain laissa tout en plan. Sans prévenir qui que ce soit, il quitta son bureau, prit l'ascenseur et marcha tranquillement au hasard des rues, emplissant pleinement d'air ses poumons, enfin libre. Dans les jours qui suivraient, il allait tout liquider pour retourner vivre paisiblement au Montana. Mais pour l'heure, il prenait simplement un plaisir fou à sentir sur sa peau la douce chaleur du soleil de ce 11 septembre 2000.

Ce n'est qu'un an plus tard qu'un Boeing se fracassa dans la fenêtre de ce qui avait été son bureau, comme il l'apprit au fin fond du Montana où il avait retrouvé le goût du bonheur.

Comme quoi, il faut savoir écouter ses envies profondes de temps en temps.

jeudi 30 novembre 2006

Tant-BourrinAlice au pays des vermeils

Tous les démographes vous le dirons : le papy-boom arrive ! La natalité molle et l'allongement de la durée de vie font que la proportion de vieux débris personnes âgées dans la population française devrait aller sans cesse croissant : en 2050, un habitant sur trois devrait avoir plus de 60 ans, contre un sur cinq aujourd'hui. C'est pas moi qui le dit, c'est l'INSEE.

Blogborygmes étant toujours en avance sur son temps, j'ai décidé de lancer ici une grande série : les contes et histoires pour enfants revus à la sauce troisième âge. En effet, puisque les enfants vont être amenés, dans les années à venir, à côtoyer de plus en plus de vieux grabataires personnes du troisième âge, j'ai pensé qu'il serait pertinent de les y préparer en vieillissant quelque peu les personnages de leurs livres d'histoires. En voilà-t-il pas une idée qu'elle est bonne et qu'elle va me rapporter plein de brouzoufs ?

Aujourd'hui, première histoire, "Alice au pays des merveilles" revisité...




Alice commençait à se sentir très lasse de rester assise à côté de sa vieille sœur, sur son fauteuil relax dans le jardin de la maison de retraite, et de n’avoir rien à faire. Une fois ou deux, elle avait jeté un coup d’œil sur ce que lisait sa sœur : c'était un vieux catalogue Damart, tout écorné d'être passé de main de pensionnaire en main de pensionnaire et dont certaines pages étaient toutes collées. « Quel intérêt, pensait Alice, de lire comme ma soeur ce catalogue pour la douzième fois ? Et pourquoi certaines pages collent-elles ainsi les unes aux autres ? Je soupçonne quelques vieux pervers de se tirer sur la nouille aux toilettes sur la page des gaines en kevlar ! »

Elle se demandait (dans la mesure où elle était capable de réfléchir, car elle souffrait depuis dix ans de la maladie d'Alzheimer mâtinée de Creutzfeld-Jacob) si le plaisir de ne pas mouiller sa couche Confiance valait la peine de s'extraire de son fauteuil relax, lorsque, brusquement, un vieux lapin blanc aux yeux roses, appuyé sur une canne, passa en clopinant tout près d’elle.

Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et Alice, qui sucrait les fraises depuis bien longtemps déjà, ne trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le vieux lapin se dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! » (Lorsqu’elle y réfléchit par la suite au cours d'un de ses rares instants de lucidité, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel) ; cependant, lorsque le vieux lapin tira bel et bien une montre de la poche de son gilet, regarda l’heure, et s'escrima à boiter plus vite en allongeant la canne, Alice se dressa péniblement en faisant craquer toutes ses vieilles articulations et s'agrippa à son déambulateur, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle n’avait jamais vu de vieux lapin arthritique pourvu d'une canne et d’une poche de gilet, ni d’une montre à tirer de cette poche. Dévorée de curiosité, elle traversa le jardin de la maison de retraite, au rythme lancinant du choc du déambulateur sur les dalles grises de l'allée, avançant tout petitement, centimètre après centimètre. Mais le vieux lapin blanc qui se traînait à la force de sa canne n'avançait guère plus vite malgré son empressement apparent.

En claudiquant à sa poursuite, elle eut la chance d’arriver juste à temps pour le voir s'exclamer une dernière fois « Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! », s'arrêter brusquement, porter une patte à sa poitrine, pousser un cri de douleur et s'effondrer comme une masse, le nez dans le gazon.

