Le regard de Ron Bruttain transperçait la fenêtre de son bureau, survolait les buildings, traversait les quartiers surpeuplés de New York, traversait les Etats-Unis et allait se perdre loin, si loin de là, dans les forêt de son Montana natal.

Car plus rien n'allait dans la tête de Ron depuis quelques mois. Alors qu'il avait fait montre pendant plus de quinze ans d'une énergie et d'un carriérisme forcené, prêt à tuer son prochain pour réussir dans la vie, voilà qu'il n'avait plus goût à rien. Rien du tout. Sa femme l'avait plaqué quelques semaines auparavant, définitivement lassée d'être mariée à un étranger qui passait l'essentiel de sa vie au bureau. Pas d'enfant. "Les enfants, ça bouffe trop d'énergie, on verra plus tard", avait-il coutume de dire. Finalement, il n'y aura pas de plus tard.

Oh, pour ce qui est de la réussite, pas de problème en revanche : il avait dégommé tous les obstacles qui auraient pu ralentir sa brillante ascension hiérarchique dans l'entreprise. Il avait le pouvoir, il avait l'argent. Mais depuis quelque temps, cela ne lui suffisait plus. Il lui manquait le bonheur.

Le bonheur. La plénitude. Juste se sentir bien. Cela faisait si longtemps. A 38 ans, voilà qu'il sentait comme un flot léger couler en lui, un flot dont la source, profonde et jusque-là enfouie, remontait loin, si loin en arrière. Lui qui avait toujours fait fi du passé retrouvait dans sa mémoire lasse des bribes d'une enfance perdue. Une enfance heureuse, avec le recul. Dans les forêts du Montana. Une enfance modeste, sans argent, sans pouvoir, mais heureuse.

Ron Bruttain réalisait peu à peu la vacuité de son existence, dont il emplissait pourtant chaque seconde d'une agitation intense et féroce. Une agitation, oui, mais pourquoi ? Pour faire gagner 0,1% de chiffre d'affaires à sa boîte ? Pour gagner plus d'argent qu'il ne pourrait jamais en dépenser avant sa mort ? Pour être encore plus admiré et haï à la fois par ses subordonnés ? Finalement, qu'avait-il fait dans sa vie ? Qu'avait-il fait de sa vie ?

Son esprit vola encore une fois jusqu'aux forêts du Montana. Il n'arrivait plus à se décrocher de la fenêtre et à se mettre au boulot. Il était pourtant arrivé tôt car son agenda du jour était bien chargé. Il regarda sa montre : 8h47. Déjà. Mais il restait là, le nez collé à la fenêtre de son bureau qui surplombait la grosse Pomme, New York la fourmillante. Et du haut du 83ème étage du World Trade Center, il regardait la douce lumière estivale de ce 11 septembre, qui lui rappelait un peu celle, caressante, du Montana, trente ans plus tôt.

Tout à coup, il se raidit. Là, devant lui, un avion. Son souffle se figea. Un avion qui traversait l'espace, un avion qui venait droit vers lui, droit vers la fenêtre devant laquelle il se tenait, qui allait la heurter dans une fraction de seconde. Il compris subitement que ç'en était fini.

Oui, ç'en était fini de cette vie stupide de work aholic, de drogué du boulot. Le petit avion en papier, en cognant sur la fenêtre, avait sonné le glas de toutes ces années d'aveuglement. Car Ron Bruttain avait vu un signe du destin dans la présence incongrue de ce frêle avion au 83ème étage. Comment avait-il pu atteindre une telle altitude ? Etait-ce une rafale de vent qui l'avait arraché de l'attraction terrestre ? Etait-ce un enfant qui l'avait jeté d'un étage supérieur (Ron pensait pourtant que les fenêtres, dans ces immeubles gigantesques, étaient toutes verrouillées) ? Peu importe ! Ron voyait dans cet avion de papier le symbole de l'innocence, de la légèreté, de l'insouciance. Il y lisait un message céleste qui lui disait qu'il était temps de décoller lui aussi des pesanteurs d'une vie de forcené.

Ron Bruttain laissa tout en plan. Sans prévenir qui que ce soit, il quitta son bureau, prit l'ascenseur et marcha tranquillement au hasard des rues, emplissant pleinement d'air ses poumons, enfin libre. Dans les jours qui suivraient, il allait tout liquider pour retourner vivre paisiblement au Montana. Mais pour l'heure, il prenait simplement un plaisir fou à sentir sur sa peau la douce chaleur du soleil de ce 11 septembre 2000.

Ce n'est qu'un an plus tard qu'un Boeing se fracassa dans la fenêtre de ce qui avait été son bureau, comme il l'apprit au fin fond du Montana où il avait retrouvé le goût du bonheur.

Comme quoi, il faut savoir écouter ses envies profondes de temps en temps.