Alice s'approcha du vieux lapin blanc qui ne bougeait plus, apparemment foudroyé par une crise cardiaque. Elle s'exclama à l'adresse de sa soeur, restée assise là-bas, dans la cour : « Oh, as-tu vu ça ? »... Puis, devant l'absence de réponse due à la quasi-surdité de sa soeur, elle hurla : « OH !!! AS-TU VU ÇA ? »

Celle-ci finit par lever l'oeil (le seul utilisable, l'autre étant atteint par la cataracte) de son catalogue et répondit : « Bin, c'est juste une charogne de lapin. Touche-z'y donc pas, l'a peut-être la myxomatose ! »

Et Alice, déçue, prit le chemin du retour au rythme lancinant des chocs de son déambulateur sur les dalles grises de l'allée. Avec tout ça, elle avait mouillé sa couche.



Voilà.

Hem.

A la réflexion, je me dis que c'est peut-être un peu court en faire tout un bouquin et que, finalement, mon idée initiale n'était peut-être pas si géniale que ça. Parce qu'à la réflexion, la perspective d'écrire l'histoire du vieux chaperon rouge mangeant une purée en compagnie du vieux loup édenté ne me soulève pas d'enthousiasme. Pas plus que celle d'imaginer l'histoire du vieux Poucet et de ses frères croulants semant leurs dentiers pour retrouver le chemin de l'hospice.

Non, tout bien réfléchi, c'est même une idée pas bonne du tout, ce n'est pas avec ça que je vais gagner des millions pour ma retraite.

Bah, cela m'aura au moins servi à faire un billet !

lundi 27 novembre 2006

Tant-BourrinLe voeu

Simone était simple et aimante. Née dans un milieu modeste, élève effacée, adolescente timide, sa vie fut celle, sans éclat, de millions de jeunes femmes après-guerre : elle commença à travailler en usine, se maria jeune et eut trois enfants. Rien de bien romanesque, non, juste l'existence ordinaire d'une jeune fille devenue femme puis mère et qu'une rude condition d'ouvrière n'excluait pas d'une certaine forme de bonheur.

Car Simone était plutôt heureuse. Malgré la fatigue, malgré le manque de temps, malgré le diable tiré par la queue, elle trouvait l'harmonie dans le cocon de sa famille : elle aimait profondément son mari, adorait ses enfants, avait gardé des liens très forts avec ses deux soeurs, et tous le lui rendaient bien. Et malgré l'usure des années de labeur, elle tint le cap de son amour tranquille.

Les enfants, comme tous les enfants, grandirent. Vint le temps où, l'un après l'autre, ils quittèrent le nid familial pour aller à leur tour vivre en couple. Simone, bien sûr, en fut un peu affectée, mais leur bonheur passait avant le sien et puis elle allait pouvoir vivre de nouveau en amoureux avec son René de mari.

Le destin ne lui en laissa hélas pas le loisir : René mourut prématurément d'un cancer généralisé à l'âge de 54 ans, laissant Simone désespérée.

Et tout l'amour que lui prodiguèrent ses trois fils, comme en écho à tout celui qu'elle leur avait donné dans années durant, ne fut pas de trop pour l'aider à surmonter ce terrible déchirement. Ce fut long, ce fut noir, ce fut douloureux. Simone ne fit jamais le deuil de son mari - peut-on jamais faire le deuil de quelqu'un que l'on a profondément aimé ? - mais le temps finit par rendre la peine moins vive, moins purulente. Les souvenirs qui lui venaient à l'esprit finirent par être ceux des jours heureux, qui la faisaient sourire, sans que ne viennent immédiatement s'y superposer la vision de la face cireuse et sans vie de René.

Simone avait beaucoup pensé à la vie, à la mort. La vie ? Elle déboulait de nouveau en force : en quelques années, quatre petits-enfants s'étaient posés en douceur dans l'édredon moelleux de son amour. La mort ? Elle était toujours présente dans un coin de son esprit, elle s'y préparait déjà, même si elle la souhaitait la plus lointaine possible. Tout ce qu'elle espérait, disait-elle souvent, c'était de mourir entourée de ceux qui l'aiment. Ses fils protestaient, disaient "voyons, ne parle pas de ça, Maman !", mais elle insistait. "Mourir entourée de ceux qui m'aiment, disait-elle, quelle belle mort cela doit être. Hélas, votre pauvre père n'a pas eu cette chance, lui qui est parti seul à trois heures du matin dans cet hôpital gris"...

L'âge de la retraite finit par sonner. Simone pu certes s'occuper plus encore de ses petits-enfants, mais elle, qui toute sa vie durant n'avait pas eu une seconde à elle, se retrouva désemparée de tout ce temps qui lui était désormais donné et qu'elle ne savait comment combler.

Deux ans encore s'écoulèrent, jusqu'à ce Noël où ses trois fils lui firent un cadeau incroyable : alors qu'elle n'avait jamais quitté la France de sa vie, ils lui offraient un safari-photo au Kenya. Simone en fut émue jusqu'aux larmes. Ses fils ne s'étaient pas trompés : ils savaient l'attrait de leur mère pour les documentaires animaliers, pour ces bêtes sauvages magnifiques dans des paysages de savane somptueux.

"Vous êtes fous, il ne fallait pas !" Simone embrassa tout son petit monde avec chaleur, fils, belles-filles, petits-enfants. "Merci, merci, merci !". Et, bouleversée par tant d'amour, elle se dit encore une fois, dans une prière intérieure, "le jour où je mourrai, mon Dieu, faites que ce soit entourée de ceux qui m'aiment"...

Le voyage, quelques semaines plus tard, ne fut pas de tout repos : les fils ne roulaient pas sur l'or eux non plus et, même en s'y mettant à trois, ils avaient dû se rabattre sur un séjour à bas prix avec voyage en avion charter et organisation quelque peu indigente sur place.

Mais, malgré le trajet épuisant, malgré l'hôtel peu reluisant, malgré les guides désinvoltes, elle profitait de chaque seconde comme s'il s'était agi d'une éternité. Peu lui importait le flacon du tour operator pourvu qu'elle ait l'ivresse de l'Afrique !

Et quand, après trois heures passées dans un bus bringuebalant en compagnie d'une quarantaine d'autres touristes low cost dégoulinants de sueur, elle aperçut son premier lion, son coeur fit comme un salto arrière de joie dans sa poitrine. Elle n'avait plus soixante-deux ans, elle en avait dix ! C'était les images de ses livres d'école qui s'animaient sous ses yeux. Pour de vrai.

Oh, bien sûr, le lion était loin, bien loin là-bas, mais il paraissait si proche dans sa paire de jumelles. Et elle en vit un autre, et puis encore un autre. Toute un clan, allongé dans l'herbe. Elle en pleurait presque d'émotion.

Ce fut le guide qui la ramena sur terre : "je vous laisse encore cinq minutes, et puis on repart. Il ne faut pas traîner si on veut être de retour à Nairobi avant la nuit". Le bus s'étant garé à la lisière d'un gros bouquet d'arbres, la plupart des safaristes allèrent s'y soulager la vessie à l'abri des regards. Simone, que des troubles intestinaux perturbaient depuis deux jours, s'avisa qu'il serait sûrement préférable d'en faire autant.

Cela lui prit plus de temps que prévu. Et ses tripes, pourtant déjà tordues par la douleur, se nouèrent plus encore quand elle entendit le bruit du bus qui redémarrait. Oubliant toute pudeur et toute hygiène, elle se redressa et courut du plus vite qu'elle pouvait. Mais, revenue à la lisière du bouquet d'arbres, elle ne vit plus le bus. Ou plutôt, si : c'était ce petit point jaune, là-bas, au loin, qui s'éloignait dans une nuée de poussière.

Simone, interloquée, la lèvre tremblante, se remit à courir dérisoirement sur la piste, faisant en même temps des moulinets désespérés de ses bras. Mais, bientôt, elle sentit un point de côté, son souffle se fit court. Elle s'arrêta, le regard perdu, pétrifiée de terreur. Plus de bus. Plus rien. La savane. Et elle au milieu. Seule.

Seule ? Non, pas vraiment. Un bruissement derrière elle.

Elle eut à peine le temps de se retourner pour apercevoir la lionne qui lui bondissait dessus, avant de s'écrouler lourdement sous le poids des 150 kg rugissants du fauve, vite rejoint par le reste du clan.

Les dernières images que Simone emporta dans la mort furent celles d'un bout de ciel africain et de crocs rougis de son propre sang.

Toute sa vie, elle avait ardemment souhaité mourir entourée de ceux qui l'aiment. En regardant le clan des lions allongés au soleil autour des restes de Simone et se pourléchant encore les babines après leur repas, qui pourrait dire que son voeu n'avait pas été exaucé ?

dimanche 26 novembre 2006

Saoul-FifreLa salle des pas perdus pour tout le monde

Dans la salle d'attente de ton cœur
Je suis rentré, me suis assis
Mon train partira tout à l'heure
Je préfère rester ici.

Sur la vitre, les fumées s'incrustent
Le gris est partout dans cette gare
Sauf dans tes yeux grillant les miens
Je préfère rester ici.

Le froid se faufile sous la porte
La chaudière est morte mais qu'importe
Une douce fièvre est à nos fronts
Je préfère rester ici.

Les affiches invitent à la fuite
Mais sur tes lèvres, il y a
Des parfums d'onde et de pyrite
Je préfère rester ici.

Dans la salle d'attente de mon cœur
Tu es rentrée, me suis durci
À de voyages cajoleurs
Je veux que tu m'inities.

samedi 18 novembre 2006

Tant-BourrinLeçon de vie n°5

Amie lectrice, ami lecteur,

je le sens bien : le boeuf placide du temps a brouté les herbes folles de ton impatience depuis que je t'ai dispensé le substantifique foin de mes quatre précédentes leçons de vie. Ô, comme je devine aisément que la frêle marguerite de ta soif de savoir a dû devenir un puissant baobab sous la pluie lancinante des secondes écoulées depuis que j'ai moulé à la louche pour la dernière fois le fromage de mon vécu dans la faisselle de ton inexpérience !

Las, amie lectrice, ami lecteur, le faix de ton immaturité indécrottable me pèse autant que les lourdes valises de ta désinvolte irresponsabilité. Oui, insignifiant scarabée pusillanime, tu es mon sparadrap haddockien, mon phtirus pubis gonovore, la déjection canine à ma semelle collée. Car, pour ma plus grande affliction, je me suis donné pour sacerdoce d'être le grand frère rassurant dans la cité délabrée de ton existence, la tondeuse à gazon électrique qui coupe à ras la pelouse de tes névroses, le GPS intime de la Twingo de ta destinée, qui t'indique à chaque instant le chemin le plus direct vers la félicité et te prévient à l'approche des radars automatiques des vicissitudes humaines. Et crois-moi, ce n'est vraiment pas de la tarte !

Il m'eût paru souhaitable, jeune sarcophaga stercoraria inconséquent, de laisser la bride de la liberté sur le cou de ta propre expérience, tant il est vrai que c'est en goûtant soi-même à la merde du vécu que l'on affine les papilles gustatives de son épanouissement pour mieux la distinguer plus tard du chocolat de l'ataraxie.

Malheureusement, la serpillière de ma clairvoyance nettoie le linoleum de l'évidence : tu n'es pas encore prêt, petit cancrelat hésitant, et la main de ma responsabilité déroule le papier-toilette du devoir et tire la chasse d'eau de mes réticences. Je reviens donc ici te dispenser une nouvelle leçon de vie dont tu sauras, j'en suis convaincu, tirer le meilleur parti pour faire un pas de plus sur le chemin vicinal de la condition humaine qui sentira pour toi la noisette de la plénitude.

Tu n'es pas encore prêt, disais-je donc comme tu l'auras remarqué si tu as bien suivi, ami lecteur, amie lectrice, car, à l'instar de la coquette découvrant une tâche de vin sur sa belle robe blanche, je perçois encore en toi la souillure de la tentation de la violence la plus bestiale. Ne le nie pas, petite cicadelle pruineuse, j'ai passé l'aspirateur de ma curiosité dans les recoins poussiéreux du net et j'y ai débusqué, de-ci de-là et ailleurs, l'araignée de la fureur impétueuse.

Or, tu commences à connaître le grand timonier de ta pensée que je suis, je file toujours, tel le chat affamé se précipitant vers sa gamelle de Ron-Ron au poisson, à l'essentiel. "L'essentiel, toujours l'essentiel, droit à l'essentiel", telle est la devise à laquelle, tel un pou pubien intraitable, je me tiens fermement. Je laisse aux autres, aux beaux parleurs à la petite semaine, aux rhéteurs de bas étages, aux laïusseurs verbeux, le soin de continuer à mouliner ad nauseam leurs creuses paroles en de vaines volutes de mots ampoulés, en un sirupeux dégueulis de phraséologie boursouflée, en une écume excrémentielle de prosaïques insipidités. Car hors le message, point de salut, petit myriapode boiteux, et je ne vais certainement pas couper le fil de mon raisonnement limpide avec les ciseaux de la logorrhée la plus stérile qui soit. Concision, rigueur, sobriété, voilà qui caractérise mon discours tout autant que le doigt plongé dans la narine caractérise l'automobiliste arrêté au feu rouge. Alors que l'outrecuidante lalomanie de certains pipelets danse un fade slow au son de l'orchestre poussiéreux de leur fatuité, mes phrases claires et directes exécutent une époustouflante chorégraphie au rythme endiablé du boys band de ma dialectique. En effet, peut-être l'ignorez-vous, ma devise est "l'essentiel, toujours l'essentiel, droit à l'ess..."

Hein ? Plaît-il ? Qu'il y a-t-il, jeune longicorne cérambyx ? Je l'ai déjà dit ?... Tu en es vraiment sûr ?... Oui ? Ah bon !... Tu auras sûrement mal saisi une subtile nuance entre mes deux formulations, j'imagine !... Bon, voyons, où en étais-je ?... Ah oui, l'essentiel ! Je fais foin des circonvolutions verb...

Pardon ? Pourquoi m'interromps-tu encore, petit machaon impétueux ?... Quoi ? L'essentiel ?... Eh bien, justement, je suis précisément en train de t'en parler, de l'ess... Quoi ?... Je m'égare ? Mon message ?... Evidemment que j'allais y venir à mon message, le rail de ma parole ne connais que la ligne droite de l'efficacité... Oui, donc, mon message... heu... de quoi voulais-je te parler, en fait ?... Ah oui ! Ta violence larvée, c'est ça !

Or donc, disais-je il y a une seconde à peine, les abeilles de la clairvoyance ont déversé le miel de l'évidence dans la ruche de mon cerveau : je le sens bien, la vessie de ta réserve déborde de l'urine de la fulmination et tu as besoin, ami lecteur, amie lectrice, de faire une petite pause pipi dans les wawas de la violence.

Et c'est là que j'interviens pour dire halte-là, malheureux ! Ignorerais-tu donc, jeune anthrène naïf, qu'une fois percée la canalisation de tes pulsions tempétueuses, le plombier de la civilité est bien ardu à trouver ? Ne mesures-tu pas que le ridicule dont tu t'enduis est si épais que tu ressembles alors à un pâté en croûte ? As-tu donc tout oublié de la dialectique du Zizou et du Materazzi ?

En vérité je te le dis, ami lecteur, amie lectrice, il ne faut point ouvrir la cocotte-minute de tes humeurs les plus noires, le ragoût de ta colère est meilleur cuit à la vapeur, cela conserve mieux les vitamines de tes emportements. Le temps sauvageon a tagué ma chevelure à la peinture blanche de l'expérience, aussi tu peux me croire, jeune pois sauteur du Mexique, quand je t'affirme haut et fort qu'il vaut mieux laisser le 38 tonnes de l'imperturbabilité rouler sur le hérisson de ton ressentiment. En d'autres termes, si un léger échauffement ébranle quelque peu ton flegme habituel, néglige donc les écoulement urétaux ! Je traduis pour les quelques préadolescents en grande difficulté sociale qui auraient pu se glisser parmi mon lectorat : si t'es véner, laisse pisser !

Mais que vois-je, jeune orthétrum réticulé, pourquoi lèves-tu encore le doigt ? Je conçois que tu puisses être empressé de me remercier pour la limpidité de mon précieux message, mais tu pourrais attendre que j'en aie totalement fini ! C'est d'ailleurs presque le cas, je souhaitais juste vous remercier de votre att...

Pardon ? Que dis-tu encore ? Pas clair, mon message ?... Comment ça, pas clair ?... Quoi ? Je n'ai pas dit pourquoi ce n'est pas bien de céder à la violence ?... Ah, je te reconnais bien là, petit fourmilion flavicorne irréfléchi ! Pense bien à la chose, appuie sur le démarreur de tes neurones pour faire pétarader la mobylette de ta réflexion, et tu trouveras la réponse en toi ! Voilà, je vous remercie donc de vot...

Quoi encore ?... Comment ça, tu ne trouves pas ?... Mais c'est incroyable, ça ! Il faut tout leur dire à ces petits jeunes !... Eh bien, voilà, heu, tu ne dois pas céder à la tentation de la violence parce que... heu... bin... heu... parce que c'est pas beau de se mettre en colère, quoi ! Voilà, cette fois, je vous remerc...

Mais qu'est-ce que tu me veux encore, jeune pou teigneux ?... Quoi ? C'est un peu court comme réponse ?... Non, mais dis donc, petit morveux, tu te prends pour qui pour te permettre de juger ainsi de ce qui est bon ou mauvais, hein ? C'est encore couvert d'acné juvénile et ça voudrait en remontrer aux anciens pleins de sapience ! Mais ce n'est pas aux vieux sages qu'on apprend à faire la grimace, frêle lombric impudent !... Bon, l'incident est clos, je vous remercie de...

Quoi ??? Qu'est-ce que t'as dit, là ? Je suis un vieux nul, moi ? C'est ça que t'as dit ? Allez, allez, répète, couille molle ! Espèce fumier à lapin méphitique ! Troufignard chiasseux ! Fistule purulente ! Résidu de vidange ! Allez, viens te battre, qu'on voit un peu si t'en as, cloporte à purin !... Que de la gueule, hein ? Allez, ferme-là, ta grande bouche, y'a des colombins qui dépassent ! Sale marmouset empoicré de merde ! Petit Jean-Foutre de mes gonades ! Oui, c'est ça, casse-toi avant que je t'explose la gueule à coups de barre à mine, espèce de cloporte décérébré ! Béjaune à andouillers ! Castrat merdouilleux ! Sac à liqueur séminale ! Je t'urine à la rainure anale ! Je copule avec Madame ta mère ! C'est ça dégage, tu feras remonter le QI moyen de l'assemblée !... Non mais !... Heu... Bon, que disais-je ?... Heu... Oui, voilà, j'en ai fini avec cette leçon de vie, je suis sûr que vous saurez en sucer la tige pour en tirer la sève de la sérénité.

Je vous remercie de votre attention. Sortez en ordre et sans faire de bruit.

dimanche 12 novembre 2006

Tant-BourrinPour un peu de pouvoir

Dieu que le cuir de son fauteuil paraissait doux et sensuel à la main de Bruno Tartin ! Il savourait pleinement ces premiers instants passés dans son nouveau bureau. Son nouveau bureau de chef de service pour lequel, avec le départ annoncé de Monsieur Piécette à la retraite, il avait dû faire montre d'un dynamisme et d'une efficacité redoutable dans son travail ces derniers mois, les candidats potentiels à la succession étant nombreux dans le service.

Mais maintenant, c'était fait, le Directeur l'avait convoqué pour lui proposer le poste qu'il s'était bien évidemment empressé d'accepter.

Tout à son bonheur et à sa volonté de marquer rapidement son territoire, il décida de provoquer une série d'entretiens avec chacun de ses ex-collègues, désormais subalternes, pour leur assigner des objectifs ambitieux dans leur activité. Et aussi un petit peu pour le plaisir de les sentir verts de jalousie, assis sur une simple chaise, en très léger contrebas de son imposant fauteuil, digne d'un ministre.

Bruno Tartin passa ainsi une semaine sur son petit nuage. Puis cela se gâta quelque peu, par toutes petites touches.

Oh, ce ne fut vraiment pas grand chose au tout début, il eut juste l'impression que les choses lui échappaient par moment : un dossier qu'il retrouvait à un endroit tout autre que celui où il croyait l'avoir posé, un stylo déniché dans la corbeille à papier après l'avoir vainement cherché partout, des tâches étranges qui apparaissaient sur la moquette...

Sa première réaction fut d'engueuler sa secrétaire. Sa seconde fut de faire poser une serrure sur la porte de son bureau, afin de s'assurer que personne ne puisse y pénétrer en son absence.

Mais cela ne changea rien. Bruno Tartin commença peu à peu à douter insidieusement de lui-même, à se demander s'il ne fallait pas mettre cela sur le compte d'un petit surmenage passager. Car il faut dire qu'il se dépensait sans compter depuis sa prise de fonction, alignant des journées de quinze heures, emportant du travail chez lui pour ne pas perdre une seconde de son précieux temps. Dans ces conditions, quoi de plus normal que la fatigue lui fasse parfois louper une marche ? Il avait tellement de choses en tête qu'il pouvait bien de temps en temps ne plus se rappeler où il avait mis un dossier !

Il consulta un médecin, se fit prescrire quelques médications ravigorantes, essaya même de se ménager quelques petites pauses pour souffler, rien n'y fit. Au contraire, il semblait même que les choses empiraient. Il retrouva un jour sa veste sur la moquette de son bureau et non dans son vestiaire, son fauteuil en position basse, un gobelet empli de café froid dans son tiroir de bureau... Bruno Tartin ne savait plus trop que penser de tout cela. La raison lui disait clairement qu'il avait affaire à des malversations orchestrées contre lui, mais une petite angoisse sourdait en lui. Et si...

C'est un soir, alors qu'il était le seul encore présent dans les locaux de l'entreprise, que tout se précipita. Il était au téléphone avec un important client italien, à mettre la dernière main aux termes d'un contrat juteux qui allait, il en était convaincu, constituer son premier coup d'éclat dans son nouveau poste.

- ...so, if we refer to the memorandum of understanding, we should agree on these specifications. That's why I propose you to join an annex with the memorandum. Do you agr...

- Bruuuunooooo !

Un murmure s'était fait entendre au milieu de la conversation. Un étrange murmure qui semblait...

- Bruuuunooooo !

...oui, qui semblait prononcer son prénom, comme une plainte lointaine, très lointaine. Et ce n'était pas la voix de son client potentiel. Celui-ci avait l'air également surpris par la tournure des événements.

- Mister Tartin ? Is there any problem ?
- Heu... no... no... I just told you that we could...

- Bruuuuuuuuuuunooooooo ! Reeeeejoins-moi... Reeeejoins l'ombre !... Bruuuuuuunooooo !

Cette fois, il n'y avait plus de doute : une voix sépulcrale, dans le combiné, l'appelait dans un souffle sans vie...

- Bruuuuunoooooooooooooo ! Je suis mort, viens me rejoindre !

- ...
- Mister Tartin ? Is there any trouble with the line or is this a stupid joke ?
- Heu... No, Mister Manini, c'est un... heu... it's... je ne sais pas... je pen...

- Bruuuuuuuuuuuuuuuuunooooooooooooooooooo ! Paaaasse sur l'autre rive ! Viens !

- Well, Mister Tartin, I think it's no use having any further discussion. Good bye !

Le client italien venait de raccrocher. Un contrat perdu, vraisemblablement. Bruno Tartin regardait encore avec hébétude le combiné téléphonique dans sa main.

Le ver était cette fois dans le fruit, qui allait le bouffer peu à peu. Après s'être fait copieusement sermonner par le Directeur pour la perte inexpliquée du contrat italien, Bruno Tartin eut comme un ressort définitivement cassé en lui. Même si son solide cartésianisme voulait toujours croire à un mauvais coup, ses tripes se tordaient à la pensée d'être dans un bureau hanté.

- Dites, Mademoiselle Racledot, vous savez s'il y a déjà eu un mort dans les locaux ?
- Pardon, Monsieur Tartin ? Vous voulez savoir quoi ?
- Heu... non, rien...

Bruno Tartin retourna s'asseoir dans son bureau, le regard absent.

Le soir même, alors qu'une fois encore il était le dernier présent dans les locaux, mais cette fois pour essayer d'écluser le retard accumulé par manque de concentration, il leva un instant le nez de son écran, pour constater que la lumière du jour tombait et que la pénombre avait déjà envahi son bureau. Il tendit le bras pour allumer la lampe de bureau.

Il ne finit pas son geste : là, en face de lui, sur le mur, une pâle lueur verdâtre. Une tête de mort. Luminescente.

Bruno Tartin, déjà passablement ébranlé par les événements récents, ne voulut pas en savoir plus : il planta tout sur le champ, s'enfuit littéralement de son bureau et rentra chez lui en bras de chemise. Tout plutôt que de rester une minute de plus dans ce bureau hanté.

Le lendemain, l'oeil hagard, harassé par une nuit sans sommeil, il refit son apparition au bureau. Il demanda à sa secrétaire de le suivre dans son bureau, dont il se mit à fermer les volets pour y faire l'obscurité.

- Regardez bien le mur, là, Mademoiselle Racledot, vous allez voir, attendez que j'ai fermé complètement les volets...
- Heu... oui... heu... je ne vois pas grand chose.
- Mais si... heu... non... enfin...

Il n'y avait rien là où la veille au soir il avait vu une tête de mort lumineuse et grimaçante. Il rouvrit les volets et retourna s'affaler dans son fauteuil, sous le regard inquiet de sa secrétaire.

Sa conduite étrange commença bientôt à faire jaser dans l'entreprise. Il fut de nouveau convoqué par le Directeur qui le menaça de le rétrograder, voire pire, s'il ne se ressaisissait pas. Ce fut comme un coup de poignard pour Bruno Tartin, qui ne se sentait plus capable de faire face.

Le soir même, il entendit à nouveau la voix, qui semblait sortir de son ordinateur en un mince râle d'agonisant :

- Bruuuuuuuunoooooooo ! Reeeejoins-moi ! Viens ! Bruuuuuuuunoooooo !

Nouvelle fuite.

Il n'osait plus rester seul le soir dans son bureau, accumulait le retard, perdait définitivement pied.

Jusqu'à ce matin où Mademoiselle Racledot poussa un terrible cri en ouvrant la porte du bureau de son chef de service : Bruno Tartin gisait, affalé sur son bureau, le crâne explosé par la balle qu'il s'était tirée dans la tête.




Dieu que le cuir de son fauteuil paraissait doux et sensuel à la main de Raoul Sieff ! Quinze jours à peine s'étaient écoulés depuis l'enterrement de ce pauvre Tartin et il accédait enfin à son rêve : devenir chef de service, ce poste qui lui était passé sous le nez quelques mois plus tôt à cause de Tartin, justement.

Il caressa avec délice le bois massif du bureau. Magnifique ! Aucune trace de sang n'y demeurait, tout avait été méticuleusement nettoyé après que son prédécesseur s'y soit donné la mort.

Tout s'était si bien passé, encore mieux qu'il n'aurait jamais osé l'espérer. Au début, il avait juste, par dépit et par jalousie, voulu se venger de Tartin et des grands airs qu'il se donnait, en déplaçant ou en volant des objets dans son bureau. Vengeance puérile et stupide, mais la réaction de colère de Tartin l'avait incité à continuer, après avoir réussi à se procurer un double de la clé du bureau.

Ensuite, il avait commencé à pressentir que ce petit jeu pouvait, en le poussant plus avant, rapporter gros. C'est pour cela qu'un soir il était resté caché au bureau et avait attendu que Tartin soit en ligne avec le client italien pour aller hanter la conversation. Rien de bien complexe à mettre en oeuvre : le secrétariat de Tartin était désert à cette heure avancée, et le poste téléphonique de Mademoiselle Racledot pouvait filtrer les appels de Tartin... et accessoirement permettre de s'y infiltrer. Un mouchoir sur le combiné, une voix travestie, et l'effet avait été total : Tartin s'était révélé beaucoup plus impressionnable que prévu.

Encouragé par ce résultat dans son intention de le faire craquer, il avait alors enfoncé le clou : un peu de dessin à la peinture phosphorescente sur le mur de son bureau, soigneusement nettoyé après que Tartin se soit enfui, une petite bidouille sur son ordinateur pour que celui-ci diffuse à heure programmée un petit fichier sonore, et le tour avait été joué.

Bien sûr, il n'avait pas prévu que Tartin se tirerait une balle dans la tête, il espérait juste obtenir son licenciement en le rendant à moitié fou. Mais tant pis pour lui, Tartin était un faible et il n'allait pas pleurer sur son sort des jours et des jours. De fait, Raoul Sieff n'éprouvait aucun regret, aucun remord. Il était même plutôt satisfait de son coup.

Il regarda l'heure. Sept heures quarante-cinq. Mademoiselle Racledot, désormais sa secrétaire, n'était pas encore arrivée. Il imprima les fiches de mission qu'il avait préparées et se rendit à la photocopieuse. Ses ex-collègues, désormais subalternes, allaient voir ce qu'ils allaient voir : chacun aurait des objectifs quantifiés précis et ambitieux à atteindre, il allait leur faire voir ce que c'était qu'un vrai chef !

Mais quand il appuya sur le bouton du photocopieur, celui-ci produisit un étrange bruit, semblable à une plainte. Une plainte presque humaine. Et un étrange halo lumineux verdâtre enveloppa l'appareil, se fondant en mille fumeroles.

Dans sa stupeur, Raoul Sieff eut un mouvement de recul et resta interdit face à cet étrange phénomène. Ce n'est que quand le halo eut disparu, que la plainte se fut tu qu'il osa, d'une main hésitante, prendre la photocopie qu'avait recrachée la machine.

Rien n'y figurait du document qu'il voulait reproduire. Sur la feuille qu'il tenait d'une main tremblante, il pouvait discerner comme des traits. Les traits surexposés d'un visage humain. Celui de Bruno Tartin.

Les traits d'un visage humain grimaçant et qui semblait lui dire : "maintenant, ces bureaux sont VRAIMENT hantés et je te promets bien du plaisir !"

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